L'infirmière Libérale Magazine n° 300 du 01/02/2014

 

Alain Vilbrod, docteur en sociologie et professeur à l’Université de Bretagne occidentale à Brest (29)

La vie des autres

LAURE MARTIN  

Ancien travailleur social, Alain Vilbrod a basculé du côté de la recherche jusqu’à devenir docteur en sociologie. Pendant plusieurs années, il a étudié la profession d’infirmière libérale. Il nous livre, à l’occasion de ce numéro anniversaire, sa réflexion sur la profession.

Après avoir été pendant huit ans travailleur social, notamment éducateur spécialisé et directeur de maisons des jeunes, Alain Vilbrod devient formateur de travailleurs sociaux pendant douze ans. « C’est par ce biais que je me suis tourné vers la sociologie, afin d’avoir un éclairage sur le fonctionnement et le dysfonctionnement de la société », explique-t-il. Au début des années 1980, il prépare une thèse dans laquelle il s’intéresse aux éducateurs spécialisés, et obtient un poste de maître de conférences au début des années 1990, poste qu’il occupera pendant quinze ans avant de devenir, en 2008, professeur des universités et directeur de laboratoire, à l’Université de Brest. Alain Vilbrod étudie depuis plus de vingt-cinq ans la sociologie et l’histoire. « Les deux disciplines sont très liées, considère-t-il. La sociologie est l’histoire du présent, et l’histoire, la sociologie du passé. »

L’essor des Idels après-guerre

Après les éducateurs spécialisés, il s’intéresse aux assistantes sociales et découvre, par ce biais, la profession d’infirmière. « Les premières assistantes sociales étaient en réalité des infirmières spécialisées, d’anciennes infirmières visiteuses d’hygiène sociale de la tuberculose, qui se rendaient au domicile des patients, et ce, avant la Première Guerre mondiale, précise-t-il. Il s’agit de la première forme de travail libéral des infirmières. » Le sociologue mène alors un travail historique, pour le ministère des Affaires sociales, sur les versants de l’action sociale de 1860 à 1950, et publie des études sur les métiers de l’intervention sociale et médico-sociale.

C’est seulement après la Seconde Guerre mondiale, avec la naissance de la Sécurité sociale en 1945, que le métier d’infirmière libérale se développe réellement. Déjà, à l’époque, celles qui choisissent cette voie, après avoir travaillé au sein de l’institution hospitalière, sont celles qui veulent fuir l’autorité médicale, la tutelle des médecins, et qui ont « la volonté de s’orienter dans une forme de travail qu’elles jugent plus efficace, le domicile », indique Alain Vilbrod. Le manque d’études en sciences sociales sur la profession d’infirmière libérale conduit le sociologue à s’y intéresser. Le ministère de la Santé et l’Assurance maladie en ont des connaissances parcellaires, réduites à l’étude des actes de la nomenclature. « Je savais que ce métier pouvait être analysé au-delà de ces actes », souligne Alain Vilbrod, qui décide de mener une étude empirique afin de savoir ce que font concrètement les Idels sur le terrain. « Je voyais bien qu’il s’agissait d’un milieu dynamique avec des tensions, des conflits et des revendications. Et je soupçonnais que l’activité réellement mise en œuvre était très polymorphe. » Il entreprend ce travail de recherche en 2004, au départ sans commande du ministère. S’y joint Florence Douguet, une consœur. Il fait régulièrement des tournées dans toute la France auprès d’infirmières et mène des entretiens approfondis avec des dizaines d’hommes et de femmes exerçant ce métier. Il élabore un questionnaire en parallèle en vue de mieux saisir le choix des infirmières pour le libéral et la singularité de leur activité. Le ministère de la Santé montre alors un intérêt pour ce travail et donne à Alain Vilbrod les moyens de le prolonger d’un an. Cette étude donnera lieu à la publication d’un rapport puis d’un livre*.

Les travaux d’Alain Vilbrod lui permettent de dresser un portrait des infirmières en libéral : « Des femmes plutôt combatives, qui ne souhaitent pas se laisser donner des leçons par le corps médical. C’est l’objet de leur revendication depuis le début de leur exercice. C’est inscrit dans l’histoire. »

Nouveaux soins et faux espoirs

D’ailleurs, les infirmiers libéraux sont surreprésentés dans la pratique libérale, car, en général, « les hommes n’aiment pas être dirigés par des femmes, or, à l’hôpital, le corps médical se féminise », constate le sociologue pour justifier en partie le choix du libéral par les hommes qui recherchent aussi des revenus supérieurs. Autre constat : pour les deux sexes, les libéraux sont souvent originaires de familles dont les parents exercent aussi une profession indépendante.

Le sociologue relève par ailleurs qu’en France, par rapport aux autres pays et à niveau de formation équivalente, les compétences des infirmières sont souvent très dévalorisées. « Certes, de nouveaux soins sont apparus, mais certains ont suscité de faux espoirs, comme le traitement des cancers à domicile. »

Néanmoins, l’exercice a évolué au rythme des techniques et du soin ambulatoire, et, « depuis quinze ans, on doit aux Idels une fière chandelle dans l’évolution du traitement de la douleur. Elles ont toujours une avance du fait de leur proximité avec le patient et jouent un rôle majeur dans leur confort de vie ». Après cette longue étude, Alain Vilbrod a considéré, avec sa consœur, avoir fait « le tour de la question » et se concentre sur une autre thématique (lire ci-dessous). Néanmoins, il précise que des élargissements de compétences sont à attendre du côté des infirmières en raison de la pénurie de médecins libéraux dans certains territoires.

* Florence Douguet et Alain Vilbrod, Le métier d’infirmière libérale, série Études, n °58, 2006, téléchargeable sur le site de la Drees ; Le métier d’infirmière libérale, portrait sociologique d’une profession en pleine mutation, éditions Seli Arslan, 287 pages, 2007.

Il dit de vous !

« Pendant mes recherches, j’ai toujours été bien accueilli par les Idels, car elles avaient le sentiment qu’on ne parlait pas suffisamment d’elles. Je trouve qu’elles ont toujours une forte capacité d’initiative, qu’elles sont réactives et soucieuses du confort des patients. Elles savent très bien gérer leur temps et ont de fortes capacités d’adaptation aux patients, aux familles et aux médecins. Elles ont appris la mètis [qui signifie en grec “conseil, ruse”], mêlant réactivité et esprit d’initiative toujours aux aguets. Elles ont développé une intelligence dans la faculté d’adaptation aux compétences relationnelles, et elles ont bien saisi que ce qui fait l’efficacité du soin au-delà du produit et de l’acte, c’est le relationnel. Rien ne peut les remplacer, ce sont des femmes de valeurs, avec un profond respect pour l’éthique. »

NOUVEL AXE DE RECHERCHE

De plus en plus de sages-femmes libérales

Depuis un an et demi, Alain Vilbrod étudie le métier de sage-femme libérale. « De plus en plus de sages-femmes s’installent en libéral, remarque-t-il. C’est notamment lié au fait que les femmes enceintes sont encouragées à quitter plus rapidement l’hôpital après l’accouchement, avec la garantie d’être accompagnées à domicile par une sage-femme. » En parallèle, de nombreuses petites maternités ferment. « L’exercice libéral devrait rassembler un tiers des sages-femmes à l’horizon 2020, rapporte Alain Vilbrod. La baisse du nombre de gynécologues n’y est pas pour rien. » Les sages-femmes gagnent donc petit à petit de nouvelles compétences, mais ce sujet est encore peu étudié. Une brèche dans laquelle s’est immiscé le sociologue. D’ailleurs, il a lancé une étude de terrain en Bretagne et en Alsace, et une étude quantitative auprès d’une centaine de sages-femmes libérales.