L'infirmière Libérale Magazine n° 300 du 01/02/2014

 

Le débat

OLIVIER BLANCHARD  

La carrière en libéral de Nathalie Wriggleworth a commencé la même année que notre magazine ; Julien Leloup, lui, peine à s’y lancer. Mais lorsque ces deux Bordelais se rencontrent, les différences ne sont pas toujours où l’on imagine.

Quel a été votre parcours avant d’emprunter la voie de l’exercice infirmier Et depuis ?

Julien : Après un baccalauréat économique et social, je me suis engagé trois ans dans l’armée, en tant que brancardier secouriste. C’est là que j’ai découvert le métier d’infirmier. Ensuite, je suis devenu éducateur sportif pendant deux ans. J’ai fait le tour de la Nouvelle-Zélande à vélo, avant de passer un mois dans un temple bouddhiste.

Le retour en France a été violent car j’étais déconnecté. J’ai pris des petits intérims et puis, un jour, sur un coup de tête, j’ai passé un concours infirmier, un seul, et je l’ai réussi. Je suis donc diplômé depuis 2010. J’ai travaillé deux ans dans un centre de polytraumatisés et quelques mois dans un centre de cancérologie. J’ai décidé de me diriger vers le libéral mais, ne trouvant pas d’occasion intéressante, j’ai pris un poste de coordinateur chez un prestataire de services pour les soins à domicile.

Nathalie : Après le bac, j’ai passé un an à la fac, mais je n’étais pas motivée. Ma mère m’a conseillé le concours de l’école d’infirmière (on ne disait pas encore “Ifsi”) (1).

J’ai fait ma formation à Châtillon : nous étions onze dans la promotion et nous naviguions en bus entre notre école et le seul hôpital de la ville. C’était un peu folklorique ! J’ai obtenu mon diplôme en 1988. J’ai travaillé par la suite quelque temps dans une clinique, et, en 1989, j’ai pris un poste dans un service de soins à domicile. Je me suis installée en libéral en 1991 avec une collègue et nous avons travaillé ensemble pendant quatorze ans. Mais elle est partie et j’ai dû passer quatre ans quasiment toute seule, avec le défilé ininterrompu des remplaçantes… Là, ma vie personnelle en a pris un sacré coup. Il y a cinq ans, j’ai finalement plaqué cabinet, maison et mari pour m’installer à Bordeaux. Je suis actuellement collaboratrice dans un cabinet, ce qui me va très bien : j’ai davantage de temps pour moi et pour me former.

Quelle est la raison qui a motivé votre choix d’exercer cette profession ?

Julien : C’est une continuité avec ce que j’avais découvert à l’armée : j’ai en moi une fibre sociale, relationnelle, une fibre d’aidant. Et je voulais avoir le diplôme pour voyager… Même si je n’ai toujours pas quitté Bordeaux depuis que je suis diplômé !

Nathalie : C’est aussi ce rapport aux autres, cette « fibre d’aidant », qui m’a déterminée.

Quels souvenirs gardez-vous de votre formation ?

Julien : Pour moi, cela a été difficile de redevenir étudiant et de me faire “commander” par des gens qui ont moins vécu que moi ; en effet, certaines réflexions de formateurs passent mal quand on a un peu d’expérience. La deuxième année s’est bien passée car j’avais envie d’apprendre des gestes, de pratiquer.

En troisième année, j’ai commencé à comprendre ce qu’on attendait de moi. En conclusion, la formation est harassante, mais j’ai beaucoup apprécié les cours de sociologie et de psychologie, des matières qui te forcent à voir les choses autrement.

Nathalie : C’est sûr que la psycho, vous en avez fait plus que moi – quand j’ai passé le diplôme, les formations “psy” et “soins” étaient encore séparées. Mais, pour moi aussi, l’école a été horrible : j’avais l’impression que la seule priorité était de nous faire rentrer dans un moule…

Julien : Rassure-toi, cela n’a pas vraiment changé…

Nathalie : Et puis, de découvrir les malades, la saleté, la souffrance… J’étais encore une gamine et je me suis retrouvée toute seule dans des services d’hommes où toutes les pathologies étaient encore mélangées : un vrai choc ! D’autant que les techniques ont quand même bien évolué, notamment dans la prise en charge de la douleur.

Tout le monde avait peur, alors, de droguer les patients avec de la morphine. On ne leur donnait donc que de la potion de saint Christophe (2) et on entendait les gens pousser des râles pendant des heures…

Julien : La potion de saint Christophe C’est quoi, de l’eau de Lourdes ?

Nathalie : Pratiquement ! C’était une décoction qu’on donnait à la petite cuillère… J’ai l’impression de parler du Moyen Âge ! Mais je me reconnais aussi dans ce que tu dis : les soins techniques, j’ai toujours trouvé ça ludique. Prendre son chariot et “faire” des soins, c’est toujours un peu grisant quand on est étudiant. Alors, comme toi, je me suis accrochée à ça pour aller au bout des trois ans. Mais, même en soins à domicile, il faut aussi s’imaginer ce que c’était, la crasse, le manque de matériel… Ce n’est pas si vieux mais, quand j’y repense, je me dis que c’était quasiment le tiers-monde !

Pourquoi avoir opté pour le libéral ?

Julien : On doit passer par l’hôpital pour se former, et c’est très bien, mais j’ai envie de faire du libéral pour être plus autonome dans mes soins, plus libre ; j’ai aussi envie d’avoir une relation, une reconnaissance plus importante auprès des patients.

Nathalie : Pour moi, ça se recoupe : je voulais plus de liberté, plus d’autonomie. Je souhaitais aussi d’autres rapports avec les médecins. En libéral, nous sommes davantage dans la coopération, dans le soutien et l’entraide avec les médecins, ce qui change tout !

Parlez-nous de vos débuts en libéral…

Nathalie : Lorsque je travaillais dans mon service de soins à domicile, l’une de mes collègues s’est installée en libéral : ça a allumé une petite lumière dans ma tête. Six mois après, je me suis sentie prête. J’ai appelé deux cabinets, qui m’ont proposé une place tous les deux – j’ai préféré le second. Nous avons essayé de travailler ensemble pendant six mois, et, tout de suite après, nous nous sommes associés.

Julien : Moi, c’est plus compliqué, parce que le marché du travail infirmier est vraiment tendu en ce moment, et le libéral semble être devenu très à la mode… Du coup, j’ai l’impression que beaucoup se lancent et montent des cabinets plus ou moins sérieux. Il y a donc du monde sur le marché mais ceux qui sont vraiment en place, évidemment, ne lâchent pas leurs remplaçants comme ça. J’ai déjà fait plusieurs essais dans différents cabinets, mais j’ai bien senti que ça ne collait pas. Pour l’instant, j’observe, parce que je ne veux pas faire n’importe quoi.

À vos yeux, qu’est-ce qui a le plus évolué ces trente dernières années dans la profession ?

Julien : Les conditions techniques, de façon exponentielle. Mais je crois aussi qu’on a atteint une limite dans la mise à distance du patient. En réanimation, les médecins peuvent surveiller tous les scopes sur leur ordinateur et prescrire sans voir le patient !

Les soins infirmiers aussi, tout est sur écran tactile… On ne touche presque plus les patients, et jamais sans gants ! Il s’agit pourtant d’un contact humain essentiel, tout ne peut pas être aseptique dans une relation de soin. Je crois qu’on fait aujourd’hui un métier bien plus intellectuel, mais bien moins humain, qu’il y a trente ans.

Nathalie : Je me fais souvent la même réflexion : c’est un métier bien plus intellectuel, mais bien moins humain. Je le remarque aussi avec mes jeunes collègues. Comme toi, elles ont la tête farcie de socio et de psycho, et c’est très bien : je les regarde quand elles parlent et je me dis « eh bien, qu’est-ce qu’on est devenues intelligentes ! ». D’un autre côté, que ça plaise ou non, nous restons un métier manuel, très concret, où ta seule ressource, ce sont tes bras et ton cœur que tu donnes au malade.

Je crois donc que c’est dangereux de faire croire à ce point qu’on est un métier intellectuel, parce que c’est faux, tout simplement.

Comment voyez-vous le libéral évoluer ?

Julien : Il faut que les transmissions se fassent mieux pour arrêter de saucissonner le patient entre les intervenants. J’ai peur aussi que le manque d’argent ne fasse monter la pression sur les soignants au-delà du supportable, et que l’on cherche à nous faire perdre notre statut pour le salariat. Le maintien à domicile est un marché exponentiel et tout le monde en veut un bout : il va falloir vite nous positionner.

Nathalie : Personnellement, je n’ai pas de grands doutes sur l’avenir, le libéral est profondément dans l’esprit français. Cela fait vingt ans que j’entends ce discours alarmiste selon lequel notre métier serait mort cinq ans plus tard ! Si ma fille voulait se lancer demain en libéral, je l’encouragerais sans aucun problème : on a des atouts importants à mettre en valeur. Il faut se battre et rester optimistes !

(1) L’appellation Ifsi a été instaurée en 1992.

(2) La potion de saint Christophe (ou saint Christopher) est un mélange de chlorhydrate de morphine, de chlorhydrate de cocaïne et d’eau chloroformée.