INFIRMIÈRES DU MONDE
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RECHERCHE → Au Japon comme en France, des infirmières interviennent à domicile. Mais leur statut diffère, révélant deux modèles de soins : l’un “domestique”, l’autre “industriel”, selon une étude récente. Ses trois auteurs en dévoilent les principaux résultats pour notre magazine.
Au Japon, le statut d’infirmière libérale n’existe pas. Mais, au cours de leur parcours, une part importante des infirmières intervient au domicile de patients. En 2012-2013, une étude a été consacrée aux différences avec la France (cf. notre numéro 294 de juillet 2013). À l’aide d’un questionnaire de 27 items, l’économiste Philippe Mossé (CNRS, Aix-Marseille), le sociologue Tetsu Harayama (Université Toyo, Tokyo) et la cadre supérieure de santé retraitée Maryse Boulongne-Garcin
À la question « avez-vous un autre diplôme ? », seules 6 % des infirmières japonaises interrogées ont répondu positivement, contre 23,5 % des Idels. Ce résultat est compatible avec la distinction entre le modèle domestique du soin au Japon et celui, industriel, observable en France. Dans le premier cas en effet, la tradition et la confiance tiennent lieu de garant pour les professionnels de santé comme pour les patients. En outre, les formations continues diplômantes sont suivies en dehors des heures de travail et ne sont généralement pas prises en charge par les institutions hospitalières, confirmant ainsi leur caractère périphérique. Ce qui diffère du modèle industriel à l’œuvre en France, dans lequel les services sont plus standardisés. L’appui de la science et de la technique y est requis, attendus des patients comme des partenaires.
À près de 85 %, les infirmières visiteuses japonaises ont bénéficié de la formation continue, proposée en général par l’Association nationale des infirmières japonaises. Cette statistique est plus élevée que celle des infirmières hospitalières, ce qui s’explique avant tout par la nécessité de développer les soins à domicile liée à la croissance accélérée du nombre de personnes âgées, et par la situation nouvelle créée par le séisme du 11 mars 2011.
En effet, pour faire face à la disparition exceptionnelle de nombreuses structures de soins (cabinets, hôpitaux, etc.) détruites ou endommagées par le tsunami, les autorités japonaises et l’Association professionnelle ont conjugué leurs efforts pour envoyer sur place, dans la région de Fukushima, des milliers d’infirmières formées à la hâte dans le but de prodiguer des soins.
Dans les deux pays, dans la grande majorité des cas, la qualité de la relation au patient constitue la première motivation des infirmières interrogées. À la différence des Françaises, les Japonaises évoquent aussi une motivation liée à l’existence de bonnes relations avec les familles. Ce rapport étroit avec le monde domestique est inscrit dans l’histoire puisque, dans les hôpitaux japonais des années 1980, la famille prenait encore en charge une partie des soins qui, en France, sont du ressort des aides-soignantes. Aujourd’hui, l’importance donnée à la famille est liée au fait que, au Japon, le pourcentage de personnes âgées de plus de 65 ans vivant seules est relativement faible (24,2 %). Au moment des soins, la famille est donc très présente. Si des difficultés relationnelles avec la famille sont parfois notées, c’est parce que les soutiens familiaux concernent des domaines dans lesquels l’infirmière estime et revendique posséder une compétence. Bref, l’identité professionnelle des infirmières visiteuses est basée sur une relation de proximité avec le patient et sa famille, ce qui correspond au modèle domestique. En France, les personnes âgées de plus de 65 ans sont presque 40 % à vivre seules. La famille est plus rarement présente à domicile. Et elle est d’autant moins perçue comme un partenaire des soins que la professionnalité infirmière reste basée sur des compétences techniques, plus caractéristiques d’un modèle dit “industriel”.
Dépendantes d’un établissement le plus souvent public et relevant d’une organisation bureaucratique, les infirmières visiteuses connaissent davantage la coopération que la compétition. À l’inverse, un tiers des infirmières françaises déclarent avoir des relations concurrentielles avec d’autres infirmières. Paradoxe : ce sentiment de concurrence est davantage présent en Picardie qu’en Paca, où la densité des professionnels de santé est beaucoup plus élevée. Cette différence pourrait être liée à un effet de seuil de tolérance à la concurrence : celui-ci serait plus élevé dans le Sud en raison d’un nombre de professionnels de santé historiquement très important.
Les infirmières japonaises et françaises se révèlent plutôt optimistes, ne considérant pas être mises en péril par les évolutions. En majorité, les Japonaises, qui, après une interruption, ont repris leur activité professionnelle, ne pensent d’ailleurs qu’à continuer leur emploi dans le futur. Mais on observe des différences selon les zones ou les modalités d’exercice. En France, le taux d’optimisme descend à 52 %. Et ce, en dépit d’une reconnaissance sociale des libérales au moins aussi importante qu’à l’hôpital, et des revenus qui peuvent s’avérer plus élevés.
La politique de santé publique consistant à envoyer de nombreuses infirmières à Fukushima s’est accompagnée de la possibilité inédite de créer sur place des sortes de “cabinets” proches des structures libérales françaises. Les Japonaises n’ont toujours pas droit à l’exercice libéral, malgré le projet d’un précédent gouvernement, mais les conditions sont désormais créées pour que, peu à peu, elles acquièrent une autonomie semblable à celle des Idels françaises. Paradoxe : seules 23 % des infirmières visiteuses exerçant à Fukushima sont inquiètes pour leur avenir professionnel. En dépit de conditions de travail et d’exercice extrêmes, liées entre autres à l’accident nucléaire dans cette région, ce sont elles les plus optimistes. D’après l’enquête, cet optimisme repose notamment sur la confiance mise en l’efficacité de l’action des associations professionnelles infirmières. Hypothèse : le rôle infirmier pourrait se développer en raison de cette crise. À Fukushima, les infirmières développent en effet leurs compétences dans le maniement de matériel de détection de la radioactivité, ou dans la prise en charge émotionnelle des personnes.
À lire également : Philippe Mossé, Tetsu Harayama, Maryse Boulongne-Garcin, Toshiko Ibe, Hiromi Oku, Vaughan Rogers, Hospitals and the Nursing Profession : lessons from Franco-japonese Comparisons. Paths to Modernization, John-Libbey eurotext, 175 p., 2010.