L’humour éloigne les angoisses, met les maux à distance, tour à tour libérateur, salvateur, élégant, “provoc”… ou embarrassant. Œuvre du soignant ou du soigné, le rire peut être partagé… comme il peut diviser.
Elle a des gestes prévenants, le sourire lumineux et des convictions : « On peut considérer que je ne suis pas payée pour faire le clown, mais j’exerce comme je suis. » Fahima Amrane, installée à Paris dans le XXe arrondissement, a découvert il y a deux ans l’exercice libéral. Après des soins de haute technicité et le sentiment de ne pas toujours recevoir les patients à l’hôpital comme il le faudrait, elle découvre la richesse des soins à domicile : « Nous nous rendons chez des patients qui ont un vécu lourd, parfois avec des antécédents sociaux difficiles. Nous ne sommes parfois que leur seule visite quotidienne. Quand je vois le désespoir d’un patient, je suis tellement impuissante devant sa maladie, sa détresse, que je suis obligée de détendre l’atmosphère, de relativiser. Nous venons aussi pour apporter un rayon de soleil, quand tout est gris dehors. » Une plaisanterie anodine ou un sourire facilitent le premier contact et favorisent une relation de confiance.
La majorité des infirmières libérales font de l’humour, sans y penser, comme en faisant appel à une seconde nature, qui permet d’améliorer la relation de soin. Pour Bruno Autin, installé à Paris, dans le Xe arrondissement, « l’humour est une manière d’enlever la blouse que nous nous ne portons pas, mais que nous gardons virtuellement. Le soin peut être douloureux, la maladie lourde à supporter. Si je peux faire le soin à ma manière, en allégeant son poids au maximum, en “déviant” la douleur, en faisant oublier le contexte, c’est mieux. Et pour moi aussi, c’est plus simple. Je ne considère jamais mes patients comme des copains, mais je pousse l’humour jusque vers cette limite. »
Essentiels pour s’aérer le cœur et le cerveau, l’humour et le rire surgissent au détour des soins. Ils peuvent s’inviter sans crier gare. Rose-Marie Fernandez, qui exerce en banlieue parisienne, à Sevran, apprécie les rires partagés qui émaillent son quotidien professionnel : « Nous faisons des choses incroyables dans notre métier, confie-t-elle avec un sourire. Un jour, une patiente isolée et peu mobile n’avait plus de lumière dans son couloir. Craignant qu’elle ne chute, j’ai décider de changer l’ampoule. Je me suis retrouvée debout sur une chaise, en équilibre sur une table, avec ma patiente dont les tremblements se transmettaient à la chaise qu’elle tenait pour que je ne tombe pas, et qui me disait “ne t’inquiète pas, ma fille, je te tiens”. Nous avons alors été prises d’une belle crise de fou rire. » Même s’il est directement lié à une situation partagée, le rire est rendu possible par une mise à distance. Si l’infirmière et la patiente n’avaient pas vu, de loin, le tableau qu’elles formaient, elles auraient poursuivi impassiblement cette séance impromptue de bricolage.
Ce principe de mise à distance est souvent employé par les professionnelles pour faire oublier leurs maux à leurs patients, avec leur complicité. Fahima Amrane évoque des séances de soin auprès d’un patient dont les forces s’amenuisaient. Pour préserver le plus longtemps possible son autonomie, il était important que cet homme marche sans déambulateur, en s’appuyant sur l’infirmière : « C’était dur pour lui comme pour moi, mais nous le faisions en chantant et en rigolant. » L’humour et le rire sont des moments suspendus dans le soin, d’échange pur et d’oubli commun de la maladie, des souffrances ou des angoisses qui lui sont liées. Ce que résume le philosophe Daniel Sibony (lire En savoir plus p. 31) : « L’humour, c’est l’art d’inventer en nous une instance symbolique qui nous console en nous faisant rire de nous-même en silence […]. On feint de valoriser sa misère pour éviter d’être plaint. »
Peut-on rire de tout avec tout le monde ? Avec les jeunes patients, « c’est toujours différent et c’est un régal, assure Rose-Marie Fernandez. Nous prenons le temps, je leur explique ce que je vais faire. Et, au besoin, nous allons faire ensemble des dessins sur le pansement. » Par leur capacité à s’amuser de la vie, à mêler réalité et monde imaginaire, les enfants emploient naturellement une distanciation, qui est le propre de l’humour. Fahima Amrane se souvient de ce jeune patient qu’elle voyait tous les deux jours pour un pansement à mèche : « J’ai commencé à plaisanter avec lui au sujet de ce pansement, qui allait lui attirer l’admiration des filles de sa classe. Avec un bandage comme ça, il allait passer pour un héros, un boxeur. Nous avons entretenu cette plaisanterie jusqu’à la fin des soins. »
Avec certains adultes, l’intuition et la prudence sont de mise. Pour Marie-Geneviève Lambert, qui a consigné ses morceaux choisis de soins en Ardèche dans un ouvrage (lire l’encadré p. 31), « il me semble que c’est toujours à l’infirmière de s’adapter. C’est encore plus valable pour l’humour : une incompréhension quand on a ce type d’intimité par le soin – même s’il s’agit de piqûre, de pansement, et non de toilette – est trop risquée ». Il s’agit en effet de jauger, d’apprendre à connaître la personne et, ensuite, de décider de tenter ou non le grand saut de l’humour.
Pour Pauline Jégouic, qui a consacré son mémoire de fin d’études infirmières à l’usage de l’humour en soins palliatifs (lire aussi ci-contre), « l’humour s’instaure dans la relation, peu à peu. Il reste un moment intime entre un soignant et un patient. Cela demande un minimum de confiance, pour que l’humour intervienne dans le soin. On sent que, quand c’est surfait, plaqué, ça ne colle pas. Pour que cela coule tout seul, cela demande beaucoup de sincérité ». Une relation aboutie, fondée sur la confiance et le respect, permet de dépasser des limites qui pourraient paraître infranchissables, ce qui correspond d’ailleurs à l’un des fondements de l’humour : surprendre, bousculer les conventions. Marie-Geneviève Lambert relate cet épisode : « Ma collègue Claire lavait Fernand sous la douche. Quand ils sont sortis de la salle de bain, Firmin, le voisin qui était de visite, a fait mine de s’inquiéter : “Ça prend bien du temps, cette douche !” Et Claire de répondre : “Ah, mais c’est qu’il y avait de la surface !” » Une réplique du tac au tac qui coule de source dans une région montagneuse, où les âmes sont rudes et « où l’humour est une carte de visite ». À condition, bien sûr, de savoir jusqu’où on peut aller dans le dépassement des limites…
Avec certains patients, les limites sont très claires : ils refusent tout recours à l’humour. « Nous pouvons le sentir tout de suite, dès la première fois qu’on entre chez eux », remarque Rose-Marie Fernandez. L’humour, comme toute autre tentative de rapprochement, peut représenter une prise de risque inacceptable. Selon Fahima Amrane, « , le soin est un acte invasif. Je viens chez le patient pour le piquer, lui refaire son pansement qui est douloureux, le mettre nu pour le doucher. Quelque part, cela peut être violent. Il y a des gens qui mettent une barrière, parce que, pour eux, cela sera probablement plus facile à accepter si la personne qui réalise les soins reste étrangère. Il sera plus aisé de souffrir devant elle, d’exprimer cette souffrance ou de se déshabiller ». Il y a également des contextes pour lesquels l’humour semble totalement exclu : lors de phases aiguës de la maladie ou avec l’évolution du diagnostic. Bruno Autin se rappelle « une patiente atteinte d’un cancer qui pratiquait la dérision, pour dédramatiser. J’avais le même répondant. La piqûre du soir devenait un moment plaisant. Mais, quand elle a reçu de mauvais résultats lui annonçant la progression de son cancer, j’ai senti qu’il fallait arrêter de blaguer. Elle-même n’était plus prête à plaisanter ».
Si l’humour n’est pas toujours bénéfique pour les patients, il peut également mettre en difficulté les infirmières. Pauline Jégouic a vécu une expérience marquante lors d’un stage auprès d’une infirmière libérale, en Bretagne. Elle rendait visite à un patient d’une cinquantaine d’années dont le cancer était en pleine progression. « Il avait conscience de la gravité de sa pathologie. Il employait un humour auquel je n’avais jamais été confrontée. D’habitude, je parvenais à plaisanter assez subtilement avec les patients, mais là, c’était autre chose. » En taquinant la jeune infirmière et en lui demandant si elle a pris goût aux piqûres, le patient évoque la difficulté du métier qu’elle a choisi et les malheurs qu’elle va rencontrer. Remarquant sa gêne, l’homme ajoute, avec un clin d’œil : « Moi, j’ai appris à ne plus en avoir peur, des piqûres ! Et puis, à chaque fois, je me sens plus léger avec un peu moins de sang et plus apte à combattre la vie ! » Cet humour noir, chargé de provocation, détournant la formule du “combat contre la maladie” pour lui donner un sens morbide, a pour effet d’accroître la gêne de l’infirmière : « Je ne savais plus comment me comporter. Je me demandais si je devais aller moi aussi dans la provocation ou esquiver. L’emploi de cet humour me laissait sans voix. » Nous sommes dans l’ambiguïté de l’humour : dignité revendiquée, fierté de ne pas ployer devant l’angoisse de la mort, d’une part, et, d’autre part, propos rompant toute possibilité de dialogue. La jeune soignante se retrouve face à son impuissance de manière trop brutale pour pouvoir répondre au patient.
À l’inverse, un humour qui fonctionne permet d’exprimer ce qui ne se dit pas. Une formule revient souvent dans la bouche des libérales, celle de “l’humour vache” de certains patients, jeu de mot rappelant l’amour vache et la relation proche entretenue avec certains patients. « Quand j’arrive en retard, relate Marie-Rose Fernandez, certains patients me le font bien sentir, avec une petite formule percutante, dite sur le ton de l’humour, mais qui est en fait un reproche à peine déguisé. » Nous sommes ici sur le fil, entre un humour qui fait passer un message, sans véritablement mettre mal à l’aise.
Pour Marie-Geneviève Lambert, l’humour est « aussi une façon de faire comprendre que l’on sait, par exemple en ce qui concerne les conflits familiaux, les travers de tel ou tel aidant ou la gravité de la maladie, sans avoir à s’étaler ». L’humour est également un moyen d’exprimer élégamment ce qui serait embarrassant de formuler de manière crue. L’infirmière ardéchoise cite dans son ouvrage l’exemple d’une vieille dame à laquelle son médecin traitant devait faire un rapide examen gynécologique et lui poser quelques questions, probablement avec un peu de gêne, sur sa sexualité. La charmante dame lui répond alors : « La nursery est fermée, mais la salle de jeu marche toujours. » Une manière élégante de ne pas incommoder le praticien, d’évoquer avec pudeur l’âge qui avance et le désir toujours présent.
Rose-Marie Fernandez rappelle l’humour tout en dignité et en finesse d’une patiente âgée.Venant de perdre son mari, elle se voit directement menacée par la mort. Elle évoque régulièrement la perspective de « partir les bottines devant », détournement de l’expression consacrée “partir les pieds devant” et clin d’œil à son souci de garder une mise raffinée… même sur son lit de morte. Cette manière de se moquer d’elle-même est une véritable mise à distance de sa dernière heure. Le philosophe Yves Cusset n’affirme-t-il pas que l’humour est ce qui « nous permet, quelles que soient par ailleurs les conditions, de continuer à vivre dans l’horizon de la mort » ?
Une fois passé l’âge adulte, la capacité d’autodérision des patients semble augmenter avec les années. Pendant que mesdames aiment s’amuser de leur refus de se voir vieillir, messieurs raillent la virilité du grand âge. Fahima Amrane évoque ce patient : pour dissiper sa gêne de ne pas pouvoir faire sa toilette tout seul et d’être déshabillé par une professionnelle de santé, il lui demande : « Si j’étais plus jeune, j’aurais une chance avec vous ? » Une manière de retourner vers sa jeunesse, le temps d’une plaisanterie, tout en se moquant de cette envie de redevenir jeune. Rester bien vivant jusqu’au bout, en quelque sorte.
« Alors, comment elle est, aujourd’hui ? »
Patrick Pelloux, médecin urgentiste, auteur d’On ne vit qu’une fois (Le Cherche-Midi, 2014)
« Mais qu’est-ce que je fous là à ramper sur le bitume sous un camion ? Moi qui ai peur des serpents, des avions des hauteurs, de la vitesse et des planches de surf, je suis sous un quinze tonnes. Le métier [de médecin urgentiste]est une curiosité psychologique qui s’appelle l’empathie et l’altruisme, me direz-vous, mais je n’ai pas le temps de vous écouter… Je rampe. Après avoir été percuté par la voiture, le cycliste est allé rouler et se coincer sous le camion, sur ce boulevard en plein Paris. Les jeunes pompiers sont déjà dessous, avec leurs belles tenues de protection, et moi, avec la petite tenue blanche du Samu qui ne protège rien, je me fais mal partout. […] Arrivé au jeune homme coincé et souffrant, je lui demande machinalement “comment ça va ?” et il me répond d’emblée : “Vous n’avez pas une question plus conne ?” Il ne m’en fallait pas plus pour lui dire : “Alors, comment elle est aujourd’hui ?” Lui : “Quoi ?” Moi : “Ben, l’eau !” On a éclaté de rire tous les deux sous ce camion et sur le bitume. (…) Si je ne me marre pas, je ne tiens pas. Et le rire est le mieux qu’on puisse obtenir en situation d’urgence, sans humiliation ni vexation, simplement pour détendre le malade.
Le bien-être provoqué par le rire est aussi bien mental que physique.
Au moment du rire, le corps est particulièrement choyé. Avec la contraction des abdominaux, le ventre est massé, ce que semble particulièrement apprécier la vésicule biliaire. Le cœur bat plus vite et plus fort. Dans le cerveau, des endorphines sont relâchées par l’hypothalamus. L’adrénaline et la noradrénaline, favorisant l’angoisse, la fatigue et les troubles du sommeils, sont expulsées de l’organisme. Le rire tonifie les organes et active les défenses immunitaires.
Ses multiples bienfaits sont en train de diminuer dans notre société. Alors que l’on riait 18?minutes par jour en 1939, le temps quotidien accordé à cette activité saine et réparatrice a été divisé par trois. Nous ne rions plus que six minutes par jour. Ces chiffres inquiétants expliquent l’épanouissement dans les pays anglo-saxons de clubs du rire. Sous la direction d’un meneur de rire, des gens se regroupent pour rire ensemble. Après quelques exercices permettant de créer une bonne communication entre les participants et de relâcher leurs tensions, la séance peut commencer. Le “rirologue” commence à s’esclaffer, relayé par quelques assistants, son rire se transmet ensuite à l’ensemble du groupe. Aux États-Unis, une ancienne infirmière devenue thérapeute par le rire, tient des conférences pour des entreprises, mais aussi des associations de soignants. Dotée d’un solide sens de l’humour, Karyn Buxman convainc son public de s’ouvrir plus aux drôleries de l’existence.
Avez-vous eu l’impression d’aborder un sujet tabou ? Lors de mes recherches, j’ai éprouvé beaucoup de difficultés à trouver des soignants acceptant de me parler de ce sujet. Ils utilisaient pourtant l’humour noir au cours de leur exercice, avec leurs collègues, pour évacuer.
Mais c’était comme si le lien entre soin et humour était inadapté. Comme si les soignants confondaient sérieux et professionnalisme.
Vous vous posez la question de l’influence de l’âge des soignants, dans l’emploi de l’humour. Les jeunes me paraissent plus ouverts à l’humour que les autres. Pour les soignants plus âgés, il y a davantage de réticences, ils campent plus sur leurs positions. On nous a dit à l’école que plus on était à l’aise dans le soin, plus on communiquait. Mais l’expérience n’a pas forcément d’impact sur l’utilisation de l’humour. La maladresse des débuts peut être propice à l’échange. L’humour, c’est avant tout une question d’attitude personnelle.
Comment a été reçu votre mémoire ?
La conclusion de mon travail est que le rire et l’humour ne rallongent pas la vie mais améliorent la qualité de la fin de vie. Mon mémoire ayant fait l’objet d’un article dans la presse locale, j’ai reçu de nombreux retours. Beaucoup de gens m’ont écrit en me disant qu’il était pertinent de lier des termes qui ne l’étaient pas de façon évidente.
* Ses références figurent dans l’encadré En savoir plus, p. 31.
Mon au revoir à Jean Ferrat
Marie-Geneviève Lambert, auteur du Journal d’une infirmière en Ardèche (La Fontaine de Siloé, 2007)
« L’humour dans le soin peut tenir dans de subtiles nuances avec une économie de mots, mais des émotions fortes ! Je me souviens de la seule fois où je suis venue chez le chanteur Jean Ferrat. Il faisait partie de la patientèle du cabinet où je travaillais. Je le revois, quand je l’ai laissé à la porte de sa maison. Il m’avait répété plusieurs fois “fermez bien la porte !”. Il était très anxieux car beaucoup de monde, des curieux, cherchaient à entrer dans son jardin. La main sur la poignée de la porte, avant qu’il n’ait eu le temps de me répéter une nouvelle fois sa recommandation, je me suis retournée vers lui et lui ai répondu “oui, je sais” avec un grand sourire. Là, il s’est enfin déridé et m’a souri : il avait compris que je savais qui il était, alors que j’avais été tout à fait neutre pendant toute la prise de sang. Il s’appelait Jean Tenenbaum et ignorait que j’avais fait le lien avec son nom de scène. Dans ce sourire, il y avait une brutale complicité, un remerciement pour moi de ne pas avoir été invasive d’une façon ou d’une autre et d’avoir su rester professionnelle, je pense. »
→ L’Humour, un sourire à la vie, Pauline Jégouic, diplôme d’État infirmier, Ifsi de Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), 2013.
→ Les Sens du rire et de l’humour, Daniel Sibony, éditions Odile-Jacob, 2010.
→ « L’humour dans la relation infirmière-patient, une revue de la littérature », Hélène Patenaude, Louise Hamelin Brabant, Recherche en soins infirmiers, n° 85, 2006.
→ « Rire ou mourir : faut-il choisir ? » Yves Cusset, Pratiques, n° 62, juillet 2013, dossier sur « Le jeu dans le soin ».
→ Humour et formation infirmière, Laure Burger, éditions Seli-Arslan, 2005.