Un requin lui a arraché la jambe il y a trois ans alors qu’il surfait à La Réunion, pendant ses vacances. En arrêt maladie depuis, Éric Dargent se mobilise pour le handisport et s’investit particulièrement dans des associations qui promeuvent la création de prothèses spécifiques au surf.
Direction la Côte bleue. À deux pas du Vieux-Port, au centre de Marseille, Éric Dargent, 36 ans, passe la porte de la société Bertrand Tourret-Couderc, orthopédie. Un mètre quatre-vingt-cinq, cheveux châtains, regard noisette, sourire aux lèvres, allure sportive, il ne lui manque que la chevelure indisciplinée pour compléter le look du surfeur, sport qu’il pratique avec passion depuis l’enfance. Ce matin, il vient faire régler sa prothèse que l’on aperçoit sous le pantacourt. « Il y a trois ans, j’ai été amputé de la jambe gauche au-dessus du genou, à la suite d’une attaque de requin qui a failli me coûter la vie. C’était le 19 février, sur la côte Ouest de La Réunion. J’allais sortir de l’eau après deux heures de “ride” sur le spot de Kashra, au large de Saint Gilles », rapporte cet infirmier libéral en arrêt maladie. Car, malgré sa belle assurance, il est toujours aux prises avec les séquelles de l’accident. Retour sur Martigues, sa ville natale, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Marseille. 13 heures. Il franchit le portail de son domicile, un volet se ferme. C’est l’heure de la sieste pour Valérie, son épouse. « Elle est infirmière libérale, tout comme moi », explique Éric, lui-même installé depuis 2004 avec deux amis du même quartier. « Nous étions trois sur la patientèle, mais nous ne nous sommes jamais regroupés au sein d’un même cabinet. Chacun a conservé son autonomie. Après l’accident, les premiers temps, ils ont dû assurer à deux, puis un remplaçant est venu pour l’été et, finalement, quelqu’un d’autre s’est intégré à plein temps. »
Éric Dargent est devenu infirmier, comme sa mère. « Disons que j’avais un exemple tout trouvé, admet-il. Car, avant de choisir ce métier, j’ai fait trois mois de fac en mathématiques. Ce n’était pas pour moi. » Et il avait d’autres exigences. « Je voulais pouvoir réserver une bonne place au surf, me sentir utile aussi. J’aime le contact avec les gens. J’avais l’humanitaire dans un coin de la tête. Bref, infirmier, pourquoi pas. Je ne regrette pas. » Une option qui lui a d’ailleurs valu de rencontrer Valérie. « Elle était ma responsable lors d’un de mes stages », sourit-il. La filière caritative restera à l’état d’idée, mais une priorité demeure : le relationnel. « J’ai axé sur des soins techniques, justement pour prendre le temps avec les gens. J’ai rejoint le service de dialyse à l’hôpital de Martigues. J’aimais faire le maximum pour que les gens passent le meilleur moment possible : musique, sourire, ambiance conviviale… C’est déjà assez lourd et contraignant pour eux, alors autant qu’ils aient un minimum envie de venir, qu’ils puissent le vivre comme une pause “sympa” dans leur quotidien. » Son intention est de travailler, par la suite, en soins intensifs. « J’espérais accéder à une formation. Seulement, à l’hôpital, c’était trop long pour moi d’en décrocher une. » Trois ans plus tard, Éric préfère la liberté à l’attente et essaie l’aventure libérale en se démarquant de ses collègues par sa spécialité. « Pratiquer la dialyse péritonéale à domicile, ça veut dire trois passages quotidiens d’une demi-heure à trois quarts d’heure chacun. On est peu à faire ça. C’est vrai, les journées commencent tôt et finissent tard, mais on connaît bien les gens, la relation est riche. Et puis, je travaillais dix jours par mois. Ce qui laissait pas mal de temps pour le surf et le reste… Il m’est même arrivé d’aller surfer entre deux patients », commente le sportif, toujours prêt à positiver.
La mer, chez Éric, c’est encore une histoire de famille. « Avec mes parents, on est toujours allé à la plage. Le week-end, on y passait la journée. » Quoi de plus naturel lorsqu’on habite Martigues, une ville bâtie les pieds dans l’eau, entre mer et étang, d’ailleurs surnommée la Venise provençale ?
Un jour, c’est la révélation. « À la télé, j’ai vu un reportage sur Biarritz dans une émission de l’époque, 40 °C à l’ombre. J’avais neuf ans, j’ai vu faire les surfers. Je voulais être comme eux. Je n’ai plus lâché ma mère jusqu’à ce qu’elle m’achète une planche. C’était un bodyboard », se souvient-il, une étincelle dans le regard. Le Martégal apprend à lire les mouvements de la mer, à repérer les vagues. La passion de la glisse s’est immiscée dans sa vie. Skate-board, ski, snowboard, surf… Tout est bon pour aller chercher l’adrénaline. Mais sa discipline préférée reste celle qu’il pratique sur la houle. Il apprend à varier les plaisirs et les acrobaties : manœuvrer en équilibre en flirtant avec l’énergie des vagues avec le surf, effectuer poses et déplacements maîtrisés debout sur une planche d’un peu moins de trois mètres avec le longboard, et naviguer à l’aide d’une pagaie debout sur une planche de trois-quatre mètres de long avec le stand up paddle. En 2009, avec deux de ses compères, il crée le Lou Martegue Surf Club. « Je m’occupais de la partie découverte pour les jeunes. »
Arrive la trentaine. Éric se souvient que « tout roulait ». « J’avais juste envie d’ouvrir mon horizon. En février 2011, on est parti en famille, en vacances à La Réunion. Trois semaines, histoire de voir si on ne s’y installerait pas. » La suite, l’amputation fémorale de sa jambe gauche, est là pour en témoigner. « Je me suis vu partir. Ma femme et les enfants étaient là, à moins de cent mètres sur la plage… J’ai voulu vivre ! J’ai lutté, tapé sur le requin, il m’a arraché la jambe, et très vite deux surfeurs m’ont fait un garrot de fortune. Sur la rive, les secours ont pris le relais », témoigne-t-il.
Survivre, c’est une chose, mais ce sursaut d’énergie ressenti, il est bien décidé à l’exploiter pour vivre pleinement. Après trois semaines d’hospitalisation sur l’île, retour en métropole. « J’ai dû tout réapprendre, à marcher d’abord, gérer la douleur… » Psychologiquement, il oscille entre des moments d’euphorie et d’apathie totale. « J’ai toujours été très autonome et indépendant. Pour la première fois, j’avais besoin d’aide. » Une chose est claire : « Je voulais surfer à nouveau ! Le surf est plus qu’une passion, c’est un besoin vital pour mon équilibre. Mais les premiers soignants et prothésistes rencontrés m’ont répondu qu’en tant qu’amputé fémoral, je ne pourrais plus surfer », s’insurge-t-il. Effondré, il ne lâche pourtant pas l’affaire. Il trouve un centre de rééducation avec vue sur la mer et des équipes prêtes à répondre à sa motivation : pratiquer à nouveau le sport. Il y passe trois mois. Quatre mois après l’accident, Éric retrouve son élément, plonge dans la mer et fait son retour sur une planche, « plaisir intense ». À Marseille, il découvre Bertrand Tourret-Couderc, originaire du Pays basque, pays du surf, qui s’engage à relever le défi : équiper Éric pour le surf. Le prothésiste part aux États-Unis et revient avec une prothèse conçue pour les sports extrêmes.
À l’heure actuelle, impossible de reprendre la tournée d’infirmier libéral : « Ma prothèse de marche me permet d’aller faire les courses ou chercher les enfants à l’école, mais il y a des jours où je ne la supporte pas. Et puis, dans le quotidien, les chutes ne sont pas rares. Comment réaliser un transfert avec un patient ? Sans parler des escaliers : mon genou ne fléchit pas à la montée. Certes, je peux surfer. Mais 90 % du temps, on est allongé sur la planche. »
Néanmoins, son planning est bien rempli. Après l’accident, familles et amis se sont mobilisés autour de lui. « Ma cousine a créé l’association de soutien pour le Surfeur Éric afin d’aider à financer une prothèse de sport qui vaut dans les quinze à vingt mille euros. » Seule la prothèse de marche est prise en charge par l’assurance santé. Son ami Michel Léali, président du Lou Martegue Surf Club, lance un événement au profit de l’association qu’il baptise le Surfeur Dargent. Le 14 juin à Martigues, s’est tenue la quatrième édition : une journée conviviale et festive d’initiation au surf et au handisurf. Ce jour-là, des débutants amputés ont l’occasion d’être appareillés et de se jeter à l’eau comme n’importe quel valide. « Dans l’eau, on oublie le handicap, on flotte », décrit Éric qui y collabore activement.
Au fil des mois, il s’est constitué un véritable réseau avec d’autres sportifs amputés, des champions de surf de haut niveau comme Manu Portet (parrain de l’association), d’autres associations telle que Vagdespoir… En définitive, Éric n’a jamais utilisé les fonds pour ses propres besoins. « C’était une évidence. Je voulais faire avancer la situation du handisport bien au-delà de mon propre cas. L’association, rebaptisée Surfeurs Dargent, a désormais pour but de promouvoir, adapter et créer une prothèse spécifique au surf. » Dans ce but, il signe un accord de partenariat en recherche et développement avec son prothésiste et un fabricant d’appareillage orthopédique. Il collabore avec un “shaper” pour adapter les planches de surf. Pour diffuser son message et faire connaître le combat de son association, il participe à des conférences, à Biarritz en octobre 2013, en Allemagne en mai dernier. Il s’ouvre aux médias, fait la une de L’Équipe, passe sur France 3, etc. Cette année, il a réalisé un reportage vidéo de 26 minutes, Handicap, surf and dream, avec la collaboration de grands noms du surf, diffusé ce mois de juillet à l’occasion de l’International Surf Film Festival. Aux dires de tous, Éric est un moteur. Son énergie indéfectible, il la puise au contact des vagues.