C’est un temps que les moins de soixante ans ne peuvent pas connaître : celui des infirmières à la vocation religieuse – la profession infirmière s’est, en effet, construite en se laïcisant. N’empêche. À Angers, Jeanne-Marie part en tournée et soigne à domicile. Sœur et infirmière.
Sur les rues pavées du vieux quartier de la Doutre, à Angers, sœur Jeanne-Marie pédale avec aisance. Un dernier faux plat et elle aura rejoint le couvent, juste à temps pour le rosaire, la prière qui précède le déjeuner. La journée a déjà commencé depuis longtemps pour les membres de cette communauté de neuf Bénédictines : à 5 h 40 pour les laudes et le petit déjeuner. « Nous avons aussi une demi-heure de prière silencieuse, ensemble. Cela nous aide énormément dans le service aux malades », confie sœur Jeanne-Marie. Car cette communauté se consacre à la santé des plus pauvres.
Sœur Jeanne-Marie est infirmière, comme deux autres sœurs du couvent des Servantes des pauvres (lire l’encadré p.60). Elle est arrivée à Angers en 2009, après quelques années passées dans une autre communauté, à Rennes. « J’ai fait l’école d’infirmières de Tournai, en Belgique. Et j’ai obtenu mon diplôme d’État belge en 2001, raconte sœur Jeanne-Marie. J’avais déjà cinq années de vie religieuse. »
La tournée des malades commence vers 8 h 15. À pied ou à vélo. Pour ne pas perdre trop de temps en déplacement, et pour passer le plus de temps possible avec chaque patient, les “sœurs-infirmières” ont choisi la proximité et ne s’éloignent guère de leur quartier. « Les patients savent qu’il y a ce centre de soins. D’autres nous sont envoyés par les pharmaciens. Ou par les assistantes sociales de l’hôpital. » Car ces infirmières s’occupent particulièrement des personnes les plus démunies. « C’est notre critère de choix, la mission qui nous a été donnée par notre fondateur. Notre charisme, c’est de soigner les pauvres », précise sœur Jeanne-Marie. Si la personne malade n’a pas accès aux services de la Sécurité sociale en raison d’une situation irrégulière et précaire, comme une personne étrangère en attente d’un statut de réfugié, par exemple, ou ne peut bénéficier de la couverture maladie universelle (parce qu’elle gagne quelques euros de trop), les infirmières les soignent gracieusement. « Pareil pour celles et ceux qui n’ont pas de mutuelle, nous leur faisons uniquement payer la part remboursée par la Sécu. »
Parmi les patients, beaucoup de personnes âgées, de diabétiques ou de personnes avec des maladies “stabilisées”, comme le cancer. « Mais aussi des gens qui ont simplement besoin d’une injection, d’un pansement », précise la sœur. En quelque sorte, un travail d’infirmière « normale ». Avec une différence, tout de même : « Notre priorité, c’est le respect de notre vie religieuse. Les offices, les temps de prière sont très importants. » Du coup, les tournées quotidiennes sont relativement peu chargées. Sept ou huit patients pour sœur Jeanne-Marie. Bien moins qu’une infirmière libérale. « Nous prenons le temps avec chaque patient. Pour les soins évidemment, pour le servir et l’écouter. Cela fait partie de notre vocation. Et puis, les patients suivants ne sont pas trop étonnés de nous voir arriver en retard ! » Le docteur Archambault, médecin généraliste qui se rend parfois au domicile des patients pris en charge par les religieuses, témoigne : « Elles ne comptent pas leur temps, c’est un luxe pour le patient. Il y a vraiment une relation humaine de qualité. »
Certains sont suivis par les religieuses depuis plus de vingt-cinq ans. Pour les nouveaux, il y a souvent un effet de surprise initial devant l’habit religieux. « En général, quand je me rends pour la première fois chez un patient, s’il y a un interphone, je me présente comme l’infirmière. Parce que je ne sais pas s’il sait que je suis religieuse ! Cela m’est souvent arrivé car les personnes ont d’abord contacté un “centre de soins”. Et il n’est pas précisé que nous sommes des religieuses. » De la surprise, certes, mais jamais de réticence devant cette infirmière sortie du couvent. Dans le petit “cabinet” situé près de l’entrée du couvent, sœur Jeanne-Marie reçoit une patiente. La femme a fait un malaise dans la rue : hypoglycémie. Elle est venue directement ici. L’infirmière l’installe dans un fauteuil et vérifie sa glycémie. Elle lui sert un jus de fruits et des biscuits. Une discussion s’engage, elles échangent un moment puis la dame, qui a retrouvé des couleurs, repart chez elle. « Nous suivons cette personne depuis longtemps. Elle vit dans des conditions fort précaires. » Avant de reprendre son vélo pour la tournée de l’après-midi, sœur Jeanne-Marie retourne à la “récréation”, où les sœurs se retrouvent ensemble. « Le seul moment de la journée où nous pouvons échanger entre nous tout en bricolant ou en faisant de la couture. On raconte la matinée, on évoque les malades, tout en respectant le secret médical. » Chez les Servantes des pauvres, la dimension religieuse irrigue la prise en charge soignante comme les conversations, et la conception des soins… « Dans le pauvre, il y a le Christ, et donc, en soignant le pauvre, je soigne aussi le Christ, explicite sœur Jeanne-Marie. Je soigne naturellement le pauvre pour lui-même, mais cela peut aussi donner une dimension “surnaturelle” à mon soin. Je ne soigne pas seulement comme une infirmière mais aussi comme une infirmière Servante des pauvres. »
Pour autant, la religion n’est pas jamais abordée de front avec les malades, à en croire Jeanne-Marie. Souvent, ce serait le patient ou la famille qui aborderait le sujet. À l’occasion d’un deuil ou d’un autre événement. « Parfois, si on voit un signe dans la maison, un crucifix par exemple, c’est plus facile de lancer le sujet, remarque la sœur. Mais s’il n’y a pas de répondant, nous n’insistons pas. Nous sommes là pour soigner. »
Les infirmières de la congrégation rencontrent régulièrement d’autres professionnels de santé. Les médecins ou les kinésithérapeutes, quand elles vont à domicile. Elles se déplacent aussi dans les laboratoires et chez les pharmaciens qui leur envoient des patients. « Je ne pense pas qu’il y ait de problèmes de concurrence avec les infirmières libérales, explique Jeanne-Marie, pas de méfiance non plus. D’ailleurs, nous travaillons avec un cabinet d’infirmières à qui nous demandons de prendre en charge des patients quand les horaires sont peu compatibles avec notre vie religieuse. » Quant à la partie administrative, elle est traitée par la maison mère, une plus grande congrégation située près d’Angers. C’est à elle que sont reversées les rémunérations pour les soins réalisés par les sœurs. La branche santé, dont sœur Jeanne-Marie fait partie, fonctionne sous la forme d’une association 1901. « Nous essayons de suivre régulièrement des formations [laïques] car nous avons un devoir de compétence », ajoute sœur Jeanne-Marie. Dernièrement, elle a suivi, avec une autre sœur, une formation autour de la fin de vie, avant de passer quelques jours dans un service de soins palliatifs afin d’approfondir le sujet.
Fréquemment, au détour d’une rue, un ancien patient, ou une connaissance, l’interpelle. Sœur Jeanne-Marie s’arrête et discute un instant. À ses yeux, ces rencontres font partie de la tournée. « Souvent, on nous invite à prendre un café, un jus d’orange. Mais nous ne prenons jamais rien. Cela fait partie de la gratuité. Comme certaines personnes pourraient en être vexées, on l’explique. »
Les sœurs travaillent sept jours sur sept. Une journée par mois, elles prennent une journée de retraite. « Et le dimanche, nous en faisons un peu moins ! Nous ne visitons que les patients qui ne peuvent pas se passer de nous une journée. Nous n’arrêtons pas une série d’injections ni n’omettons de passer chez une personne diabétique qui ne sait pas faire son insuline. » La vie religieuse, elle, reprend chaque soir à 18 heures, avec l’oraison. Suivie des vêpres et du dîner. Une messe termine la soirée. Avant le coucher, à 21 h 40, l’infirmière/religieuse se retire dans sa chambre. Il s’agit d’une seule et même personne, qui a choisi de s’occuper des hommes pour servir sa religion.
La congrégation des Servantes des pauvres a été fondée en 1872 par un moine bénédictin né à Angers, Dom Camille Leduc. Au chevet de son père mourant, l’homme réalise que nombre de malades sont démunis de toute aide matérielle et de soins. C’est donc à cette époque troublée par la guerre et la misère que naît l’œuvre des Servantes des pauvres, dans la gratuité. Leur mission est de « servir le Christ dans les pauvres, principalement le soin des malades à domicile, et le leur révéler », lit-on sur le site www.servantesdespauvres-osb.org.