L'infirmière Libérale Magazine n° 309 du 01/12/2014

 

SEINE-MARITIME

Initiatives

SOPHIE MAGADOUX  

Infirmière depuis bientôt trente ans, Virginie Lurois vit avec son époux une version éthiquede l’agriculture. En 1991, ils ont planté 3 000 pommiers à cidre, une production en agriculture biologique. Ils croient depuis longtemps au partage du travail. À la ferme comme dans son métier d’Idel, Virginie Lurois s’épanouit dans une logique participative.

Un ciel laiteux d’automne. À une demi-heure au nord-est de Rouen, à Saint-Saire, se déploient les rondeurs verdoyantes du pays de Bray normand. Dans la cour de la ferme du Clos du Bourg, des piles de caisses, de grands sacs, et partout des pommes, jaunes, rouges, brunes… Virginie Lurois, 48 ans, stoppe le moteur de son véhicule au caducée infirmier et descend. L’air est chargé d’une odeur douceâtre, légèrement acidulée. Derrière elle, les vergers de pommes à cidre. « Huit hectares, dont 3,7 hectares en hautes-tiges et quatre hectares en basses-tiges. Les deux bâtiments en face abritent l’atelier de transformation, le cellier et le magasin de vente directe », commente-t-elle. Pause dans sa tournée autour de Neufchâtel-en-Bray pour vérifier si la cidrerie a besoin de ses services cet après-midi. Pas cette fois. « Régulièrement, je livre des cartons de cidre, de calvados, de pommeau de Normandie ou de vinaigre, aux clients, restaurateurs ou cavistes », dit-elle. Il y a une vingtaine d’années, Virginie et son époux Étienne, tous deux issus du milieu agricole, ont fait un choix de vie : s’installer sur une exploitation à taille humaine et vivre de la pomme à cidre.

De La Pitié à Crèvecœur-le-Grand

« J’ai grandi à une vingtaine de kilomètres d’ici, mais je rêvais d’aller parcourir le monde. Au lycée, j’ai opté pour le métier d’infirmière pour travailler dans l’humanitaire », se souvient-elle. La vie place sur sa route Étienne, un jeune agriculteur. Adieu voyages. « En 1988, je décroche mon diplôme à Paris, à la Pitié-Salpêtrière. En 1989, on se marie, et Étienne reprend dans l’Oise l’exploitation céréalière parentale avec son frère », confie-t-elle sans l’ombre d’un regret. La même année, elle débute sa carrière dans le soin en créant son cabinet à Crèvecœur-le-Grand, une petite ville de l’Oise. Mais la visite d’une ferme en agriculture biologique marque leurs esprits. « C’était un choc, une sacrée remise en question. La santé passe aussi, voire d’abord, par l’alimentation. »

Convaincus que les actions et les choix quotidiens ont un sens, trois ans plus tard, ils décident d’un changement de cap osé pour l’époque : se lancer dans l’aventure d’une agriculture nourricière, respectueuse de l’environnement et de l’homme. Finies les aides européennes de la politique agricole commune incitant à voir toujours plus grand… Place à l’autonomie ! Le profond investissement de Virginie dans une version locale du développement réaliste et cohérent de la planète vaudra bien de mettre entre parenthèses, un temps, sa carrière sanitaire.

Croix de Bouelles, Amère de Bray,Kermerrien et Rouget de Dol

Direction la Seine-Maritime. « On a choisi d’acheter du terrain à Saint-Saire, car la zone en AOC (Appellation d’origine contrôlée), sans producteur, allait se perdre. Nous avons planté plus de trois mille pommiers issus d’une trentaine de variétés différentes – Croix de Bouelles, Amère de Bray, Kermerrien, Rouget de Dol, Grise dieppoise… » En quatre ans, les fruitiers produisent. « Le terroir est généreux », témoigne Virginie. Qui, un temps, partage son quotidien entre le soin et son idéal d’agriculture. Avec deux enfants en bas-âge et enceinte de la petite dernière, Virginie se met cette fois au vert pour s’investir totalement aux côtés d’Étienne.

Tout est à créer. Une maison à bâtir, une nouvelle exploitation à démarrer, un savoir-faire cidricole à acquérir, des produits à commercialiser et des enfants à élever. Ils ne sont pas trop de deux. La famille prête main forte, les voisins aussi. 1996, première cuvée : « 11 000 bouteilles et autant d’étiquettes collées à la main avec du lait ! » À Saint-Saire, Virginie vit au rythme des saisons : « Taille, récolte, tri des fruits, pressage, embouteillage, étiquetage, livraison, vente à la ferme et sur le marché… La transformation reste le domaine d’Étienne. »

1999, l’affaire est sur les rails, la benjamine rentre à l’école, et Virginie reprend du service dans le soin, cette fois à temps partiel et en institution. « Il fallait mettre du beurre dans les épinards », reconnaît-elle. Elle lève le pied mais continue à assurer les marchés du samedi, jusqu’en 2004, et aide toujours les équipes pour les périodes chargées, sans compter l’intendance – un café chaud, un repas sur la table pour tous…

Pierre Rabhi, Andines et Kokopelli

En 2003, Virginie renoue avec le libéral en intégrant une équipe de cinq infirmières à Neufchâtel-en-Bray. « J’ai connu une divergence autour de la fin de vie au sein de l’établissement de Forges-les-Eaux. J’avais suivi un diplôme universitaire en soins palliatifs en 2002, mais, sur le terrain, c’était le blocage, donc je suis partie », rapporte l’infirmière. Virginie aime donner sens à ses expériences soignantes. Et suit la même démarche en agriculture : le travail de son mari et du couple à la cidrerie se nourrit de rencontres et d’échanges avec le collectif de Pierre Rabhi, agriculteur-penseur réputé et l’un des pionniers de l’agriculture biologique, Andines, coopérative d’économie équitable, Kokopelli, association de protection de la biodiversité alimentaire par la sauvegarde des semences, ou encore Frères missionnaires des campagnes en Afrique, congrégation religieuse attentive au monde rural et à l’écologie.

En 2012, à Neufchâtel-en-Bray, s’ouvre une maison de santé pluridisciplinaire (MSP). L’occasion de travailler en éducation thérapeutique auprès des patients (ETP), porteurs de pathologies cardiovasculaires. Elle s’en saisit : « J’en avais marre du curatif et d’un geste relativement agressif. » Et lorsqu’un problème de recrutement de patients pour les programmes d’ETP se fait sentir, elle n’hésite pas à s’inscrire à un autre diplôme universitaire, dans le domaine de l’éducation thérapeutique. « Aujourd’hui, nous allons vers une solution à la carte, en fonction des besoins des malades », savoure-t-elle. Attirée par le côté participatif, elle a même démarré une formation proposée dans les Deux-Sèvres par Asalée pour accéder au protocole de coopération éponyme entre médecins généralistes et infirmières libérales.

Pommes, poires, cidre et maraîchage

Virginie trouve du temps pour ces projets grâce à une organisation bien rodée au cabinet, dont les huit infirmières ont d’ailleurs rejoint la MSP. Au fil des semaines, les huit infirmières se relaient successivement sur l’une des cinq tournées, quatre entre campagne et bourg, plus la permanence quotidienne de 8 h 30 à 12 h 30, notamment depuis qu’elles ont rejoint la MSP. Entre ses murs, elles cohabitent avec pas moins de quatorze médecins généralistes, un médecin du travail, une diététicienne, un cabinet dentaire, un laboratoire d’analyse médicale et le Centre local d’information et de coordination pour les personnes âgées. Une réussite en la matière selon Virginie : proximité entre les professionnels, installation de jeunes médecins…

« Entre la cidrerie et le secteur sanitaire libéral, il y a pas mal de similitudes », constate Virginie. Ainsi, Étienne réfléchit depuis longtemps à la charge de travail qui rebute les jeunes générations et qu’assumaient les anciens, ainsi qu’aux difficiles conditions d’installation pour de nouveaux venus. « Il faut innover et s’affranchir de la logique du propriétaire terrien : Étienne croit au partage du travail et à la complémentarité des activités », continue-t-elle. Plusieurs tentatives ont échoué. Mais une création de Coopérative d’activités et d’emplois à vocation agricole se met enfin en place, une formule qui n’est pas sans rappeler l’expérience des MSP. « Éric, un deuxième producteur de pommes et de poires, s’est joint à Étienne. Nous avons aussi investi dans une serre de mille trois cent cinquante mètres carrés où Cécile, une jeune femme non issue du milieu agricole, débute un atelier de maraîchage. D’autres pourraient venir. » Aucune raison pour que la formule “pluridisciplinaire” ne profite pas au milieu agricole.