Éducation thérapeutique, NGAP, relations aux Ssiad…Des associations infirmières s’emparent de sujets d’envergure nationale sans s’adosser aux syndicats,voire en s’y opposant, tout en tombant d’accord sur le fond. Ce paradoxe peut donner lieu à une “tendre guerre”.Quels rôles jouent les associations et les syndicats dans le militantisme et la représentation de la profession ?
Quatre syndicats, des centaines d’associations… et combien de divisions ? Telle est la question que l’on peut se poser en observant les relations pour le moins distendues entre ces deux types de structures représentant les infirmières libérales. Par exemple, l’Association girondine des infirmiers libéraux (Agil), qui doit bientôt déposer ses statuts, n’a même pas saisi les syndicats à propos de l’implantation à Bordeaux d’une société d’aide à l’installation des Idels (matériel, secrétariat, formations…) accusée par certains de captation de clientèle
Les trois autres associations interrogées dans le cadre de notre enquête, par contre, ont saisi un ou des syndicats pour leur présenter leurs problèmes, mais le constat est à peu près le même : après une première prise de contact encourageante, elles ne ressentent pas de réel soutien, voire se sentent abandonnées. L’Association des infirmiers libéraux du Nord Gironde, qui a repris du service lorsqu’un Service de soins infirmiers à domicile (Ssiad) a décidé, à Libourne, de rompre d’un coup tous les liens avec les Idels pour les remplacer par des salariées
Entre les syndicats et AIS, l’Association infirmière solidaire, née l’an dernier et issue du mouvement Informidel, et dont le sigle fait évidemment référence à l’acte infirmier de soins, les relations n’ont pas toujours été, non plus, marquées du sceau de la proximité… Cette association entend dénoncer l’inadaptation de la nomenclature, concernant notamment les AIS3. « Notre adversaire est la CPAM et son attitude devant les tribunaux », explique le président d’AIS, André Dahan, ancien professeur d’économie, marié à une Idel. Un rapprochement se dessine toutefois avec Convergence infirmière.
En réalité, il n’est pas rare que syndicats et associations d’infirmières libérales tombent d’accord sur le fond des dossiers, ou proposent au final des solutions identiques, y compris sur des sujets polémiques. Ainsi, à Bordeaux, le mécontentement d’Idels après l’implantation de la société qui « commercialise ses services » d’aide à l’installation, comme le remarque Julien Mocholi, ne surprend guère les syndicats. Annick Touba, du Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux (Sniil) : « C’est un problème que nous suivons. Nos avocats ont déjà porté des actions dans le sud contre des structures commerciales. Mais on se trouve face à des personnes qui ont bien bordé leurs contrats et on perd. En plus, ce sont rarement les “victimes” de ces sociétés qui se plaignent. Donc, oui, on agit, mais non, on n’a pas de grands résultats. »
Idem concernant la situation compliquée face au Ssiad contre lequel l’Association des Idels du Nord Gironde, regroupant 80 des 120 infirmières du secteur, a décidé de porter plainte sur le fond, au pénal. Pour Christophe Chabot, secrétaire général de Convergence infirmière, « la situation à Libourne est classique. C’est un problème d’organisation collective. Pourquoi monter des Ssiad quand les besoins sont couverts par les Idels ? Soit les Idels ne couvrent pas les besoins, notamment pour les soins d’hygiène, et le Ssiad est légitime, soit le Ssiad n’est pas nécessaire. Mais on n’évalue jamais le travail des libérales, on ne les considère que par défaut »
Concernant la notion de temps dans les AIS3, de même, les positions d’AIS
Pourquoi, alors, malgré des accords sur le fond, associations et syndicats ne marchent-ils pas main dans la main ? Pourquoi nombre de militants d’associations fondées autour d’une thématique ou une problématique concernant toute la profession – c’est le cas des quatre que nous avons contactées pour cette enquête – ne passent-ils pas par la case du syndicalisme, puisque ce sont les syndicats qui siègent dans les instances représentatives, sont les partenaires conventionnels de l’Assurance maladie ? Pourquoi leur lien, que concrétise localement le financement d’associations par certaines URPS-infirmiers (d’ailleurs constituées sous forme d’associations, et dans lesquelles les différents syndicats peuvent faire œuvre commune), ne se généralise-t-il pas ?
Un premier élément de réponse est la différence de territoires : aux associations le local, aux syndicats le national. Exemple avec l’expérimentation, qui devait débuter fin mars, de séances d’éducation thérapeutique du patient (ETP) rémunérées par l’Agence régionale de santé (ARS), décrochée après des mois de travail par l’Association des infirmiers libéraux du bassin alésien (Ailba) – un dispositif pour lequel Dominique Jakovenko, président de l’association, a remporté le Trophée 2014 des Idels. L’objectif, au final, est de faire entrer l’ETP dans la nomenclature. « Nous aurons besoin des syndicats, en déduit Dominique Jakovenko, lui-même ancien administrateur national d’un syndicat pendant trois ans. Ce sera à eux de concrétiser notre travail ! S’ils bloquent ce projet, j’espère que la profession va se lever car ce serait trop grave. » Pour l’instant, il semble plutôt désenchanté : « J’ai fait une présentation au Salon infirmier devant 200 personnes et aucun syndicat n’est venu, même pas le mien, sous prétexte que les associations ne serviraient à rien ! » Mais ce qu’une association obtient au niveau local peut-il être étendu nationalement ? C’est Philippe Tisserand, président de la Fédération nationale des infirmiers (FNI), qui est le plus net : « C’est un beau projet. La démarche du président d’Ailba, que j’ai rencontré, est audacieuse : il nous met au défi de transformer l’essai de son expérimentation locale au niveau national. Mais, si on peut toujours trouver de l’argent pour une initiative locale, au niveau national, l’État ne veut pas verser un euro pour l’ETP, sauf pour les maisons de santé, donc cela va bloquer… Il y a de vraies différences entre le local et le national, ce n’est pas si simple de généraliser. » « C’est un combat tout à fait juste, note également Annick Touba, mais nous nous sommes pour l’instant plutôt orientés vers de l’éducation en groupe parce que c’est ce que les ARS nous ont demandé jusque-là. » La position de Christophe Chabot s’avère un peu plus distante : « Nous sommes évidemment favorables à l’ETP, mais nous la pratiquons déjà tous les jours avec nos patients chroniques. Alors, oui à l’ETP, mais pour nous permettre d’inclure des patients que l’on n’atteint pas jusqu’ici. »
« Les associations ont rarement une vision vraiment politique et nationale de leur problème, ce ne sont que des regroupements locaux, renchérit plus généralement Annick Touba. Il y a toujours eu 200 ou 400 associations d’infirmières, mais quels curseurs ont-elles fait bouger ? » Et d’introduire une autre différence de niveaux, sur un plan non pas spatial, mais temporel : « Beaucoup de personnes pensent qu’adhérer à une association ou à un syndicat, c’est la même chose, mais c’est faux : les associations naissent et meurent autour d’une personne ou d’un projet alors que les syndicats inscrivent leur action dans le temps. » Même si une association de professionnels de santé peut aussi se développer dans d’autres domaines que celui qui l’a mobilisée à l’origine… Autre possible différence : « Le syndicalisme est porteur de conflits, donc nous n’en avons pas besoin pour rassembler », lâche Julien Mocholi.
Et si l’incompréhension n’était, finalement, que la conséquence d’un malentendu ? « Souvent, les gens disent qu’ils ont sollicité les syndicats, mais l’ont-ils vraiment fait ? Un simple coup de fil ne pourra jamais suffire, explique Annick Touba, qui s’interroge sur les reproches, formulés par des associations, que nous lui rapportons. Nous avons une crédibilité à défendre, alors on ne peut pas répondre sur des rumeurs, on a besoin de concret ; or, parmi les associations que vous citez, au moins une a toujours refusé de nous communiquer une copie de son dossier. » À propos des actions en justice des associations, la présidente du Sniil précise que, « quand un avocat a été saisi et la procédure judiciaire lancée, nous ne pouvons plus intervenir. Beaucoup d’associations nous contactent bien trop tard ».
Le fossé entre associations et syndicats se creuse aussi en raison d’une divergence de communication. Les associations, qui s’affichent souvent sur le Net, y réagissent instantanément, répondant à l’exigence d’immédiateté. Les syndicats, eux, peuvent peiner à rendre visibles leurs actions sur des dossiers nationaux complexes ; les voilà alors accusés d’être mous ou muets. « La communication, c’est le nerf de la guerre, synthétise Béatrice Galvan. Les actions locales sont plus facilement visibles alors que les actions nationales avancent lentement – ce qui d’ailleurs est stimulant… » « Il nous faut un double ou triple niveau de communication : pour les infirmières, pour nos sections départementales et pour les instances nationales, analyse la FNI. Nous avons déjà plusieurs vecteurs comme le journal ou le site, mais nous devons en rajouter. Des conseillers en communication nous avaient déconseillés de le faire [sur les réseaux sociaux] mais les positions changent. Ceci dit, cela est extrêmement chronophage. » « Les associations font du bruit ; sur les projets en cours, le grand public nous entend moins », renchérit Annick Touba. Cela ne veut pas dire que les syndicats ne font rien. Ni d’ailleurs qu’ils n’envoient jamais de communiqués à la presse, spécialisée notamment…
Tout comme la communication, les résultats des associations semblent, aux yeux de certains, plus rapides et concrets. Mais n’est-ce pas au risque de rentrer dans une logique de “consommation” – contre-sens à l’esprit d’une association et plus encore sans doute d’un syndicat ? « Les infirmiers s’impliquent davantage dans une association parce que c’est un service de proximité et que la charge de travail n’est pas la même », avance Béatrice Galvan. Christophe Chabot complète : « Les infirmiers ont une vision un peu trop de “service” du syndicat, ils payent et ils veulent un service… Or nous ne sommes pas là pour ça. Il faut que la profession “mature” un peu et que l’idée de lobby fasse son chemin. »
(1) Une accusation rejetée par la société. Lire nos numéros 303 et 306 (mai et septembre 2014).
(2) Lire notre numéro 308 (novembre 2014).
(3) Convergence appelle les Idels à boycotter la coordination des patients pris en charge par les Ssiad (lien : bit.ly/19MGOiV).
(4) Lire aussi notre débat du numéro 305 (été 2014).
Lire aussi notre éditorial p.5.
« Après tout, les syndicats ne sont que de grosses associations, non ? », remarque Annick Touba, du Sniil. Les formes juridiques des associations et des syndicats professionnels sont en effet très proches, et il est même plus simple de créer un syndicat : pas besoin de se rendre en préfecture, il suffit d’aller à la mairie. Mais le syndicat bénéficie de capacités légales supplémentaires : il peut être jugé représentatif (lire p.27), assister ou représenter une partie devant les juridictions prud’homales ou devant un tribunal des affaires de Sécurité sociale, exercer les droits reconnus à la partie civile lorsque les faits poursuivis portent sur l’existence d’un préjudice direct ou indirect causé à l’intérêt collectif de la profession, et enfin recevoir des libéralités (donations et legs) ou posséder des immeubles sans restriction. Par contre, un syndicat professionnel ne peut regrouper que des personnes exerçant (ou ayant exercé) la même profession, des métiers similaires ou connexes, et il ne peut assurer la représentation de ses membres dans des domaines autres que professionnels, là ou l’association est libre dans ses buts et dans son recrutement. En revanche, un ordre professionnel a un statut différent : il s’agit d’une personne morale de droit privé chargée d’une mission de service public, et il est constitué par une loi qui définit sa fonction publique et par un décret d’application qui lui donne son statut. Ce qui fait qu’il n’y a en qu’un seul par profession…
Que signifie, pour une association, “avoir le soutien de l’ARS” ? Un soutien peut être “méthodologique” pour guider l’association, simple “caution institutionnelle”, ou enfin “financier” grâce au fonds d’investissement régional. Celui-ci peut dédommager le temps de coordination ou certains actes dérogatoires pour expérimentation.
Les initiatives soutenues vont-elles devenir pérennes et nationales ? Nous essayons de pérenniser tous les projets locaux sur l’organisation des soins mais, sur tous les autres sujets, le passage par la nomenclature est nécessaire, et là, ce sont les parties conventionnelles [syndicats et Assurance maladie] qui décident de son devenir. Nous pouvons soutenirun projet si nous sommes fortement convaincus (on le fait avec un groupe qualité en médecine générale depuis dix ans), sinon, nous ne pouvons pas aller au-delà du budget initial.
Pourquoi les projets soutenus par l’ARS semblent-ils se multiplier ? Ils sont de plusieurs ordres. L’organisation des soins a vocation à rester régionale ; les dispositifs retenus dans des appels à projets nationaux sont testés localement avant la mise en place d’un système national ; enfin, des projets expérimentaux sont des tests pour nourrir la réflexion sur un sujet… Mais il ne faut pas donner de faux espoirs, on ne pourra pas les suivre ni les généraliser.
« 70 filles, 10 mecs »… et un président
Toutes les associations que nous avons contactées ont – comme souvent – un homme à leur tête, tout comme le syndicat d’Idels qui revendique le plus d’adhérents. Encore un paradoxe pour une profession aussi féminine. « Je suis féministe et je leur ai demandé en réunion : “On est soixante-dix filles pour dix mecs et il n’y a que les hommesqui se présentent pour se faire élire ?” », raconte Stéphane Willemans,de l’Association des infirmiers libéraux du Nord Gironde.Dominique Jakovenko, qui œuvre dans Ailba avec sa femme, formule une explication sociologique : « Il demeure un problème, pour les femmes, avec la prise de parole et de responsabilité, c’est comme un blocage culturel. » Comme le vestige d’une compétence longtemps déniéeaux femmes dans un monde dominé par les hommes ?
Attention, sujet sensible : combien d’adhérents comptent les syndicats d’Idels ? Parmi les quatre, « seule la Fédération nationale des infirmiers (FNI) dépasse 1 % (1,09 %) » de toute la population infirmière libérale, affirme la Cour des comptes (lien Internet du rapport, paru en 2014 : bit.ly/1kRvMN9). Une « malencontreuse erreur », a commenté le Sniil, revendiquant « dès 2012 (date de la dernière enquête de représentativité) plus de 4,2 % d’adhérents ». Si même la Cour des comptes se perd dans les chiffres…
En rapportant les effectifs obtenus de vive voix lors de nos interviews à l’effectif de 98 249 Idels en 2014 selon Adeli, nous avons pour notre part calculé les données indicatives ci-dessous.
La Cour des comptes semblerait avoir au moins raison sur un point : les Idels « sont particulièrement peu syndiquées », loin entre autres des 34,8 % de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France. « Les professionnels ne sont pas syndiqués, c’est sociétal », estime Béatrice Galvan (Onsil).
Un effectif d’adhérents à jour de leur cotisation fait partie des critères à l’aune desquels est évaluée la représentativité ouvrant à un syndicat l’accès aux négociations conventionnelles avec l’Assurance maladie. Autres éléments (décret du 28 mai 2010) : l’indépendance, une ancienneté minimale de deux ans, l’audience. Depuis 2010, l’audience se calcule lors des élections des Unions régionales des professionnels de santé (URPS)-infirmiers. Pour y avoir dépassé 10 % des suffrages, FNI, Sniil, Convergence infirmière et Onsil sont tous représentatifs – soit deux syndicats de plus que chez les kinés et un de moins que chez les médecins.
Cependant, l’abstention à ces scrutins étant massive (quelque 75 % en 2010), le nombre de voix, lorsqu’on le ramène à l’effectif total des électeurs inscrits (et pas seulement des votants effectifs), interroge. Les prochaines élections des URPS auront lieu début 2016 : l’abstention restera-t-elle encore le premier parti libéral ? « Tout est toujours contestable, réagit Annick Touba (Sniil), mais cela reste un système démocratique et personne n’en propose d’autre. Les associations ont parfois des niveaux de représentation plus forts que nous sur un territoire mais la question se pose : on peut être représentatif d’un sujet à un moment mais sur la durée et sur les autres sujets ? » De son côté, Christophe Chabot (Convergence infirmière) tempère : « Il faut que les syndicats retrouventle principe de la représentativité et fassent le lien avec les infirmiers. Cette reconnaissance-là,on la trouve évidemment dans la lutte aux côtés des associations. » Et pourquoi pas en recrutantde nouveaux adhérents syndicaux parmi les militants qui s’engagent… dans les associations ?