L'infirmière Libérale Magazine n° 314 du 01/05/2015

 

Bien-être au travail

Dossier

FRANÇOISE VLAEMŸNCK*   BARROUX**  

Alors que l’analyse des pratiques, voire la supervision, se développe dans les établissements de santé, les Idels disposent de peu d’espaces et de temps dédiés à ces démarches. Pourtant, entre surcharge de travail et charge émotionnelle, elles ne sont pas épargnées par les difficultés de leur exercice. Dès lors, chacune cherche sa solution.

« À l’époque, avec plus de 70?passages à domicile par jour, j’avais une charge de travail énorme. Dans un tel contexte, et alors que mon couple partait à la dérive, il n’y a de place pour rien d’autre. Alors on fonce dans le travail, tête dans le guidon. C’est une fuite en avant. Le déni total. Évidemment, ça le fait jusqu’au jour où ça ne le fait plus… », relate Magali, Idel en Champagne-Ardenne. Et de poursuivre : « Cette année-là, en 2008, j’avais de surcroît trois patients en soins palliatifs extrêmement difficiles à prendre en charge, et personne vers qui me tourner tandis que j’avais le sentiment de ne pas bien faire mon travail. » Alors, parfois, il suffit d’un rien pour que tout bascule. « Un matin, un patient en soins palliatifs a fait une forte fièvre, relate l’infirmière, j’ai appelé le samu qui n’a pas voulu se déplacer. Aucun médecin n’était joignable et je n’avais pas le produit à injecter. En revanche, je voyais la détresse du patient, celle de ses proches, et n’avais rien d’autre à leur proposer que mon impuissance. En plus du terrible stress que je subissais, je me suis sentie nulle. J’ai arrêté de travailler. » À bout de force, incapable de parler, Magali, qui exerce depuis 1999, se rend chez son médecin. Pour ce dernier, le diagnostic est sans appel : Magali est en burn-out. « Je me suis effondrée », confie-t-elle. Surcharge de travail et émotionnelle, prise en charge complexe, culpabilité, stress, isolement, décès de patients, relation interpersonnelle dégradée… Tels sont les ingrédients d’un cocktail détonnant qui mènent le plus souvent à l’épuisement professionnel des infirmières libérales. À l’inverse des établissements de santé (hôpital, clinique, Ehpad, services de soins de suite…) et du monde de l’entreprise en général où les risques psychosociaux font désormais l’objet d’une surveillance et d’actions de prévention*, l’exercice libéral ne bénéficie actuellement d’aucune obligation, surveillance, suivi ou évaluation de ce type.

« APPRENDRE À DIRE STOP »

« En France, les soignants, et particulièrement les libéraux, subissent une intense charge professionnelle, et cela, dans l’indifférence totale, relève Yves-Pierre Kossovsky, psychiatre à Lyon (Rhône). En gros, tant pis pour eux. On considèrerait presque que cela fait partie des risques du métier, ce qui est absolument anormal et qu’on ne tolèrerait pas s’il s’agissait d’une autre profession. Dans le secteur du BTP, on a, par exemple, supprimé l’utilisation des brouettes et les sacs de ciment de 50?kilos parce qu’on s’est rendu compte que les troubles musculo-squelettiques étaient en rapport avec la charge que les ouvriers portaient. Eh bien, chez les soignants, la charge mentale impacte les esprits et les corps comme elle impacte la santé des travailleurs du bâtiment. Pourtant, personne ne veut s’en occuper. Et lorsque les soignants évoquent la pénibilité de leur métier, ils se voient souvent rétorquer qu’ils ne devraient pas se plaindre puisqu’ils ne connaissent pas le chômage ! » Au cercle vicieux qu’engendrent le sentiment de ne pas être à la hauteur, le non-dit et le trop-plein de tout sur fond d’isolement professionnel, peut pourtant être opposé un cercle vertueux. Celui de la prise de parole, de l’échange et de l’évaluation des pratiques professionnelles. Même si, « pour l’instant, ce besoin n’est pas reconnu, et qu’il existe pas ou peu de lieux permettant aux collègues libérales de vider leur sac et d’analyser leur pratique professionnelle », regrette Catherine Diamantidis, Idel et psychopraticienne à Pierre-Bénite (Rhône). Elle-même est engagée dans une démarche de supervision individuelle depuis quelques années avec un psychothérapeute. « Après mon diplôme universitaire de psychothérapie, j’ai ressenti la nécessité d’évaluer si j’allais dans le bon sens pour mes premières prises en charge. J’ai ensuite continué car cela me donne beaucoup plus de confiance en moi et je parviens à mieux trouver la juste distance avec les patients. » Des patients parfois « très demandeurs » car souvent confrontés à la vieillesse et à son corollaire habituel, la solitude. « Du coup, certains auraient tendance à nous solliciter en permanence. Mais j’ai également appris à dire stop ! Et, aussi, par exemple, à ne pas répondre immédiatement au téléphone alors qu’on culpabilise souvent beaucoup à l’idée de le dire et encore davantage à l’idée de le faire… Cette démarche apprend aussi à se ménager du temps pour soi et ses proches, car on sait que le travail va être fait par des collègues. Déléguer s’apprend, tout comme s’apprend, lorsque des décès surviennent, le fait que l’on peut être humain sans se détruire. »

« DÉDRAMATISER »

Malgré l’indigence de dispositifs et de moyens, des actions et des stratégies peuvent cependant permettre de désamorcer la bombe à retardement qu’est le mal-être professionnel. Même si, comme l’explique Martine Pacault, assistance sociale spécialisée et responsable du service d’entraide mutualiste du Groupe Pasteur Mutualité, « d’une manière générale, les soignants sont plus habitués à aider qu’à être aidés. Et, parmi les libéraux, en raison de la spécificité de leur mode d’exercice et du poids des responsabilités qui reposent sur leurs épaules, les infirmières ont singulièrement tendance à vouloir dépasser leurs propres limites ». Elle complète : « Mais, le pire, alors que c’est un métier qu’on exerce souvent dans l’isolement, c’est de s’enfermer dans la solitude. Un paramètre important pour perdre pied. »

Pour Valérie Tarsitano, Idel à Colomiers, en banlieue de Toulouse (Haute-Garonne), bien vivre son métier, c’est « ne pas hésiter à chercher et à activer des ressources ». « Nous, dit-elle, nous partageons beaucoup entre collègues du cabinet. Nous n’avons pas forcément la même vision d’une situation et cela permet de dédramatiser ce que l’autre vit parfois comme une catastrophe. Rien n’est formellement institué, nous avons cette démarche d’échange au fil de l’eau. Notre file active “facilite” ce mode de fonctionnement. En effet, plusieurs de nos patients sont atteints de troubles cognitifs qui nous obligent à conserver leurs médicaments et les clés de leur domicile, on a donc forcément des transmissions et on échange beaucoup à cette occasion. Et, le cas échéant, on n’hésite pas à se téléphoner pour discuter, se réassurer. » Et l’infirmière de poursuivre : « Par ailleurs, pour des prises en charge de fin de vie complexes, je travaille depuis plusieurs années avec un réseau de soins palliatifs. On peut facilement dialoguer avec l’équipe et si nécessaire avec le psychologue de la structure. Au travers de ce qu’on livre de la prise en charge, ils sentent qu’on peut se trouver confronté à des situations difficiles. Quand on évoque ces cas, c’est déjà une façon “d’évacuer” quelque chose qui nous touche. »

« METTRE À DISTANCE »

Malgré ces “garde-fous”, le grain de sable peut toujours gripper une mécanique qu’on pensait bien huilée. Comme Magali, Valérie Tarsitano n’a pas échappé à cette réalité. Il y a quelques années, elle a dû faire face en quelques semaines au décès de quatre patients jeunes, avec lesquels, de surcroît, elle avait au fil du temps tissé des liens. « À la même période, j’ai eu en quelque sorte la “chance” d’avoir un accident et j’ai dû cesser mon activité pendant plus de sept mois. Sans cet arrêt forcé, cette mise à distance des événements, je ne sais pas comment j’aurais géré la situation. Pourtant, avec une première partie de carrière en réanimation, j’ai appris à relativiser. » Pour Magali, la formation initiale infirmière n’est pas étrangère au mal-être professionnel des Idels : « Rien ne nous prépare à l’exercice en libéral. On y apprend à devenir des perfectionnistes, donc on ne lâche jamais prise. Pourtant, si nous voulons bien travailler, nous devons amener l’autre où il veut aller, pas où nous souhaitons qu’il aille. Or on peut se perdre dans cette contradiction entre perfection et besoin du patient. En fait, avec le recul, je m’aperçois qu’on nous forme à être gentilles et souriantes, mais pas à accompagner le patient dans la gestion de sa maladie. » Son “salut”, Magali l’a trouvé dans la formation professionnelle continue et en diversifiant son mode d’exercice. Après avoir obtenu un diplôme universitaire en soins palliatifs, elle vient d’engager une formation d’infirmière clinicienne - à terme, elle envisage d’intégrer un master - et, parallèlement à son activité de libérale, qu’elle a réduit à 25 passages par jour, elle assure régulièrement des vacations au sein d’un réseau de soins palliatifs. « En formation, on côtoie énormément d’intervenants : sociologues, psychologues, anthropologues, associations de patients, travailleurs sociaux, représentants du culte… Cela permet de cerner toutes les dimensions d’une personne mais également de mieux nous positionner par rapport à elle et d’affirmer ainsi notre identité professionnelle. On ne peut pas jouer tous les rôles, il faut seulement savoir assurer le sien et si nécessaire orienter les patients vers d’autres ressources », développe Magali. L’infirmière a également modifié en profondeur son organisation en mettant en place, pour chacun de ses patients, un dossier infirmier. « La traçabilité est un moyen formidable d’éviter le stress et d’améliorer les relations avec les médecins. Ainsi, ils nous prennent au sérieux et nous respectent. Idem pour les patients, d’ailleurs. »

Devant la recrudescence des difficultés professionnelles vécues par les Idels, différents acteurs ont créé des dispositifs pour tenter de les soutenir et de les accompagner dans leur parcours. Certains proposent des formations spécifiques pour vivre mieux son métier (lire l’encadré p. 20). Le Groupe Mutualité Pasteur (GMP) a, lui, mis sur pied, en 2012, une consultation de prévention dédiée à ses adhérents. « À l’origine, explique Martine Pacault, responsable de l’entraide et de l’action sociale chez GMP, nous avons créé cette consultation pour les médecins car nous nous sommes rendus compte que ces professionnels vivaient des drames qui les ébranlaient dans leur psychisme, leur personnalité, jusqu’à parfois les conduire à l’impossibilité d’exercer. Et quand ils devaient continuer à le faire, ils se retrouvaient en situation de risque pour les patients et/ou pour eux-mêmes. Certains, en effet, s’automédiquent, s’alcoolisent ou usent de drogues pour être plus performants… À un contexte donné, ils tentent de répondre par des stratégies personnelles qui ne sont pas les bonnes et qui, finalement, et sans qu’ils s’en aperçoivent, sont sources de dangers. Les soignants repoussent sans cesse les limites, or cela peut avoir des conséquences importantes, voire gravissimes, et peut aboutir à une maladie de longue durée, une invalidité, même une interdiction d’exercer. Aujourd’hui, il n’est pas rare que nous proposions cette consultation à des infirmières libérales confrontées à des situations similaires. » Anonyme, confidentielle et gratuite, cette consultation est animée par un réseau national d’une quarantaine de médecins (généralistes, médecins du travail et psychiatres) spécifiquement formés. « Cette consultation est l’occasion de faire un bilan et d’analyser le contexte professionnel et personnel dans lequel évolue la personne, poursuit l’assistante sociale. Elle permet aussi d’évaluer sa pratique professionnelle. L’objectif est de construire une stratégie et de structurer un suivi afin, le cas échéant, d’orienter le soignant vers un psychiatre, des thérapies comportementales et cognitives, des ateliers de gestion de stress… »

Avec quelque 100 000 infirmières libérales en activité, dont nombre sont en souffrance professionnelle et qui souvent ne savent pas vers qui se tourner pour échanger sur leur pratique professionnelle ou l’analyser, il est dommage que les organisations professionnelles - on pense notamment aux ordres départementaux et aux URPS-infirmiers - ne soient pas toujours plus actives sur ces questions, ni surtout force de proposition…

* Article L. 4121-1 du Code du travail : « L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. »

La supervision en quelques mots

À l’origine destinée aux médecins généralistes, la supervision ou “groupes Balint” a été inventée par le psychiatre et psychanalyste Michael Balint, dans les années 1950. L’objectif de Balint était d’aider les praticiens à penser la relation d’aide avec leurs patients. Ces groupes sont un peu la genèse du courant de l’analyse des pratiques professionnelles. Une démarche qui a ensuite essaimé dans le monde de la santé mais aussi dans celui de l’éducation ou encore du travail social.

Analyse
FORMATION

Des outils pour mieux vivre son métier

Il est parfois nécessaire de prendre du recul. Et, comme beaucoup de choses, cela s’apprend… “Gestion du stress” ou “Gérer ses difficultés professionnelles grâce à la sophrologie”, telles sont les deux thématiques de formation dédiées aux libérales que propose Orion formation santé* à partir de septembre prochain, à Paris et en région. « Nous avons “monté” ces sessions car elles correspondentà un besoin régulièrement exprimé par les libérales à nos formateurs », indique Stéphane Coquin, chargé de communication. Les sessions de deux jours s’articuleront autour de cours magistraux et d’exercices pratiques. « L’idée de ces formations est de s’appuyer sur les solutions qu’offre la sophrologie ou la gestion du stress pour permettre aux Idels de régler les problèmes qu’elles peuvent rencontrer au cours de leur exercice : conflits avec les patients, troubles relationnels, difficultés de communication… », développe Laurence Brunelle, directrice pédagogique chez Orion Santé.

* Site Internet : www.orionsante.fr

Interview
Arielle Chamard, psychologue au sein de l’établissement public de santé mentale de Lille, a animé des temps de supervision dans un réseau de diabétologie dans lequel intervenaient des infirmières libérales.

« Écouter les autres, c’est progresser soi-même »

Quel est l’objectif d’une supervision ?

L’objectif d’une supervision ou d’une analyse des pratiques professionnelles est de permettre à des professionnels, des soignants, d’échanger sur des difficultés rencontrées lors de la prise en charge de certains patients. Ensemble, ils doivent “tricoter” autour de cas et trouver des solutions, sur un mode consensuel, pour améliorer leur prise en charge. L’intérêt d’une supervision de groupe est de pouvoir aborder des pratiques différentes. Et écouter les autres, c’est progresser soi-même.

Quelles sont les conditions pour organiser ces temps d’analyse et d’échanges ? La confidentialité des échanges doit être assurée. Les participants doivent donc se faire mutuellement confiance et être garants d’un “secret partagé”. D’expérience, il me semble important que les participants se connaissent bien, cela permet en effet d’approfondir l’analyse personnelle.

Selon vous, les Idels auraient-elles plus que les autres infirmières besoin de ces espaces d’analyse ? Si ne n’est plus, au moins autant ! Car elles vivent très souvent des situations difficiles dans un grand isolement. Mais il n’existe actuellement aucun cadre pour fixer les modalités d’une supervision chez les libérales puisque cela n’est pas perçu comme une nécessité professionnelle. Elles sont donc rares à entamer cette démarche et celles qui le font le payent de leur poche…