L'infirmière Libérale Magazine n° 315 du 01/06/2015

 

Système de santé

Le débat

Adrien Renaud  

Sur le marché de l’assurance complémentaire santé, le chiffre d’affaires des605 mutuelles, sociétés d’assurance et institutions de prévoyance atteint quelque 33 milliards d’euros(1). Les complémentaires prennent en charge 13,8 %des dépenses de santé(2). Au-delà des chiffres, quelle est leur vraie puissance ?

Christian Lehmann

Médecin généraliste, écrivain et blogueur

Au cours des débats sur la dernière loi de santé, on a entendu les médecins et infirmiers libéraux s’inquiéter du pouvoir grandissant des complémentaires. Leurs craintes sont-elles fondées ?

Oui. De manière générale, le gouvernement nous promet la “mutuelle pour tous”, ce qui est une manière d’alléger fictivement le poids de la protection sociale en en transférant une partie aux complémentaires. Concernant la loi Touraine en particulier, le point crucial est celui du tiers-payant généralisé : si c’est l’Assurance maladie, et non le professionnel de santé, qui envoie la facture aux complémentaires, celles-ci ne reçoivent plus les informations en ligne directe. Elles ne peuvent plus les croiser pour proposer des produits plus ciblés et améliorer leurs marges. C’est pourquoi les complémentaires ont bataillé pour ne pas être transformées en “payeur aveugle”. Elles ont obtenu une demi-victoire : aujourd’hui, même après le vote de la loi, on reste dans le flou sur cette question.

Dans d’autres pays comme les États-Unis, les assureurs privés sélectionnent les prestataires et fixent les tarifs. Est-ce un futur possible et souhaitable pour la France ?

Comme aux États-Unis, l’ambition des complémentaires est d’avoir un lien direct avec le professionnel de santé, car vous ne pouvez influer sur un acteur que si vous le payez.

L’idée est de le faire entrer dans des réseaux de soins, à l’intérieur desquels l’assureur peut lui adresser des patients et lui verser des primes. Or l’indépendance du professionnel de santé par rapport au financeur est indispensable.

Sa décision ne peut pas dépendre du niveau de contrat du patient.

Comment les rapports houleux entre professionnels de santé et complémentaires pourraient-ils être améliorés ?

Malheureusement, depuis trente ans que je fais ce métier, je ne vois pas les choses avancer dans le bon sens. Les complémentaires gaspillent l’argent des assurés en frais de marketing, et viennent ensuite dire aux professionnels de santé qu’ils n’en ont plus pour les payer. Leur rêve, c’est une santé sans professionnels de santé. C’est un modèle où les patients seraient répartis via des centres d’appels, ce qui est une manière de restreindre l’accès aux soins.

Didier Weckner

Directeur général délégué en charge des assurances collectives et de la santé pour Axa France

Au cours des débats sur la dernière loi de santé, on a entendu les médecins et infirmiers libéraux s’inquiéter du pouvoir grandissant des complémentaires. Leurs craintes sont-elles fondées ?

Non, au contraire. Par une plus large implication des complémentaires, il y aurait assurément une meilleure défense du capital santé des assurés. Elles interviennent en complément de l’Assurance maladie et parfois dans des domaines non pris en charge, comme avec la téléconsultation(3). Par ailleurs, l’environnement réglementaire français est très protecteur pour l’assuré, qu’il s’agisse de l’accès aux données de santé par l’assureur ou de leur utilisation à des fins tarifaires (loi Évin). Le projet de loi de santé ne devrait rien modifier sur ces deux plans.

Dans d’autres pays comme les États-Unis, les assureurs privés sélectionnent les prestataires et fixent les tarifs. Est-ce un futur possible et souhaitable pour la France ?

En France, l’Assurance maladie couvre la très grande majorité des dépenses de santé. Il est donc normal que le pilotage du parcours de soin lui revienne, même si le poids des complémentaires dans le financement des dépenses devrait permettre une meilleure prise en compte de leurs propositions transmises par l’Unocam(4). Dans ce sens, une meilleure synergie entre les différents acteurs concourrait à l’amélioration du système au bénéfice de tous.

Comment les rapports houleux entre professionnels de santé et complémentaires pourraient-ils être améliorés ?

Dans la très grande majorité des cas, nos relations sont excellentes avec les professionnels de santé. Ce que l’on rencontre sont des cas d’incompréhension. Par exemple, même si de nombreux médecins ne le souhaitent pas, nous travaillons sur le tiers-payant généralisé, exercice imposé par la nouvelle loi. Autre exemple : la crainte que les assureurs modifient les contrats des patients aux pathologies lourdes, mais cela est strictement interdit par la loi Évin. Nous gagnerions certainement en compréhension mutuelle si nous nous rencontrions plus fréquemment et en dehors de réunions biaisées par une tension politique ou des négociations conventionnelles.

(1) Drees, “La situation financière des organismes complémentaires assurant une couverture santé”, rapport 2014, via le lien raccourci bit.ly/1E57WQK

(2) Drees, “Comptes nationaux de la santé 2013”, bit.ly/1F7MUln

(3) Axa vient d’annoncer le lancement d’un service de téléconsultation ouvert, « dans un premier temps », aux clients bénéficiant de contrats d’entreprise, qui pourront appeler des médecins généralistes salariés, 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. Le projet suscite l’inquiétude de certains professionnels de santé, dont l’Ordre des médecins.

(4) Union nationale des organismes d’assurance maladie complémentaire (Unocam).