Elle a traversé l’Atlantique à la voile en 1992, manqué de s’échouer sur la côte de la Mort en Espagne un an plus tard. Depuis, Marie Sergent expérimente sur Brest la voie du juste milieu, un cocktail infirmier assaisonné de navigation, de danse et d’engagement.
Bretonne de cœur et d’origine, voilà vingt-cinq ans que Marie Sergent, 57 ans, a jeté l’ancre dans la cité du Ponant, à Brest. Tout ici converge : son “chez elle”, niché dans la pente du quartier Kerinou, en surplomb de la Penfeld, le fleuve côtier qui traverse la ville de part en part ; dix minutes plus loin, son cabinet dans le quartier Montaigne ; et cent mètres plus bas, de l’autre côté du plateau, son cher voilier, le Gwerzig, au mouillage dans le fameux port de plaisance du Moulin blanc. Un voilier ? Oui, question d’équilibre. Car Marie prend soin de ses envies. Sous son air tranquille et doux se cache une énergie enviable dont elle ne laisse pas la source se tarir : elle l’entretient. Un choix de vie dont elle a pris conscience en 1990.
« La navigatrice Florence Arthaud a gagné la Route du Rhum, une course transatlantique en solitaire. C’est là que je me suis dis : “Et toi, que fais-tu de ton envie ?” Deux ans plus tard, je m’engageais dans la Transat anglaise », l’une des plus anciennes courses de voile en solitaire. Elle achète un First 30, un monocoque de trente pieds de long (neuf mètres) qu’elle rebaptise Lady Hawk, en écho au film de Richard Donner. « J’avais aimé cette passion impossible entre deux amants : pendant la journée, elle se transforme en faucon, et la nuit, il devient loup », explique-t-elle. Durant la traversée, malgré les pannes de moteur et l’épuisement à barrer dix à douze heures de rang, sa ténacité reste intacte. Elle progresse entre Plymouth en Angleterre et Newport aux États-Unis. Sur cette course, quatre femmes skippers, dont Florence Arthaud, qui chavire et se voit contrainte d’abandonner. Marie est à l’arrivée. « De bonheur j’aurais marché sur les eaux », raconte-t-elle, ses yeux bleus encore brillants du souvenir.
La passion de la navigation lui vient de l’enfance. Son père l’initie, comme ses trois frères et sœurs. Elle grandit dans des régions de France parfois éloignées de la mer, mais, dans la famille Sergent, les vacances se vivent sur l’eau. « On embarquait, mon père comme chef de bord. Il s’occupait des cartes, dirigeait les manœuvres, et il fallait suivre. Chaque soir à 20 heures, il y avait le bulletin de météo marine sur France Inter. Tout le monde devait faire silence. À l’époque, on ne connaissait pas l’informatique embarquée. » Des débuts sans concessions, mais qui lui donnent à jamais le goût du large et une solide connaissance de la navigation : évaluer la houle, sentir le grain venir, prendre en compte les marées, les vents, choisir la bonne voile, le spi, le foc, etc., régler son cap… En 1965, les Sergent rejoignent la côte atlantique lorsque son père, ingénieur naval, intègre les chantiers de Saint-Nazaire. Un retour aux sources : « Mon père était breton, ma mère aussi et mon arrière grand-père était même marin-pêcheur », indique Marie qui ne s’éloignera plus de l’océan.
Pour choisir son futur métier, Marie, encore adolescente, se veut utile aux autres. Elle s’oriente vers le soin et entre à l’École d’infirmière de Morlaix, dans le Finistère. Jeune diplômée, en 1980, elle débute sa carrière dans un village des monts d’Arrée. « J’ai commencé de suite en libéral, seule et dans mon propre cabinet. À l’époque, c’était la norme : une infirmière par village, pas plus. Ce n’était pas mon choix. Quand j’ai eu mon diplôme, j’ai envoyé une centaine de lettres de candidature à des structures de santé, je n’ai reçu qu’une seule réponse et elle était négative. » Marie apprécie le domicile, goûte la simplicité des gens d’ici, le café partagé, les attentions qu’ils peuvent montrer. « Il n’y a pas de clivage. Pour les Bretons, l’argent n’est pas une vraie valeur, le travail oui ! », témoigne-t-elle. Cependant, la soignante préserve son jardin secret. « J’évitais de parler de ma passion de la voile, et encore aujourd’hui. On ne sait pas comment les patients peuvent interpréter les choses. Ce qu’ils veulent, c’est une infirmière sur qui ils peuvent compter, quelqu’un de rassurant », commente Marie, lucide et prudente. Au village, les jours de repos sont rares. « J’avais un dimanche tous les quinze jours en m’arrangeant avec ma collègue du village voisin. Mon mari était médecin généraliste, ce n’était pas mieux. » Alors, en 1983, à la naissance de sa deuxième fille, Marie lève le pied et se tourne vers le remplacement. Le couple s’installe quatre années à Brest, puis revient dans les monts d’Arrée.
Pour Marie, mère de quatre enfants – « après les filles, les jumeaux sont nés en 1987 » –, il est temps de reprendre contact avec le large. Elle achète un petit bateau de croisière et, en 1991, elle s’inscrit à la très respectée école des guides de haute mer à Cherbourg (Manche), une école de voile internationale de croisière et de régate. « Ma belle-famille s’occupait des enfants le temps des week-ends en mer » ou d’une traversée de la Manche… Dans le milieu, il est dit qu’un « marin qui sait naviguer en Manche, sait naviguer partout ». Un divorce plus loin et la victoire de Florence Arthaud passée aussi par là, arrive l’année 1992 : du haut de son mètre soixante, Marie part affronter l’océan. « La Transat anglaise, c’était initiatique », reconnaît-elle. La course finie, elle est contrainte de revendre son monocoque Lady Hawk pour rembourser l’emprunt à la banque et reprend le fil de son quotidien.
Mais l’aventure ne s’arrête pas là. Novembre 1993. « SOS – Mayday ! Mayday ! Mayday ! – Envoyez secours ! Le bateau vient de se retourner, le mât s’est brisé, de l’eau pénètre à l’intérieur […] SOS. Envoyez secours ! », retranscrit le journal L’Humanité dans ses colonnes. Les mots sont ceux de Marie, engagée en solitaire dans la première édition de la Transat Jacques Vabre. « Je dérivais vers la côte de la Mort au nord de l’Espagne. Vent de travers, une mer très formée avec des creux de douze mètres, c’était trop dangereux pour une réparation. J’ai commencé à avoir vraiment peur pour ma vie. Les enfants avaient six, dix et douze ans, je ne pouvais pas leur infliger ça. J’ai lancé mon appel de détresse », relate-t-elle. Son quatorze mètres est baptisé Le Havre pour l’emploi car la ville du Havre (Seine-Maritime) et les organisateurs de la course sont venus la chercher afin qu’elle représente les salariés de la société Alsthom menacée de fermeture. « C’était le grand écart entre les deux milieux, celui des chantiers et celui de la voile. J’ai accepté de jouer les mascottes, pour le côté social », explique la navigatrice en revenant sur son infortune. Secourue par un cargo russe qui l’embarque jusqu’à Cuba, elle transite par le Vénézuela, la Colombie… Au bout de plusieurs semaines, elle est de retour à Brest et à la normalité. « Malgré tout, l’usine n’a pas fermé, pas cette fois », plaide Marie, réconfortée par ce résultat.
Après cette expérience, « il m’a fallu retrouver la motivation… », dit-elle. En 1995, elle investit dans une maison à rénover, où installer sa petite famille, et poursuit son activité d’infirmière libérale qui lui autorise une certaine qualité de vie. Elle rachète une patientèle en 2006 et rapidement s’associe avec une deuxième Idel. Quatre ans plus tard, proposition leur est faite de reprendre une deuxième patientèle d’un secteur voisin, et deux autres collègues les rejoignent. « Nous fonctionnons en binômes sur deux tournées différentes, chacune de nous travaillant quinze jours par mois et un week-end sur deux », décrit-elle. Alternance de travail et repos, sur des périodes de deux, trois et deux jours, une semaine, et inversement l’autre semaine. « Une remplaçante vient en complément durant nos congés, ce qui nous laisse du temps en dehors, remarque la soignante. Pour ma part, j’ai besoin de compenser la misère physique et morale ou la déchéance que nous côtoyons au quotidien. Il me faut des choses vives. »
Pour cela, Marie a une stratégie qu’elle intitule « la voix du juste milieu » : un savant dosage de danse irlandaise, avec séances hebdomadaires, spectacles et stages in situ ; d’engagement politique – en 2014, elle était candidate aux élections européennes sous la bannière de Christian Troadec, l’un des chefs de file du mouvement des Bonnets rouges et leader régionaliste de la liste “Nous te ferons Europe” – car Marie « rêve d’une Bretagne terre de vie et d’équilibre » ; et de voile. La course en solitaire n’est plus d’actualité, mais un voyage entre amis de Gibraltar à Ibiza, des vacances farniente en famille à bord d’un dix-huit mètres en Turquie ou, plus facilement, un raid en Rade de Brest le temps d’un week-end rehaussent son quotidien.
Marie se plaît à souligner des similitudes entre le monde de la navigation et du milieu infirmier libéral : « La voile est l’un des rares sports où les hommes et les femmes jouent à armes égales. La profession infirmière est majoritairement féminine et, là aussi, nous avons une réelle puissance, liée au travail : d’un côté chef de bord, de l’autre chef d’entreprise. En tant que libérales, nous devons gérer les soins, mais aussi la relation avec les médecins, les pharmaciens, etc., et même la mise aux normes du cabinet. »
Marie et ses collègues sont en pleine installation dans un local qu’elles ont acquis et remis totalement à neuf. Encore un challenge réussi, en attendant celui de l’ambulatoire qu’elle revendique clairement. Car « les Idels couvrent 90 % du domicile », même si le projet de loi de santé, selon elle, les ignore. Marie, un tempérament bien trempé à l’eau de mer !