L'infirmière Libérale Magazine n° 317 du 01/09/2015

 

IDE-Idels

Dossier

Marie-Capucine Diss  

Les clichés véhiculés entre libérales et salariées ont suivi une évolution, en parallèle à celle des pratiques professionnelles. À travers l’image que l’on se fait de l’autre, c’est la représentation de son propre exercice qu’il est possible d’interroger.

Quand elle commence à exercer en libéral après dix ans d’hôpital, Mélanie Poras est persuadée qu’elle aura peu d’actes techniques à pratiquer. « Là où je travaillais, j’entendais dire que les soins que faisaient les libérales étaient beaucoup moins difficiles qu’à l’hôpital, avec plus de soins de nursing, de toilettes, qu’elles étaient donc davantage dans un rôle d’aide-soignante que d’infirmière. » Depuis qu’elle travaille en cabinet à Rennes (Ille-et-Vilaine), la jeune infirmière libérale pratique, contrairement à ses idées reçues, des soins très variés. Elle a même dû se former, et parfois en urgence, à de nouvelles techniques. Comme ce jour où elle a appris qu’elle allait devoir pratiquer une saignée.

SE FORMER PAR TOUS LES MOYENS

L’image selon laquelle l’Idel souffre de lacunes techniques est restée ancrée dans les esprits, à l’hôpital, quitte à ne pas prendre en compte la réalité de l’exercice libéral (lire l’encadré p. 26). Nombre d’infirmières salariées justifient leur attachement à l’hôpital en mettant en avant l’accès à la formation, la réactualisation continue des connaissances, la diversité des pathologies, l’apprentissage auprès du corps médical et des autres collègues. Si l’infirmière libérale ne bénéficie pas de cette dynamique collective, la formation permanente est toutefois obligatoire notamment via le développement professionnel continu (même quand c’est pour se former à des tâches administratives). Et elle lui paraît tout à fait accessible, particulièrement parmi la jeune génération. Internet offre la possibilité d’une auto-formation continue. « Si jamais je ne sais plus faire certaines choses, affirme Delphine Dobé, fraîchement convertie à l’exercice libéral dans les environs de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), ça ne me fait pas peur, si jamais je dois les refaire, de me reformer. » De son côté, Mélanie Poras pratique une veille lui permettant de tenir à jour ses connaissances : « Je me tiens régulièrement au courant, sur Internet, pour suivre les évolutions, en termes de médicaments, ou même de soins. »

UNE QUESTION DE CONFIANCE

Cécile Bordenave, cadre supérieure de santé au pôle anesthésie-réanimation du groupe hospitalier Pellegrin à Bordeaux (Gironde), a également remarqué une stratégie de la part d’infirmières, de plus en plus nombreuses à se tourner vers le libéral : « On observe un nombre croissant d’infirmières qui viennent se former à l’hôpital, notamment en service de réanimation, et qui partent ensuite en libéral, quand elles se sentent techniquement plus à l’aise. » De la même manière, Mélanie Poras a suivi une formation douleur, avant d’aller travailler en cabinet. Les libérales disposent également de plus en plus de structures où trouver des informations ou se former : associations, conseils régionaux de l’Ordre infirmier… sans oublier la presse professionnelle ! Une évolution récente qui n’est pas toujours prise en compte dans les établissements.

Les représentations vis-à-vis d’autres professionnels peuvent avoir des conséquences. La question de la confiance dans les connaissances et capacités techniques des infirmières libérales se pose ainsi de manière cruciale lors des sorties d’hôpital. Redoute-t-on de ne pas pouvoir trouver les bonnes professionnelles ?

Pour Éliane Babicz, Ibode logisticienne faisant fonction de cadre à l’unité de chirurgie ambulatoire de l’hôpital Saint-Antoine à Paris, il n’y a pas de défiance particulière à l’occasion des sorties. « Nous travaillons avec un coordonnateur de soins qui joue le rôle d’intermédiaire entre nous et les infirmières de ville, dit-elle. Dès qu’elles ont un doute au sujet de l’état de santé du patient, elles peuvent appeler les personnes compétentes. Parfois, elles ont un peu peur de la chirurgie. Elles prennent des précautions par rapport au dispositif. »

De son côté, Cécile Bordenave a constitué un carnet d’adresses à partir des infirmières qui ont quitté son service pour s’installer en libéral. Pour elle, la question de la compétence technique peut se poser dans des cas particuliers : « Pour des patients brûlés, trachéotomisés, des pansements requérant des expertises hospitalières, cela m’est arrivé d’avoir des difficultés à trouver la bonne personne. Ou pour un patient qui va avoir une chambre implantable percutanée, il faut trouver une infirmière ayant le matériel requis. Mais on constate que de plus en plus de cabinets d’infirmières libérales se spécialisent dans des soins techniques. Et c’est aussi un défi pour elles, un aspect de leur pratique à travailler, pour répondre à nos besoins, qui vont aller croissants : à l’hôpital, nous allons faire sortir de plus en plus tôt les patients. »

LA PÊCHE AUX INFOS

Vue de l’autre côté, la sortie de l’hôpital suscite chez les infir-mières libérales le sentiment d’être oubliées par les professionnels hospitaliers. Les comptes rendus médicaux et les fiches de liaison infirmières ne sont pas toujours complets, loin s’en faut. Pour Gilles Garcia, Idel depuis dix ans à Aubagne (Bouches-du-Rhône), « quand il ne s’agit pas de cas lourds, on s’aperçoit que les patients sont quasiment livrés à eux-mêmes. Pour les soins de continuité, type pansement, ou prise de traitement, ou nursing, c’est quand même un peu “débrouillez-vous”. Il m’est arrivé de prendre en charge des patient sous anticoagulant, sans aucune indication sur la raison de ce traitement. Il faut alors partir à la pêche aux informations pour travailler dans de bonnes conditions. J’essaie de m’appuyer sur les médecins que je connais encore, dans les établissements hospitaliers. Et j’appelle dans les services pour pouvoir anticiper la sortie de patients que je prends en charge et qui ont été hospitalisés. » Des infirmières libérales saluent la création de postes d’infirmiers coordonnateurs dans certains services. Mais leur nombre est encore trop limité. Cécile Bordenave a conscience que les informations transmises aux infirmières libérales sont trop souvent lacunaires et explique cela par une charge de travail accrue dans les services, avec un nombre croissant de patients à prendre en charge, une infirmière devant parfois gérer jusqu’à dix sorties et autant d’admissions par jour. Une difficulté à accueillir en ville un patient sortant de d’hôpital, que certaines représentations circulant à l’hôpital imputeraient à l’infirmière libérale, peut donc aussi avoir des causes hospitalières…

L’HÔPITAL EN MANQUE D’HUMAIN

Ces rythmes de travail effrénés sont à l’origine d’un cliché collant à l’exercice infirmier salarié et à l’hôpital en général : la déshumanisation du soin. Alors que les jeunes diplômés sont de plus intéressés par l’exercice en libéral (lire l’interview ci-contre), un nombre important d’infirmières quittent l’hôpital pour échapper à des conditions de travail de plus en plus éprouvantes. C’est ce qu’exprime Fahima Amrane, installée depuis deux ans à Paris, quand elle raconte : « J’étais en service de post-réanimation, dit de “surveillance continue rapprochée”. La nuit, pour trente patients, il y avait une infirmière et deux aides-soignantes. Un jour, pour que je m’occupe plus rapidement d’une patiente, sa famille m’a proposé de me donner un bakchich pour que je m’occupe d’une patiente. Pour moi qui suis fille d’ouvrier, qui ai grandi dans l’enseignement public, cela a été un choc. Nous pouvions en arriver à ce genre de situation. C’est à ce moment que j’ai décidé de quitter l’hôpital. »

Pour Cécile Bordenave, pourtant vivement attachée aux valeurs de l’hôpital, ce cliché d’une pratique déshumanisée correspond à une réalité. Selon la cadre supérieure bordelaise, le fort taux d’absentéisme, qui ajoute d’ailleurs à la pression exercée sur les infirmières salariées, illustre la perte de repère des soignantes : « Elles ne savent plus pourquoi elles sont là, analyse-t-elle, pourquoi on compte sur elles. Il y a une perte du sens collectif. Il y a des années, il me semble qu’on ne s’arrêtait pas parce qu’on savait que c’étaient les collègues qui allaient faire le travail à notre place. Aujourd’hui, on s’arrête et c’est l’administration qui n’a qu’à trouver des solutions. » Une perte de sens qui fait écho à une évolution plus large de la société française, que décrit le sociologue François Dubet(1) dans son observation du déclin des institutions et de leur fonction “contenante” pour les individus, en perte de repères et de lien social.

UN TRAVAIL ADMINISTRATIF CROISSANT ?

Dans cette question du sens et de la représentation du travail, deux images semblent se faire face. D’un côté, l’infirmière salariée, qui serait de plus en plus assujettie à un travail administratif et qui souffrirait de ne pas disposer d’assez de temps auprès de ses patients. De l’autre, l’infirmière libérale, prétendument plus libre de son temps et pouvant mieux se consacrer à l’aspect relationnel de son métier. Cette perception correspond-elle à la réalité ? Mathias Waelli, sociologue et maître de conférence à l’EHESP (École des hautes études en santé publique) (lire l’interview page précédente), a des éléments de réponse, pour le monde hospitalier du moins. Il a en effet travaillé sur la question de la représentation du travail administratif chez les soignants. Et il démonte en une phrase cette idée selon laquelle le travail administratif pèserait de plus en plus lourdement sur le travail infirmier à l’hôpital : « Depuis trente ans que l’on chronomètre le travail des soignants, on retrouve une constante : ils ne passent en réalité pas plus de 30 % de leur temps de travail auprès des patients. » Comment expliquer une telle confusion ? Probablement par le fractionnement des tâches et l’alourdissement de la charge de travail.

Mais la représentation du travail joue aussi un rôle important. Mathias Waelli a mené une étude visant à comparer deux types d’exercice infirmier, en services de soins intensifs et de soins de suite, et la manière dont il était perçu par les professionnels concernés. Ce travail permet de conclure qu’un travail d’écriture paraît occuper moins de temps s’il est perçu comme “allant dans le sens du soin”. Ainsi, à l’hôpital, « on a souvent le sentiment que ce qu’on fait comme travail d’écriture est administratif parce qu’il est imposé de l’extérieur. On ne comprend pas très bien ce que la Haute Autorité de santé vient nous imposer comme règle, comme certification, ou comme nouvel Ipaqqs » (Indicateur pour l’amélioration de la qualité et de la sécurité des soins). Malheureusement, l’absence d’études portant sur le travail en libéral empêche de tirer des conclusions sur le travail administratif en ville, souvent perçu comme lourd par les Idels – nous reviendrons sur la gestion de ces tâches en libéral dans un prochain dossier…

UN RAPPORT DIFFÉRENT AU TEMPS… ET AU PATIENT ?

La représentation que peuvent se faire d’elles-mêmes les Idels correspondrait également à une image qu’elles seraient désireuses de diffuser autour d’elles. Dans leur étude consacrée aux infirmières libérales, Alain Vilbrod et Florence Douguet(2) montrent comment l’Idel souligne son souci du bien-être du patient et son sens de la responsabilité, par opposition à la salariée qu’elle décrit volontiers comme « dépendante de sa hiérarchie » et « simple maillon de la chaîne de production des soins ». Delphine Dobré évoque une liberté physique : « Je suis à présent sur les routes et non plus à pousser mon petit chariot… »

Une plus libre gestion de son temps est souvent mise en avant pour l’exercice libéral, avec notamment la possibilité de disposer d’un nombre important de jours de repos, à condition de faire en contrepartie de longues journées de travail. Mais la gestion libre des horaires, opposée aux emplois du temps stricts de l’hôpital, ne fait pas toujours ses preuves. Comme le rappelle l’Idel bretonne, « à l’hôpital, on passe quand on passe. Ici, avec les patients, il faut souvent se repositionner. Ils ont l’impression qu’on est à leur service. Un retard de cinq minutes ou d’un quart d’heure, cela peut poser problème. Nous sommes davantage dans un rapport de type clientèle ».

L’ARGENT, SUJET TABOU ?

Le mot est prononcé. L’argent n’est pas tabou, mais reste un sujet délicat. Faut-il croire qu’il y aurait un “vice originel” enfoui dans la pratique professionnelle en indépendant ? L’Idel a longtemps véhiculé, auprès de ses consœurs hospitalières, cette image peu flatteuse de la professionnelle effectuant au pas de charge ses actes, dans l’unique but de voir grossir son porte-monnaie. Et pourtant, cette représentation semble avoir fait long feu. Dans les services hospitaliers, les infirmières citent cet a priori sans pour autant lui accorder de crédit véritable. Florence Oblin, élève en troisième année à l’Ifsi de l’hôpital Pellegrin à Bordeaux (Gironde) : « Je n’ai entendu aucune remarque teintée de mépris au sujet des Idels au cours de mes stages. Seules certains profs d’Ifsi assez éloignés de la réalité du travail ont pu laissé entendre que le lien avec la Sécurité sociale avait quelque chose de déshonorant [pour une infirmière]. Il s’agit d’infirmières plutôt anciennes ayant peu de lien avec l’hôpital. »

De tels clichés s’expliquaient par l’origine de la fonction infirmière. Comme l’a décrypté l’infirmière et historienne Marie-Françoise Collière(3), la valeur du soin, de la préservation de la vie qu’il induisait, n’avait pas de valeur économique mais culturelle. Mais, actuellement, d’autres préoccupations, comme la pression financière exercée sur l’exercice à l’hôpital comme en ville, semblent relativiser ce lien suspect avec l’argent. Une évolution de la société française, plus sous influence du modèle anglo-saxon “d’efficience”, pourrait également dissiper ce caractère trouble du rapport du soin à l’argent. Dans les services hospitaliers, les infirmières estiment que si leurs consœurs libérales gagnent plus d’argent qu’elles (en 2006, le salaire moyen en libéral avoisinait les 3 000 euros, alors qu’il allait de 1 420 à 2 170 euros en fin de carrière pour les salariées)(4), c’est qu’elles l’ont en quelque sorte mérité. La levée du tabou de l’argent pourrait être à terme le moyen de faire avancer les revendications financières des infirmières et notamment de permettre que l’élaboration en cours de pratiques dites avancées s’accompagne d’une revalorisation financière. Un progrès qui servirait autant les Idels que leurs consœurs hospitalières.

(1) François Dubet, Le Déclin de l’institution, éditions du Seuil, 2002.

(2) Florence Douguet, Alain Vilbrod, Le Métier d’infirmière libérale, Drees, 2006.

(3) Marie-Françoise Collière, Promouvoir la vie. De la pratique des femmes soignantes aux soins infirmiers, éditions Masson, 1998.

(4) Sur le sujet de la rémunération en libéral, relire le dossier paru dans notre numéro 309 de décembre 2014.

Analyse
STATISTIQUES

La vérité sur “la toilette”

Les actes de soins d’hygiène rangés dans la catégorie d’actes infirmiers de soins (AIS) constituent-ils, comme l’ont longtemps cru certains, la majorité des soins prodigués par les Idels ? Un récent rapport de la Caisse nationale d’Assurance maladie* met à mal cet a priori. Il précise que, pour le domaine libéral, « les actes techniques [les AMI, actes médico-infirmiers] représentent plus de 65 % de l’activité des infirmiers ». Un rapport de 2009 de la Commission des comptes de la Sécurité sociale permet d’affiner ce chiffre. On y apprend que « près des deux tiers des infirmiers libéraux réalisent des actes techniques AMI en 2008 ». Il y aurait une dissociation nette entre deux orientations : une activité très tournée vers les actes techniques et une concentrée sur les AIS. Plus généralement, les soins dit “de nursing” sont utilisés par nombre de professionnelles comme variable d’ajustement. Sur les territoires de forte densité professionnelle, ces actes permettent aux professionnelles de compléter leurs revenus. Autre préjugé au sujet des AIS, celui de leur plus forte fréquence en milieu rural. L’étude menée par Alain Vilbrod et Florence Douguet en 2006 montre que les Idels « qui exercent dans des bourgs ruraux sont, pour 22,8 % d’entre elles, à effectuer une activité à moins du tiers en AIS, contre 13,5 % de celles qui travaillent dans de grandes villes ». En revanche, à la campagne, l’écart est plus marqué entre le groupe de professionnelles réalisant beaucoup d’AIS et celui d’Idels en effectuant très peu.

* Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses : propositions de l’Assurance maladie pour 2014.

Interview
Mathias Waelli, sociologue, maître de conférence en management de la santé à l’EHESP

« Le travail invisible du soignant »

Quelle évolution notable connaît le travail d’infirmière ? En sciences sociales, on s’intéresse de plus en plus à ce que les anglo-saxons nomment le “nursing mandate”, la fonction, la représentation que l’on se fait de son travail. Pour les infirmières, cette notion évolue vers un travail d’organisation. C’est le “travail invisible du soignant” qui consiste à organiser le travail du médecin ou le parcours du patient.

Cela a-t-il une incidence au sein de la profession ? Oui, pour la nouvelle génération de professionnels, formée selon de nouveaux référentiels, avec la réforme LMD (licence-master doctorat). Elle est plus sensibilisée aux questions de santé publique et tournée vers l’éducation thérapeutique ou la recherche infirmière.

Cela a-t-il un effet sur les choix de pratique professionnelle ? Aujourd’hui, le fin du fin, quand on sort de formation, ce n’est plus de devenir infirmier de bloc opératoire. Faire de la médecine de parcours, de la coordination, suscite beaucoup d’intérêt. Il y a de plus en plus d’étudiants et de jeunes diplômés qui souhaitent se tourner vers la pratique libérale. D’ailleurs, ils l’annoncent quand ils rentrent à l’Assistance publique-hôpitaux de Paris, ils ne sont là que pour deux ans… L’hôpital fait de moins en moins envie aux jeunes infirmiers, désireux d’autonomie.