L'infirmière Libérale Magazine n° 318 du 01/10/2015

 

Cahier de formation

Savoir

Prévenir l’entrée dans la dépendance commence par l’identification des sujets âgés fragiles particulièrement à risque d’événements péjoratifs. Les facteurs médicaux ont longtemps été priorisés, mais d’autres facteurs de la vie quotidienne, sociaux par exemple, méritent d’être considérés car leurs conséquences sont tout aussi graves.

LE CONCEPT DE FRAGILITÉ

Définition

Un syndrome clinique

La fragilité de la personne âgée est considérée comme un syndrome clinique, marqueur d’un risque de mortalité, de perte d’autonomie, de chutes, d’hospitalisation et d’institutionnalisation. Le syndrome de fragilité n’est pas lié à une maladie précise. Les personnes sont dites “fragiles” lorsqu’elles présentent un risque de développer ou d’aggraver des limitations, des capacités fonctionnelles ou des aptitudes relationnelles et sociales.

Entre bonne santé et dépendance

La fragilité est souvent présentée comme un état d’équilibre précaire entre autonomie et dépendance (lire la question de patient ci-contre). En 2011, la Société française de gériatrie et de gérontologie (SFGG) a défini la fragilité comme un syndrome clinique :

→ qui reflète une diminution des capacités physiologiques de réserve et donc une diminution des capacités d’adaptation au stress (pathologie aiguë, chirurgie…) ;

→ dont l’expression clinique dépend des comorbidités et des facteurs psychologiques, sociaux, économiques et comportementaux ;

→ qui est un marqueur de risque de mortalité et d’événements péjoratifs, notamment d’incapacités, de chutes, d’hospitalisation et d’entrée en institution ;

→ dont l’âge est un déterminant majeur mais qui n’explique pas à lui seul le syndrome de fragilité ;

→ qui s’inscrirait dans un processus potentiellement réversible.

IDENTIFICATION DES FACTEURS DE FRAGILITÉ

Ils sont intriqués, en lien les uns avec les autres, et imposent une évaluation exhaustive de chaque domaine de fragilité pour en identifier les causes et proposer des interventions ciblées, adaptées et hiérarchisées.

Élargissement des critères

Les facteurs médicaux étaient privilégiés lors de la mise en place de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) en 2002. Seul le critère “isolement social” évoquait les facteurs sociaux de fragilité qui n’étaient alors pas considérés comme prioritaires car occasionnant moins de conséquences graves que les facteurs médicaux. Ces derniers regroupant troubles de la marche et chutes, dénutrition, incontinence, mauvaise observance thérapeutique ou complication iatrogénique, arthrose et ostéoporose, perte d’audition ou de vision, dépression.

Par la suite, les critères sociaux liés à l’âge ont été intégrés aux facteurs de fragilité de la personne âgée par la Caisse nationale d’assurance vieillesse des salariés, toujours à propos de l’APA. Sont aujourd’hui pris en compte le veuvage, la diminution des ressources financières, l’environnement de la personne, le logement, le réseau familial et social, les loisirs et les déplacements.

Facteurs socio-culturels

Ils concernent le mode et les conditions de vie : isolement, visites de la famille, aménagement du domicile, précarité, aides à domicile, activités culturelles ou sociales…

Les interventions visant à modifier les conditions de vie du patient peuvent avoir un impact direct sur son état de fragilité : aides à domicile, intervention de bénévoles, plus d’implication de la famille…

Comorbidités et polymédications

Un état de fragilité peut exister en dehors de toute pathologie chronique. Néanmoins, de nombreux patients fragiles sont souvent polypathologiques et également polymédiqués. Pour diminuer les risques liés à la fragilité, les pathologies diagnostiquées doivent être traitées non seulement pour améliorer leurs symptômes mais aussi pour diminuer le risque de complications et donc d’hospitalisations. L’exploration des comorbidités (troubles associés à une maladie initiale) permet également d’identifier des pathologies non diagnostiquées (lire l’encadré ci-dessus). La moitié des personnes âgées fragiles évaluées à l’Hôpital de jour de Toulouse (Haute-Garonne) présentent au moins une pathologie non diagnostiquée. L’impact régulièrement dénoncé des polymédications sur les sujets âgés doit être contrôlé.

Facteurs nutritionnels

La dénutrition protéino-énergétique est l’une des causes majeures de fragilité des personnes âgées, en particulier dans les suites d’une hospitalisation (voir notre n° 288 de janvier 2013). Un état de dénutrition amène à observer :

→ les causes : hospitalisation récente, troubles bucco-dentaires, régime restrictif… ;

→ les conséquences : asthénie et anorexie qui favorisent à leur tour la dénutrition, troubles psychiques d’intensités variables jusqu’à un syndrome dépressif, aggravation de la sarcopénie liée au vieillissement et de la faiblesse musculaire qui est un facteur favorisant les chutes. Les critères de la dénutrition protéino-énergétique ont été définis par la Haute Autorité de santé (HAS). Après 70 ans, un seul des critères suivants suffit à poser le diagnostic de dénutrition (voir le tableau ci-contre).

Facteurs cognitifs

Une plainte cognitive, des troubles mnésiques ou des difficultés dans la gestion du quotidien doivent faire rechercher :

→ des causes : fragilité cognitive, troubles cognitifs légers ou démence débutante… ;

→ des conséquences : notamment les troubles nutritionnels, les troubles comportementaux et le risque de chute.

Facteurs physiques et fonctionnels

Ils sont définis par une perte de poids ou des performances abaissées telle une diminution de la vitesse de marche ou de la force musculaire. La fragilité physique est la plus fréquemment repérée, d’autant que des interventions ciblées sur un affaiblissement physique et fonctionnel peuvent améliorer des facteurs nutritionnels ou thymiques. L’évaluation porte sur la recherche :

→ des causes : comme une dénutrition, une sarcopénie, une maladie neurologique ou rhumatologique sous-jacente ;

→ des conséquences : chutes, troubles du mouvement, de l’équilibre et de la marche, diminution des relations et activités sociales…

Facteurs thymiques

Un état thymique concerne l’humeur du patient qui influence son comportement extérieur, son affectivité et, par conséquent, sa vie sociale. L’état thymique étant étroitement lié à tous les domaines de la fragilité, la suspicion d’une dépression, parfois difficile à repérer à cause d’une clinique atypique, doit faire envisager un avis spécialisé et/ou un traitement antidépresseur.

Facteurs sensoriels

Les troubles auditifs ou visuels peuvent contribuer à l’état de fragilité du patient, notamment lorsqu’ils induisent un repli social, une moindre activité physique et cognitive, et augmentent le risque de chutes. Le dépistage et le suivi des troubles sensoriels sont très importants dans la population âgée.

Facteurs génétiques

Tous les facteurs de fragilité ne sont pas modifiables. C’est le cas des facteurs génétiques qui ne sont pas accessibles à une intervention. Les prédispositions génétiques familiales, pas forcément identifiées, expliquent que, dans certaines familles, tout le monde vieillit bien, quel que soit le mode de vie ou la présence de pathologie. Il peut s’agir aussi de prédispositions pouvant favoriser des pathologies. Des facteurs génétiques peuvent par exemple influer sur le risque de maladie cardiaque car les gènes déterminent tous les aspects du système cardiovasculaire. La variation génétique, ou mutation, d’un seul gène peut augmenter la probabilité de maladie. Dans le cas d’une hypercholestérolémie familiale, une mutation génétique modifie l’action d’une protéine, ce qui influe sur la façon dont l’organisme métabolise le cholestérol. La fragilité repose sur l’accumulation de facteurs de risque qui commence très tôt dans la vie. Toute susceptibilité génétique qui provoque un jour des pathologies chroniques ou une faiblesse musculaire participe à la fragilité.

Autres facteurs

L’évaluation de la fragilité intègre également d’autres facteurs comme une incontinence urinaire, une hospitalisation récente, le statut vaccinal, des troubles du sommeil, une anxiété.

LES OUTILS DE REPÉRAGE DE LA FRAGILITÉ

En France, la prévalence de la fragilité selon les critères de Fried (lire ci-après) a été évaluée à 15,5 % parmi les sujets âgés de plus de 65 ans vivant à domicile(1). Les femmes sont plus souvent concernées : 20 % des femmes sont fragiles contre 10 % des hommes(2).

Selon le modèle de Fried

Depuis 2001, les critères définis par Linda Fried, épidémiologiste américaine et professeur de gériatrie, sont les plus fréquemment retenus pour le diagnostic de fragilité des personnes âgées.

Cinq critères physiques

→ Perte de poids involontaire de plus de 4,5 kg (ou ≥ 5 % du poids) au cours de la dernière année.

→ Diminution de la vitesse de marche.

→ Sentiment d’épuisement exprimé (faible endurance, fatigue).

→ Diminution de la force musculaire.

→ Sédentarité (activités physiques réduites).

Trois états facilement repérables

→ Pas de critère : personnes dites “non fragiles” ou “robustes” qui ne nécessitent pas de prise en charge spéciale.

→ En présence d’un à deux critères, la personne est considérée comme “pré-fragile”. Cet état est une étape ne présentant pas de signe clinique évident, mais dont les facteurs méritent d’être corrigés pour ne pas franchir une étape supplémentaire dans le processus de fragilisation qui peut se développer avec l’avancée en âge.

→ En présence de trois critères ou plus, la personne est “fragile”, ce qui est considéré comme un stade initial de dépendance fonctionnelle (Académie de médecine). Les interventions contre les facteurs de fragilité sont alors fortement recommandées.

Selon le modèle de Rockwood

Les critères de Linda Fried sont parfois jugés “réducteurs” car ils n’incluent pas les troubles cognitifs, psychiques ou sociaux.

En 2005, le modèle de fragilité de Kenneth Rockwood, professeur de gériatrie canadien, intègre des facteurs cognitifs et sociaux : cognition, humeur, motivation, motricité, équilibre, capacités pour les activités de la vie quotidienne, nutrition, condition sociale et comorbidités (présence d’un ou de plusieurs troubles associés à un trouble primaire). Le modèle de Rockwood, plus complexe et plus long, n’est utilisé qu’en consultations spécialisées.

LES CONSÉQUENCES DE LA FRAGILITÉ

Elles regroupent troubles de la mobilité, chutes (répétitions et conséquences), accroissement de la consommation médicamenteuse et de la demande en soins, admissions et séjours hospitaliers itératifs, entrée en dépendance qui correspond au besoin d’aide externe pour effectuer les actes essentiels de la vie quotidienne, institutionnalisation et décès(3). En 2010, une étude a montré que la fragilité était la situation chronique menant le plus fréquemment au décès d’une personne âgée(4). Le suivi pendant dix ans de 754 sujets âgés vivant à domicile a révélé que la fragilité est la principale cause de décès retrouvée (28 %, devant les pathologies d’organe (21 %), les cancers (19 %), les démences (14 %) et les autres causes (15 %).

L’AMÉLIORATION DES FACTEURS DE FRAGILITÉ

La fragilité est potentiellement réversible, mais cette réversibilité n’est généralement pas spontanée (lire Savoir faire, la partie “Initier une prise en charge de la fragilité”, p.41). Elle nécessite le plus souvent des interventions gériatriques formalisées qui portent sur plusieurs domaines :

→ l’activité physique adaptée et la lutte contre la sédentarité ;

→ la nutrition ;

→ la réduction de la polymédication et l’optimisation thérapeutique ;

→ la mise en place d’aides sociales, l’adaptation de l’environnement et la mobilisation des liens sociaux.

(1) “Comment repérer la fragilité en soins ambulatoires ?”, Haute Autorité de santé, juin 2013. À lire via le lien raccourci bit.ly/1pbSlJh

(2) “Mesurer la fragilité des personnes âgées en population générale : une comparaison entre ESPS et SHARE”, Irdes, mai 2014. À lire via le lien raccourci bit.ly/1OCqFun

(3) “Vieillissement & dépendance. Il est possible et urgent d’inverser la tendance”, Académie nationale de médecine, mai 2014. À lire via le lien raccourci bit.ly/1izcwUH

(4) Thomas M. Gill, Evelyne A. Gahbauer, Ling Han, et al. “Trajectories of disability in the last year of life”. New England Journal of Medicine, 2010.

Question de patient

La notion de fragilité peut-elle être retenue en présence d’une maladie ?

« La présence d’une pathologie n’exclut pas un possible état de fragilité, sauf s’il s’agit d’une pathologie sévère, elle-même source de perte d’autonomie. D’autant qu’une pathologie chronique peut elle-même être la cause de la fragilité. Le concept de fragilité est plutôt limité par la notion de dépendance à partir de laquelle une personne n’est effectivement plus à risque de perte d’autonomie. Un patient hémiplégique qui est dépendant dans les actes de la vie quotidienne à la suite d’un accident vasculaire cérébral (AVC) n’est pas considéré comme fragile. En revanche, le patient qui, quelques années après un AVC, conserve une dysarthrie qui ne l’handicape pas au quotidien, sans perte d’autonomie, peut présenter des facteurs de fragilité. L’infirmière peut repérer la fragilité chez des personnes indemnes de dépendance mais pas de pathologie chronique. »

Point de vue

« Un état fragile est possible avec ou sans comorbidités »

Dr Sandrine Sourdet, gériatre, responsable de l’Hôpital de jour d’évaluation des fragilités et de prévention de la dépendance du Gérontopôle de Toulouse (Haute-Garonne)

« Un état de fragilité peut survenir sans comorbidité ou à cause des comorbidités présentes. Un état fragile est possible avec ou sans comorbidités. Par exemple, un infarctus et un début d’insuffisance cardiaque datant de quelques années peuvent limiter le patient dans ses activités quotidiennes, entraîner une altération physique et donc une fragilité physique. Dans ce cas, la fragilité peut être due à la pathologie cardiovasculaire, ce qui reste à vérifier. En revanche, il ne faut pas faire d’amalgame entre comorbidités et fragilité. La présence de troubles associés à une maladie ne signe pas systématiquement un état de fragilité. Certaines personnes vivent avec plusieurs comorbidités sans être fragiles. »

La souffrance psychique

Une souffrance psychique chez une personne âgée est un facteur de fragilité qui peut avoir des manifestations variées et trompeuses comme, par exemple, un ralentissement psychomoteur, un repli sur soi ou une somatisation. Ainsi, deux tiers des plaintes liées à la dépression ont une expression somatique considérée comme un « véritable masque d’un état dépressif »*. Elles sont encore souvent mises sur le compte du seul vieillissement alors que la dépression des personnes âgées est une pathologie vraie et en aucun cas la conséquence logique d’un vieillissement normal.Le repérage d’un état de mal-être est un préalable indispensable à l’accompagnement des personnes en souffrance psychique. Il permet l’orientation vers le médecin traitant et/ou vers la mise en place d’aides, de soins ou de traitements adaptés. Sachant que la souffrance psychique peut également concerner les aidants.

Un repérage précoce

Les recommandations publiée par l’ANESM en 2014* donnent aux professionnels travaillant auprès de personnes âgées à domicile ou en établissement les moyens d’améliorer la prise en compte de la souffrance psychique. La première étape consiste à observer, le cas échéant avec le (s) aidant (s), les modifications de l’attitude de la personne :

→ dans son rapport à elle-même : dégradation de l’image corporelle, de l’hygiène et/ou de l’apparence, refus d’alimentation ou perte d’appétit, arrêt d’un régime alimentaire conseillé ;

→ dans son rapport aux autres : repli sur soi, mutisme, apathie, instabilité de l’humeur, irritabilité, agressivité, désintérêt dans les échanges avec autrui, démotivation, baisse ou arrêt d’activités, pessimisme vis-à-vis de l’avenir… ;

→ dans son rapport aux soins : oppositions aux soins, mauvaise observance d’un traitement, sur ou sous-consommation médicamenteuse ;

→ dans son rapport aux éléments du quotidien : désintérêt pour des objets personnels et/ou symboliques, pour la gestion financière, négligences dans l’entretien du logement, diminution des sorties extérieures, ralentissement flagrant de l’activité…

L’infirmière sera particulièrement attentive aux comportements de type mises en danger ou équivalents suicidaires conscients ou inconscients. Un équivalent suicidaire correspond à une conduite dangereuse souvent répétitive, exprimant symboliquement un désir de mort alors que la personne en dénie le risque et la finalité.

*“Prise en compte de la souffrance psychique de la personne âgée : prévention, repérage, accompagnement”, Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM), mai 2014 (lien bit.ly/1XPogCI).