Pendant un an, fini les tournées et les visites aux patients : Christelle Grange délaisse la Dordogne, où elle exerce comme Idel depuis treize ans, pour une virée en famille et en vélo en Amériquecentrale et en Océanie. Ce périple s’ajoutera à ses précédents carnets de voyages – bien remplis.
En cette fin août, genou à terre devant sa maison périgourdine, Christelle Grange, 48 ans, tente d’arrimer un porte-bagage à un vélo bientôt équipé de sacoches de voyage. La veille, elle a fait ses adieux à ses patients lors de sa tournée sur Prigonrieux, à six kilomètres de Bergerac. Dans une poignée de jours, elle s’envolera avec Philippe, son conjoint, et Théo et Nina, leurs enfants de 13 et 15 ans. Ils se lanceront dans un périple à vélo de près d’un an, du Mexique au Panama, puis en Nouvelle-Zélande et en Nouvelle-Calédonie. Il ne s’agit pas d’un exploit sportif : ce qui motive cette famille de baroudeurs, ce sont les rencontres.
Le couple n’en est pas à son coup d’essai. « Entre 1996 et 2001, nous sommes partis en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique », raconte Christelle, qui vit le voyage comme une façon de se construire. Depuis treize ans qu’elle est installée en Dordogne, les enfants ont grandi et il est temps de leur fournir une autre vision du monde.
Dernière d’une fratrie de huit filles, « j’ai grandi dans une ZUP [zone à urbaniser en priorité] en Haute-Savoie, explique Christelle. J’ai appris à me battre en même temps qu’à marcher ». Voilà probablement d’où lui vient son côté tête brûlée… à l’heure des choix professionnels, elle hésite entre infirmière puéricultrice et éducatrice spécialisée. Elle est reçue aux deux concours. « Mais l’école infirmière était à Chambéry, plus près de chez nous et gratuite. Mon père n’a pas hésité. » C’est « sans regret » qu’elle embrasse la carrière infirmière, car le soin lui va bien. Elle qui a perdu sa mère à 18 ans veut s’occuper des “autres”. « En 1991, j’ai commencé ma carrière d’infirmière puéricultrice en Suisse en unité de pédiatrie dans une clinique américaine. J’ai adoré la “néonat”, les bébés sont de l’énergie pure, mais on tournait avec la “réa” et, là, je le vivais très mal. » Au bout de quatre ans, elle jette l’éponge.
Entre-temps, Philippe, jeune commercial, est entré dans sa vie un jour de ski : leurs routes se sont croisées sur les pentes enneigées du Jura. « J’avais envie d’une maison pour y élever nos enfants autrement que ce que j’avais connu. En 1996, nous avons signé le compromis de vente pour un chalet et le vendeur s’est rétracté ! Il a dû nous verser 10 % de la valeur du bien pour préjudice, mais j’étais vraiment déçue », rapporte Christelle. Mieux vaut alors oublier la maison. Pourquoi, avec cet argent, ne pas faire le tour du monde ?
Voilà donc la jeune puéricultrice, jamais partie en vacances de toute son enfance, sur les routes avec Philippe, sans contraintes, parcourant les continents au gré des rencontres. Et de leurs envies : skier sur la piste la plus haute du monde en Bolivie à plus de cinq mille mètres d’altitude, faire de la plongée sous-marine sur la côte thaïlandaise… Le goût de Christelle pour les sensations fortes ressort. « Adolescente, j’avais passé le permis moto avant le permis voiture, et je sautais en parachute », souligne-t-elle. Pendant ce périple, elle soigne des bobos à l’occasion. Septembre 1998, rapatriement sanitaire dans l’Hexagone : Philippe a contracté une grippe en Asie.
Au bout de quelques mois, le voyage reprend à moto, de Turquie jusqu’en Afrique du Sud par la route de l’Est. Cette fois, le couple investira dans le développement local pour donner autant qu’il a reçu. En route, Christelle se passionne pour le Soudan, aride et supposé malfamé, se montre moins enthousiaste sur l’Éthiopie. Quelques péripéties s’invitent aussi : miracles de l’Aspégic sur un enfant bien mal en point, racket à la Kalashnikov… L’aventurière chevauchant sa 600 centimètres cubes atteint Cape Town (Le Cap) en Afrique du Sud enceinte de sept mois. Le couple revient en France pour vendre ses motos. « Nous voulions que la somme récoltée profite directement aux populations, sans non plus créer de besoins », insiste Christelle. Grâce aux 40 000 francs (6 000 euros) de la vente, Christelle et Philippe repartent deux mois plus tard, accompagnés de la petite Nina, en direction du Cap pour améliorer une crèche de Guguletu, dans un township (quartier noir défavorisé) de la ville. Les locaux de la “structure” se composent de trois bus désaffectés aux vitres cassées, hébergeant soixante-dix enfants. Durant douze mois, à l’aide d’hommes recrutés sur place, les deux globe-trotteurs érigent une crèche de soixante-dix mètres carrés, en dur : murs en brique, toit en tôle et, luxe suprême, des sanitaires. Fin 2001, mission accomplie. La petite famille prend le large direction l’Égypte, s’installe à Charm-el-Cheikh, au bord de la mer Rouge, et vit de la plongée sous-marine. En 2003, dans le Périgord, le couple achète une longère à rénover. « On a pique-niqué sur la pelouse, il faisait beau, on a signé », s’amusent-ils. Cet achat signe leur retour durable en France, aux côtés du dernier-né, Théo, un an.
Après quatre ans de voyage, l’intensité de la relation de soin lui manque. « De ce point de vue, le seul moment comparable est peut-être celui du baptême de plongée », estime-t-elle. En Dordogne, Christelle reprend le remplacement libéral qu’elle avait pratiqué le temps de son retour en France en 1998. « Après ce que j’avais vécu, à Mayotte par exemple où j’avais travaillé en service pédiatrique pendant les quatre mois où nous y avions séjourné, je ne me voyais plus dans une structure avec des procédures rigides. Déjà, la nuit en “néonat”, j’amenais les parents voir en douce leur enfant. » En 2006, elle rejoint le cabinet d’une collègue. « Je ne suis plus puéricultrice, mais j’applique les mêmes principes : je détourne l’attention des patients en cas de douleur, ou je “joue” pour les sortir de leur morosité », sourit la soignante. Elle apprécie les soins techniques, mais, à ses yeux, « le soin doit prendre en charge la personne dans sa globalité ». Son moteur ? Le partage. Des patients lui offrent des tomates, des champignons. Elle confectionne des brioches avec le conjoint boulanger d’une patiente. « J’apporte aussi des croissants le dimanche, une fois chez l’un, une fois chez l’autre, les plus isolés. Ils me confient leur histoire », témoigne la baroudeuse.
Depuis 2009, au cabinet, elles sont trois associées et assurent dix jours consécutifs chacune : « Ce rythme me laisse du temps. » Mais, cette fois, voyage autour du monde oblige, le roulement durera… douze mois. Une Idel au profil quasi sur mesure, expérimentée et à la recherche d’un remplacement long, prend le relais de Christelle pendant son périple en vélo. Avant le départ, les adieux ont été difficiles auprès des patients en fin de vie.
Deux ans que le voyage est dans les cartons. Le budget est d’environ 70 000 euros : vélos, matériel de camping, photo, vidéo, billets d’avion, enseignement à distance pour les enfants… Le couple a pu épargner, s’appuyant notamment sur les locations d’appartements retapés par Philippe, reconverti dans la rénovation. Une poignée de sponsors apporte son concours. « Nous transporterons le minimum – dix kilos pour chaque enfant, vingt pour moi et trente pour Phil. Nous dormirons sous la tente, là où les gens nous accueilleront. C’est sûr, les premiers jours seront difficiles pour Nina et Théo. » De son côté, elle est impatiente de retourner à plus de simplicité, à l’essentiel.
« Il a fallu traiter tout l’administratif, aussi pour le cabinet : suspendre la Carpimko, le logiciel de télétransmission, annuler les assurances… Nous avons appris à monter les vélos – ils voyageront en pièces détachées, en caisse – et à les réparer. Pour les destinations, c’est Phil qui s’en est occupé, je verrai ça dans l’avion ! Au niveau santé, ce que je crains le plus, ce sont les allergies et les œdèmes de Quincke causés par un aliment, une piqûre d’insecte ou une morsure de serpent. »
Si l’objectif est de transmettre aux enfants « les joies et les richesses de ce style de voyage à la rencontre de cultures différentes », Christelle a aussi l’intention de partager plus largement l’aventure : « Nous avons réussi à intéresser le professeur d’espagnol pour la phase Amérique centrale et celui des sciences pour la Nouvelle-Zélande – nous passerons par Skype. L’idée est de créer des liens avec des classes au cours de nos étapes. » En outre, sur www.filcrinito.fr ainsi que sur le Facebook éponyme, tout un chacun peut les suivre dans leurs aventures. Enfin, France Bleu Périgord a programmé une chronique hebdomadaire et des interviews en direct. Ils sont heureux de mettre en action une fois encore leur devise, « on ne savait pas que c’était impossible, alors on l’a fait », inspirée d’une citation de l’écrivain américain Mark Twain.