SOLIDARITÉ > Cet été, Hannan et Laurence, deux Idels parisiennes, ont travaillé durant une semaine dans le centre de soins que l’ONG Médecins du monde a mis en place dans le bidonville de Calais. Elles en sont revenues choquées par les conditions dans lesquelles l’État abandonne les migrants.
" J’avais l’impression de ne pas être en France », résume Hannan Mouhim lorsqu’on l’interroge sur sa semaine passée aux côtés de Médecins du monde (MDM) dans le centre de soins mis en place par l’ONG dans les dunes de Calais (Pas-de-Calais). « Les règles de santé publique ne s’appliquent pas, la zone est abandonnée des autorités, les pompiers n’entrent pas dans le camp pour venir chercher des patients en situation critique, c’était consternant. Nous avons ressenti un sentiment de honte de voir que cela peut arriver sur le territoire français », ajoute à son tour Laurence Thibert.
Les deux Idels ont pourtant l’habitude de la maladie et de la précarité. Elles travaillent dans la maison de santé Pyrénées-Belleville, dans un quartier populaire de Paris, qui affiche une forte orientation sociale. Elles ont aussi précédemment participé à des missions humanitaires à l’étranger et travaillé avec le Samu social. « Et puis l’un des médecins de notre maison de santé, Mady Denantes, nous a parlé de la mission MDM et indiqué qu’elle y passerait quelques semaines bénévolement cet été. Cela nous a intéressées. » Les deux jeunes femmes proposent donc leur aide, durant une semaine en août dernier, auprès des quelque 3 000 migrants, originaires d’Afrique ou du Moyen-Orient, qui campent à Calais, à même les dunes, dans l’attente d’un passage vers le Royaume-Uni.
« Nous avons découvert le centre de soins, constitué de tentes et de petits chalets de consultation, décrit Laurence Thibert. Il y a un espace d’attente et de tri, et des consultations médicales et infirmières proposées par des professionnels tous bénévoles. »
Chaque après-midi, lorsque le centre ouvre, la file d’attente est déjà largement constituée. « Nous avions de la disponibilité pour une trentaine de consultations par jour, poursuit l’infirmière. Nous distribuions des tickets et, quand il n’y en avait plus, il nous fallait sortir avec notre thermomètre et notre tensiomètre pour vérifier s’il y avait encore des urgences aiguës parmi les personnes dans la file d’attente. » Malgré l’indécence de la situation, les deux infirmières soulignent le calme extrême de tous les patients. « Nous devions annoncer régulièrement aux gens qu’on ne pourrait pas les voir ce jour-là, alors qu’on leur avait peut-être déjà demandé la veille de revenir le lendemain. Ils étaient extrêmement compréhensifs. »
Côté affections, la première que rencontrent les infirmières est la gale. Une épidémie sévit sur le camp, dénoncée depuis des mois par l’ONG, sans qu’aucun protocole de lutte n’ait été mis en œuvre par les autorités sanitaires. « Nous avons observé des lésions surinfectées comme on n’en voyait pas même lorsque nous travaillions pour le Samu social », précise Hannan. Le traitement oral contre le parasite est administré, et des sprays sont distribués afin que les patients puissent désinfecter leurs effets. « Mais c’est tout leur environnement, leur tente, leurs proches, qu’il faudrait pouvoir traiter, s’inquiète l’Idel. Nous leur demandions d’amener les personnes avec qui ils vivent, mais souvent celles-ci étaient en train de faire la queue au centre Jules-Ferry voisin, pour y récupérer l’unique repas chaud de leur journée. »
Les migrants arrivent également avec des fractures du calcanéum résultant des tentatives de sauts sur les trains pour passer sous la Manche via le tunnel, des mains déchirées par les lames des fils de fer barbelés censés interdire l’accès aux points de passage potentiels, beaucoup de cas de varicelle, des abcès dentaires, des traumatismes anciens ou plus récents consécutifs aux violences subies dans le pays d’origine ou dans le camp. « Il y avait peu de maladies chroniques, car ceux qui quittent ainsi leur pays sont le plus souvent des personnes jeunes, qui sont parties en bonne santé, même si l’épreuve du voyage génère perte de poids (nous avons observé beaucoup d’IMC inférieurs à la norme), hypotension, fatigue extrême, déshydratation. » Laurence se souvient de ce jeune homme dont les incisives avaient été brisées après une chute du toit d’un train : « La pulpe était à vif, il souffrait terriblement et nous n’avions que du paracétamol à lui proposer. L’un des médecins présent à la consultation ce jour-là a appelé un à un tous les dentistes libéraux de la région avant que l’un d’entre eux accepte de le recevoir. »
Hannan Mouhim a également entendu de nombreuses demandes d’IVG. « Dans les situations de viol, nous étions extrêmement démunies, ce qui n’arrive jamais dans notre exercice quotidien, témoigne-t-elle. En France, normalement, nous savons toujours quelle autorité alerter pour mettre à l’abri une femme qui est menacée. » L’équipe a simplement pu offrir une tente, un duvet, un kit d’hygiène… « Et beaucoup de femmes nous ont raconté qu’elles s’étaient fait faire une injection contraceptive avant de s’engager dans le passage. C’est dire qu’elles savent ce qui risque de leur arriver et se préparent à subir le pire. »
Les deux Idels sont également stupéfaites de constater que, même lorsqu’ils se rendent à l’hôpital, les migrants ne bénéficient pas des soins ou outils de diagnostics recommandés en population générale. « Quand nos patients étaient envoyés à l’hôpital, pour une suspicion de fracture du calcanéum, ils revenaient quasi systématiquement avec des radios, alors que cet examen est insuffisant pour diagnostiquer avec précision une telle lésion. » Comment imaginer qu’ils puissent accéder ensuite au traitement et surtout à la longue rééducation nécessaire pour limiter ou éviter toute séquelle ?
Pourtant, au quotidien, l’équipe trouve aussi des solutions. « Un monsieur qui souffrait d’une affection dermatologique sévère a notamment pu accéder à un lit halte soins santé. C’était une vraie victoire pour le médecin qui s’est battu pour le mettre à l’abri. » Les infirmières voient aussi rapidement s’améliorer les nombreuses plaies qu’elles sont amenées à prendre en charge. « Et nous avons aussi vécu des moments d’incroyable légèreté, des rencontres humainement enrichissantes, et beaucoup écouté, malgré l’absence de traducteurs… » Elles se disent prêtes à repartir, même s’il n’est pas facile pour des libérales de libérer suffisamment de temps pour intégrer l’organisation de travail d’une ONG. « Nous ne sommes pas allées à Calais en pensant que nous allions sauver le monde, conclut Laurence Thibert. Mais nous avons fait notre travail et apporté nos compétences, car il y a en a toujours grand besoin là-bas. »
→ Le gouvernement en mission… Une mission médicale a été chargée mi-octobre par le gouvernement d’évaluer le dispositif de prise en charge des migrants à Calais.
→ …après le défenseur des droits Le défenseur des droits, constatant sur place des difficultés d’accès aux soins (entre autres) pour les exilés, a émis des recommandations début octobre (lien : bit.ly/1Z8DV0P).
Comment le drame des migrants est-il perçu par la population la plus fréquemment prise en charge par les Idels, les personnes âgées ? éléments de réponse avec Isabelle Basset, psychologue clinicienne à l’Ehpad de Longueau (Somme).
« Le déferlement médiatique empêche les résidants, dont beaucoup sont grabataires et la moitié touchée par Alzheimer, de percevoir les faits autrement que par l’émotion pure. Ils sont surtout informés du drame des migrants par la télévision, qu’ils regardent souvent seuls dans leur chambre. Le matin, une animatrice propose aussi une lecture en groupe du Courrier picard. De la discussion ressort l’accusation selon laquelle les migrants seraient “des lâches qui fuient leur pays en guerre”… Les résidantes qui m’ont parlé des migrants ont pourtant toutes été évacuées du Nord de la France pendant la Seconde Guerre mondiale, fuyant elles aussi la terreur. À l’une d’elles, j’ai fait remarquer que, même partie dans sa charrette, elle n’était “pas une mauvaise fille”… L’expérience du conflit à laquelle se heurtent les migrants réactive chez des résidants le traumatisme de la Seconde (voire de la Première) Guerre mondiale, qu’ils ont vécue. La peur que “la guerre commence”, et celle d’être prétendument “envahis”, sont liées à la crainte de l’Occupation pendant la guerre. Je ne les vois pas comme des racistes, il n’y a rien de politique : ils redoutent l’étrangeté plus que l’étranger. Ils craignent l’une des pertes liées au grand âge : celle de leurs repères. Les résidants sortent très peu : l’extérieur devient méconnu, et l’idée de ne plus reconnaître le monde autour d’eux peut être angoissante. Pour sortir de ces émotions négatives vis-à-vis des migrants, l’idée est de susciter, chez eux, l’empathie. »
PROPOS RECUEILLIS PAR MATHIEU HAUTEMULLE