Aurore Lefilleul a quitté les rivages de la Méditerranée pour les Pyrénées. Dans les montagnes, elle pratique une double activité : infirmière libérale et bergère. Elle alterne donc tournées et gardiennage de troupeaux sur les versants, tout près du lac d’Artouste.
Au cœur des Pyrénées béarnaises, non loin de la cathédrale d’Oloron-Sainte-Marie, classée au patrimoine mondial de l’humanité à l’Unesco, l’heure de la tournée a sonné. Sous le soleil d’été, Aurore Lefilleul prend place dans son véhicule utilitaire garé en bas de chez elle. Inouk, son border collie, race de chien de conduite de troupeau, grimpe à l’arrière. En effet, depuis six ans, l’infirmière partage son temps entre le soin et le métier de bergère. La pluriactivité, « c’est un vrai choix de vie ».
Et de tels choix, elle en a faits. Car le métier d’infirmière est une reconversion. En 2000, à son entrée à l’Ifsi de Nice (Alpes-Maritimes), non loin de Toulon où elle a grandi, elle a 25 ans et déjà une expérience professionnelle. « J’avais travaillé deux ans dans la logistique humanitaire. Seulement, sur le terrain, au Sénégal puis en Albanie, l’aspect technique ne m’intéressait pas. J’étais bien plus attirée par le côté humain », retrace Aurore, titulaire d’un BTS en gestion et maîtrise de l’eau.
En 2005 et 2006, elle repart en mission, au Darfour puis en Birmanie, cette fois en tant qu’infirmière : le métier lui plaît. Cependant, « les missions étaient éprouvantes et les retours difficiles. On est tellement en décalage avec les autres », souligne-t-elle. Elle ne s’y retrouve pas, mais exercer le métier de façon classique ne l’attire pas pour autant. « Avant de reprendre comme infirmière humanitaire, pendant deux ans, j’avais travaillé au Samu social de la Croix-Rouge française, en intérim, puis en accueil de jour… Je n’aimais pas la blouse blanche, ni les relations à la hiérarchie. Du coup, après la Birmanie, j’ai essayé le remplacement en libéral. » Un exercice qui, dans la « trop grande ville de Nice », lui déplaît. La voilà en mal de nature. Néanmoins, « je ne voulais pas abandonner le soin », insiste-t-elle.
La solution arrive en 2008 : elle découvre l’existence d’une formation de berger pour adulte dans les Pyrénées, au Centre de formation d’apprentis (CFA) d’Oloron-Sainte-Marie. Toute son enfance, Aurore avait pour habitude d’aller randonner en famille dans les Alpes. Une habitude qui s’est transformée en passion pour la montagne, associée à une fascination pour le métier de berger. « Le métier m’attirait, mais il me semblait inaccessible. Je ne suis pas du milieu », remarque Aurore.
En 2011, elle sort de deux ans de formation en alternance. Anatomo-physiologie de la brebis, pathologies potentielles, traite, fabrication du fromage, conduite du troupeau… Elle apprend les ficelles du métier lors des cours et au fil de ses expériences professionnelles : bergère d’estives dans les Pyrénées-Atlantiques, bergère itinérante d’appui aux bergers à la suite d’attaques d’ours en Ariège, technicienne chien de protection dans les Hautes-Pyrénées… Ponctuellement, elle réalise tout de même des remplacements infirmiers d’une semaine. « J’avais peur de perdre mon statut. »
En ce jour d’été où nous la rencontrons, elle achève une série de remplacements commencée en janvier, avant de repartir vers les cîmes et son travail de bergère. Arrivée dans la cour de la petite ferme de l’un de ses patients du jour, elle coupe le moteur. En contre-bas, un vallon verdoyant. Aux alentours, le spectacle de sommets découpés. « Je fais plus de kilomètres qu’en ville, mais ici, les paysages sont magnifiques », dit-elle, radieuse. À l’intérieur, Gabriel, 80 ans, lui assure qu’elle est en retard. Son impatience ne résiste pas au “Russe”, spécialité pâtissière d’Oloron-Sainte-Marie, qu’Aurore a apporté — comme promis — en guise d’au-revoir. Au mur, des photos de vaches rappellent la vie d’éleveurs de Gabriel et de Marie, son épouse. « Tu reviendras, non ? », s’inquiète le couple qui s’est attaché à celle qu’ils savent bergère, tout comme l’est l’un de leurs fils aujourd’hui. « On parle brebis, de quand faucher le regain [l’herbe qui repousse dans la prairie après la première coupe, selon le Robert…]. Je continue à apprendre, avec eux, comme avec d’autres de mes patients anciens agriculteurs », confie Aurore, le soin terminé.
Un peu plus loin, Inouk descend de la voiture. « Je le fais courir, il doit s’entraîner et se faire les coussinets avant l’estive. L’été dernier, il a eu les pattes en sang à courir sur les sentiers pierreux et dans les éboulis des versants », évoque-t-elle. La tournée se poursuit : ici, chez un couple d’anciens enseignants, là, chez une ex-agricultrice qui l’attend avec un journal ouvert sur un article présentant une autre infirmière bergère. « Tous les ans, il y en a qui font la formation, pas toutes libérales », souligne Aurore. La tournée est achevée. De retour à Oloron, Inouk a mérité une baignade dans la rivière, le Gave. Dans deux jours, Aurore rejoindra ses chères montagnes avec son chien.
Station de Fabrège en vallée d’Ossau. 7 h 30. Depuis début août et jusqu’à la transhumance fin septembre, Aurore a troqué la voiture et la sacoche d’Idel contre les chaussures, le bâton de marche et le sac à dos. Elle monte rejoindre les 550 brebis qu’elle a laissées, le temps de deux jours de repos, à la garde de leur propriétaire. Elle grimpe dans la télécabine avant de s’installer à bord du petit train d’Artouste pour une heure de trajet. Un spectacle grandiose et de plus en plus minéral. Le terminus se trouve au pied du barrage du lac d’Artouste, lové à 2 000 mètres d’altitude. Sur la rive se trouve la cabane de berger, la sienne, le temps de l’estive : trois mètres sur sept au confort minimal, mais fonctionnel. Lits, table et chaises, gazinière… et rideaux aux fenêtres. En revanche, ni électricité, ni sanitaires. « Le soir, je dîne à la bougie. L’eau, je vais la chercher à la source tout à côté. J’y mets du Micropur parce que le parc des brebis est juste au-dessus. Pour me laver et faire la vaisselle, je vais jusqu’au lac », raconte Aurore.
La journée peut commencer. Un pique-nique dans le sac, coiffée de son chapeau de paille, bâton en main, elle ouvre la porte au troupeau de basco-béarnaises et aux trois patous, des chiens de montagnes des Pyrénées, qui ne le quittent jamais et le protègent. Aurore conduit les brebis d’un herbage à un autre à leur rythme, avec l’aide d’Inouk et de Chipie, la chienne qu’un ami berger lui a prêtée en renfort. « Chipie, gauche », lance-t-elle soudain pour qu’elle contourne le troupeau et le ramène, évitant qu’il ne franchisse un col ; « Inouk, idylle », ajoute-t-elle pour que son chien reste à ses pieds, lui qui meurt aussi d’envie de courir. Âgé de deux ans, il apprend encore le métier. « Cette année, il répond mieux aux ordres, j’ai moins à courir… », commente la montagnarde en s’engageant, le pied sûr, dans un raccourci escarpé. Du haut du versant jusqu’au ruisseau qu’on croirait sorti d’un coin de Canada, les heures défilent et l’après-midi s’achève. C’est l’heure du regroupement : retour au parc pour les soins.
« Ce sont des laitières, mais elles sont taries, alors je ne fais pas la traite », explique Aurore qui passe par la cabane enfiler un bleu de travail. Un seau dans chaque main, l’un avec du sel et l’autre pour le soin (avec ciseaux, seringue, antibiotique, bleu de méthylène…), Aurore rejoint les bêtes. « J’ai repéré plusieurs brebis qui boîtaient, les panaris sont courants et peuvent très mal finir, remarque-t-elle, redevenue soignante. C’est peut-être plus facile pour moi. J’ai développé le sens de l’observation auprès des patients. »
Tailler les onglons, assainir les plaies – certaines gagnées par des asticots –, injecter un antibiotique, scier une corne… Rien ne doit échapper à son œil expert. Pour s’y retrouver, elle signale la brebis traitée à l’aide d’un marqueur de couleur. « L’année dernière, j’ai perdu une dizaine de bêtes : certaines, nées en plaine, n’avaient vraiment pas le pied montagnard, et deux à cause du brouillard – on sort quel que soit le temps. Sur le parcours, plusieurs se sont agglutinées sur une vire, un surplomb. Surprises par le train, les premières ont sauté et deux se sont cassé le cou. Je préfère encore la pluie. »
Il est temps de nourrir les chiens et de se poser. « Ici, je me couche tôt. Je me ressource. Je lis, je dessine, et puis j’ai du temps pour la contemplation… quand il fait beau et que les brebis sont calmes. Je n’ai pas peur de la solitude. De toute façon, je ne vois pas passer les journées. Et rien n’empêche les visites. La montagne et les bêtes me ressourcent et me distraient de l’espèce humaine, un temps seulement ! »
Cette année, « tout ce que j’aime s’est assemblé à merveille », se félicite Aurore. Et de citer les remplacements auprès de patients « avec lesquels j’ai beaucoup en commun » ; pendant quinze jours en juillet, la participation au muletage, « une activité ancestrale de portage à dos d’âne qui a disparu partout, sauf ici en Béarn : il s’agit de monter le ravitaillement aux bergers en altitude et, au retour, de descendre les fromages qu’ils ont fabriqués » ; le gardiennage sur la même estive que l’an dernier.
Cerise sur le gâteau, à l’automne, elle a enchaîné avec un mois de randonnée à cheval en compagnie de son cheval Belar tipi, un hispano-arabe, de sa mule Mulotte et de l’inséparable Inouk. Avant le départ, les équidés attendaient sur une autre estive, à vaches, qu’ils apprécient davantage. À la fin de son périple, Aurore, fin prête pour reprendre la tournée, se réserve un nouveau défi : la vie à deux.