L'infirmière Libérale Magazine n° 321 du 01/01/2016

 

PARIS (ÎLE-DE-FRANCE)

Initiatives

Laëtitia Di Stefano  

Elle a envisagé, à une époque, de tout lâcher pour se lancer dans l’aventure du théâtre. Mais Sandrine Beaudier a préféré concilier son métier d’infirmière et sa passion pour la comédie. Rencontre en coulisses avec une femme à l’énergie communicative.

Un soir de novembre, 19 heures. Sandrine Beaudier retrouve sa troupe, le Safran*, devant le théâtre Darius-Milhaud, dans le XIXe arrondissement de Paris. La petite équipe de comédiens amateurs y joue, chaque mercredi pendant trois mois, George Kaplan, de Frédéric Sonntag, pièce de théâtre chroniquée le mois dernier dans notre rubrique “Échappées”. « C’est un rêve qui se réalise, confie Sandrine. On a monté cette pièce de A à Z, fait la régie, la communication. Mais surtout on joue chaque semaine ! »

Valises en main, les sept mousquetaires entament la valse du mercredi soir. Dans la petite loge partagée, on se serre. « Tout est là, costumes et accessoires, on change de décor à vue entre les trois tableaux. Ça se passe plutôt bien. » Mise en place du décor. « Je m’occupe du gaffeur [scotch de couleur utilisé pour les marquages au sol, NDLR] », lance Sandrine à la volée. Après deux mois de représentations hebdomadaires, la troupe est rodée. « C’est une super expérience, même si on n’a pas le temps de souffler », confie l’Idel. Il est déjà 20 h 20. Le temps de l’échauffement. En cercle, « on se donne de l’énergie », annonce un membre de la troupe. Échauffement de voix. « L’outil du comédien », rappelle Sandrine. Des « keee ! » résonnent dans la petite salle d’une soixantaine de places, encore vide de spectateurs. Puis les artistes font une “italienne” (une récitation du texte d’une voix neutre, sans le jouer, pour le mettre en bouche avant la représentation) revisitée : chacun lance une réplique à son voisin, ce qui donne un résultat assez burlesque… « C’est une arme ! » « Moi je dis qu’il faut aller chercher les bières. » « On pourrait voter le fait de voter ? » 20 h 50. Le brouhaha du public impatient chuinte depuis l’accueil, qui jouxte la salle. Silence, on joue.

Petite valise et grands espoirs

Sandrine est tombée dans la comédie quand elle était petite. « Enfant, j’étais un vrai clown, une pipelette, et j’adorais faire des spectacles pour mes parents. » Mais, après le bac, elle rêve d’humanitaire. Dans cette optique, la jeune fille de 18 ans décide de devenir infirmière. Elle quitte sa famille et La Rochelle (Charente-Maritime), où elle a grandi, pour la capitale, avec une petite valise et pleine d’espoir. « À Paris, je vivais dans une chambre de bonne que je payais en gardant des enfants qui avaient à peine quelques années de moins que moi… » Reçue au concours, elle entre à l’Ifsi de l’hôpital Charles-Foix (Val-de-Marne). Mais Sandrine a la bougeotte. « À l’école, l’atmosphère était très studieuse et je ne connaissais personne. Je me suis inscrite dans un cours de théâtre. Intégrer un autre personnage, vivre d’autres vies, j’adore. » Son diplôme obtenu, elle quitte les planches pour l’hôpital. Elle passe douze ans dans le service d’hématologie adultes à l’hôpital Necker, à Paris.

L’élan vers les autres et le goût pour l’aventure de Sandrine constituent peut-être un héritage de son père, marin-pêcheur et fervent militant, président du syndicat des marins. « Du militantisme d’après-guerre. Né en 1923, il avait été un tout jeune résistant. » Sandrine aime le changement. Et surtout les défis. Quand elle quitte l’hôpital, elle “teste” le libéral dans un cabinet de regroupement infirmier. Qui ne lui convient guère : « C’était une usine, on enchaînait les patients, j’avais envie d’avoir mon cabinet. » Sitôt dit, (presque) sitôt fait. Elle se lance seule puis est rejointe par trois infirmières. C’est dans une réunion de son pôle santé (où des libéraux échangent sur leur pratique et reçoivent des hospitaliers pour des formations) qu’elle rencontre ses futures collègues. « L’union fait la force… et c’est plus sympa. » Sandrine travaille une semaine sur deux à domicile, sept jours sur sept. « L’autre semaine, je suis au cabinet. On déjeune ensemble parfois, ou on discute entre deux patients. J’aime travailler en équipe. » Elle affectionne une pratique en particulier : les saignées. « Nous faisons un vrai suivi des patients en lien avec l’hématologue. Au début, je dépannais l’hôpital et puis j’ai continué. » Sa bonne humeur et sa sociabilité font de Sandrine une Idel appréciée. Dans son quartier des Gobelins, dans le Sud-Est de Paris, tout d’abord. « J’aime la vie de quartier. Tout le monde se connaît. J’ai grandi comme ça, mon père m’emmenait avec lui au café. Je buvais ma grenadine, j’étais contente », explique-t-elle en mangeant son sandwich au comptoir d’un de ses QG. Les patrons connaissent l’infirmière. Ils ont même placardé l’affiche de George Kaplan sur leur porte.

Une patiente dans le public

À la sortie du théâtre, on retrouve cette fois une patiente. « C’est une amie qui m’a appris que Sandrine jouait, et je la trouve aussi détendue sur scène que dans son métier. Je la connais depuis dix ans, vous savez ! », lance la retraitée à l’infirmière, gênée de tant de compliments. Pour les comédiens, c’est la relâche après une heure et demie sous les feux des projecteurs. « George Kaplan est une comédie politique. Je joue deux personnages très différents. Une scénariste américaine, tête à claques, qui prend tout le monde de haut, et un membre d’un gouvernement invisible qui annonce un danger imminent, sans savoir réellement de quoi il parle. Mon personnage vend du vent. » Sur scène, Sandrine est méconnaissable en Tracy, insupportable pète-sec omnisciente, et en bureaucrate/espion incapable qui tente de faire bonne figure devant ses grands patrons. « J’ai joué beaucoup d’hommes, ce sont souvent de beaux rôles. Forts. J’aime transformer ma voix. C’est facile de se mettre dans la peau d’un homme, ils sont simples en fait. » Sourire taquin.

Pour en arriver là, Sandrine a travaillé. « J’ai repris le théâtre en ouvrant mon cabinet. » 2007, ateliers du Théâtre des quartiers d’Ivry. Elle y rencontre Yaël Bacry, metteur en scène qui sera son professeur jusqu’à l’année dernière. « On montait une pièce par an, mais on jouait une scène ou deux, une seule fois en fin d’année. C’est très frustrant, autant de travail pour si peu de plateau. Avec un petit groupe, on voulait jouer davantage. »

Nature humaine

« La première fois que j’ai joué un personnage pleinement, c’était jouissif. » Elle endosse le rôle de Satine, un clochard dans la Russie du début XXe siècle, dans Les Bas-fonds de Maxime Gorki. Pour se mettre dans la peau du personnage, elle essaie mille déguisements, et observe les sans-abri dans les rues de Paris. « La recherche du personnage est un processus, jusqu’à trouver la justesse. Satine est un vrai écorché plein d’utopie, de vérité, de sincérité, il suit son idéal. » L’année suivante, elle travaille Hamlet de Shakespeare. « Ce rôle m’a déboussolée. J’ai beaucoup compris sur la nature humaine et travaillé sur une blessure… Mon père est mort quand j’avais 12 ans. Après, j’étais assoiffée de scène, je ne pouvais pas m’arrêter là. On a fait une autre représentation à Valenton. Me lancer professionnellement m’a vraiment titillée à ce moment-là, mais j’ai deux enfants, c’était trop risqué. » Depuis, Sandrine se dit dans un autre rapport au soin. « J’ai changé mon regard sur les autres, mon écoute. Je comprends encore mieux l’être humain, j’ai plus d’empathie. » Ce patient retraité qui ne sort plus de chez lui, un appartement situé juste derrière le cabinet de Sandrine, ne dira pas le contraire. Il reçoit l’infirmière avec un grand sourire. « Alors, la taulière, vous finissez votre matinée avec moi ? » L’Idel suit ce monsieur âgé depuis plusieurs années. « C’est mon chouchou ! », plaisante-t-elle. Mais le cabinet fermera bientôt. Sandrine travaille sur un nouveau projet, une maison de santé, qui ouvrira en avril 2016, dans le quartier Masséna, à Paris. « Nous nous lançons ensemble avec mes collègues et cinq médecins généralistes. On fera beaucoup d’éducation thérapeutique, j’ai hâte. » Routine ne rime pas avec Sandrine.

Le Safran a joué George Kaplan pour la première fois au Théâtre des Enfants terribles (Paris XXe) en décembre 2014. Un an après, la troupe hésite : poursuivre ou créer un autre spectacle ? « Quoi que l’on décide, nous sommes lancés ! Quand tu arrives sur scène, c’est tellement d’émotions. Le seul inconvénient est parfois la difficulté de se défaire d’un personnage. On se sent comme abandonné. Quelqu’un qui part. Je crois que c’est pour ça qu’on en redemande », analyse Sandrine, éreintée mais heureuse d’avoir joué devant une salle comble. Jeudi matin, c’est repos. « Je m’arrange avec mes collègues, je rattrape mes heures le soir. » Après la représentation, l’équipe range le théâtre, remballe costumes et matériel. 23 h 30. Les comédiens se retrouvent au café pour échanger avant de se quitter. Les valises sont bouclées. Jusqu’au mercredi suivant.

* L’actualité de la troupe : www.collectiflesafran.fr