L'infirmière Libérale Magazine n° 322 du 01/02/2016

 

Cahier de formation

Savoir faire

Mme S., 84 ans, que vous connaissez de longue date, sort d’hospitalisation après une chute et une fracture. De retour à domicile, vous êtes sollicitée pour assurer ses soins d’hygiène. Si elle est contente de vous revoir, elle refuse pourtant catégoriquement la toilette et se braque.

En discutant, vous réalisez qu’elle craint de chuter à nouveau. Son refus n’est pas lié à l’hygiène, mais à la position debout et la peur de la chute. Vous la rassurez, expliquez les gestes par lesquels vous saurez la soutenir en cas de perte d’équilibre et parvenez à la convaincre de réaliser ce matin-là une toilette au lavabo.

Les soins d’hygiène sont à l’interaction entre la technique et le relationnel. Une dimension humaine qui contribue au plaisir de “prendre soin” souligné par les infirmières. Sans renoncer à l’hygiène, évidemment capitale, l’expérience permet de se détacher progressivement de la technique pour laisser davantage place à la douceur et au confort de l’autre, et à l’écoute de son ressenti.

« La toilette est propice à la verbalisation des sentiments, autrement non exprimés par la personne soignée, indique Marie-Annick Delomel dans La Toilette dévoilée (lire la référence en Savoir plus, p. 48, et l’encadré ci-contre). Mais c’est le plus souvent un message elliptique qui se suffirait presque à lui-même ; un “parler pour soi” en quelque sorte. La confrontation aux effets de la maladie ou de la vieillesse sur le corps, que les soins d’hygiène dévoilent inexorablement, suscite des réflexions, des remarques qui jaillissent spontanément à la faveur des opérations en cours car, dans ces moments-là, la personne est centrée sur elle-même, ici et maintenant. La toilette donne l’occasion de faire le point sur soi et fait émerger des préoccupations existentielles majeures, même si elles sont exagérées, dramatisées, voire parfois tout à fait irrationnelles. »

ENTENDRE LE REFUS

À domicile ou en établissement, les infirmières se heurtent à des refus de soins qu’il faut entendre et comprendre pour mieux réussir à les désamorcer. Certains se fondent sur le différentiel générationnel de perception de l’hygiène, les personnes âgées ayant moins été habituées à prendre une douche par jour. Devoir se laisser laver est souvent une épreuve pour cette génération à la pudeur très ancrée mais aussi une confrontation douloureuse au vieillissement et à la perte de contrôle sur son propre corps. « Les personnes mettent en place des mécanismes corporels de défense, aussi bien psychiques que physiques. Pour les déceler, l’écoute est fondamentale. Si le soignant n’entend pas le sens du refus, il ne peut pas le désamorcer », précise Aleth Lombard, infirmière, praticienne en thérapies psychocorporelles et responsable de la formation “La toilette autrement” du Groupe de recherche et d’intervention pour l’éducation permanente des professions sanitaires et sociales (Grieps). Bon nombre des situations vécues comme des échecs par les infirmières ne sont généralement pas une opposition ou un refus d’hygiène, mais davantage une question psychologique (une peur, un refus de la nudité) ou corporelle (le patient refuse la mobilisation d’une épaule ou d’une hanche douloureuse). La cadence des soins imposée par la tournée surchargée d’une infirmière libérale est en effet rarement en harmonie avec le rythme d’une personne âgée, notamment le matin, lorsque ses membres et articulations sont encore ankylosés.

Pour contourner et désamorcer les refus de soins, les infirmières développent plusieurs sortes de compétences et de stratégies (lire les encadrés sur cette page) dont elles n’ont même pas forcément conscience. « Mettre de la musique ou chanter avant pour détendre l’atmosphère, partager un café de temps en temps en arrivant pour montrer qu’on n’est pas là seulement pour le soin, stimuler le sens olfactif avec un parfum agréable qui donne envie de sentir bon, évoquer les visites prévues et le plaisir de se faire beau pour recevoir ses enfants, commencer par un soins des ongles chez une personne âgée coquette… La clé, même si elle n’est pas efficace à 100 %, est de penser au plaisir du soin avant l’hygiène », insiste la spécialiste.

LES MOTS ET LES GESTES COMPTENT

Certains détails peuvent prendre tout leur sens. « Il n’y a pas toujours une juste sollicitation en fonction des pertes sensorielles qui handicapent la personne âgée. Avec une personne qui a commencé à perdre la vue, ça n’a pas de sens de lui dire “vous voyez bien que ça se passe bien”. C’est appuyer sur le fait que non, elle ne voit pas, elle est presque aveugle : ça ne lui donne pas envie de s’ouvrir à vous. Avec l’expérience, on devient aussi experte en gestes et attitudes qu’en langage verbal », souligne Aleth Lombard. Au-delà des mots, les gestes sont aussi essentiels. Arriver au domicile avec les mains froides ou qui sentent la fumée de cigarette, par exemple, peut suffire à provoquer une sensation désagréable chez la personne et l’amener à se replier sur elle-même et à refuser le soin. « Le langage non verbal compte pour 80 % de la communication. Les gestes, les attitudes et les regards sont précieux dans la relation de soins, bien que cet aspect soit trop peu enseigné en formation initiale », regrette cette spécialiste.

S’INSPIRER DU YOGA

Apprendre à mobiliser les personnes en douceur est également fondamental. Bien sûr, la rapidité et les espaces restreints à domicile peuvent exposer à une certaine brusquerie, mais il y a aussi de vraies erreurs de manipulation dont les infirmières n’ont pas toujours conscience, notamment face aux mécanismes de défense corporelle. « Si vous respectez le repli défensif de la personne en lui disant par vos mains que vous comprenez qu’elle protège son épaule ou son coude douloureux, la personne se détend déjà : c’est le toucher empathique. Et si vous tenez compte de la respiration comme au yoga, toutes les mobilisations sont facilitées », explique Aleth Lombard. L’ouverture corporelle se fait sur l’inspiration. À l’expiration, le corps a naturellement tendance à s’enrouler. Donc si une Idel essaie d’ouvrir le bras d’une personne juste au moment où celle-ci expire, elle risque de lui faire mal.

Point de vue

« Une mise à nu au sens propre comme au sens figuré »

Anne, infirmière libérale dans le Finistère et auteur du blog “Une infirmière à la maison”

« La toilette est vraiment un moment privilégié, au plus près de l’intimité des malades. C’est un soin très important, pendant lequel les gens se livrent beaucoup, se confient à nous. C’est une mise à nu au sens propre comme au sens figuré. Si on déléguait ce soin à d’autres, j’aurais l’impression de passer à côté d’un moment important de la prise en charge et d’en perdre la dimension globale. En plus, le fait d’être infirmière nous permet de mieux savoir comment aborder une personne avec des problèmes cognitifs ou des troubles du comportement et lui parler pour qu’elle accepte le soin sans la forcer à se laver. Sans connaître la maladie et les réactions que peuvent avoir les gens, on peut vite tomber dans la maltraitance et, inversement, se sentir très démuni face à la violence de la réaction de la personne. »

Recourir au Vakog

Chanter, stimuler l’odorat, évoquer des souvenirs heureux… Ces techniques de communication sont en réalité de nature hypnotique, permettant de détourner l’attention du patient de son angoisse et de sa douleur, pendant certains soins, et notamment une toilette. Il s’agit donc d’abord de repérer le canal sensoriel preferentiel du patient au moyen mnémotechnique du Vakog, pour visuel, auditif, kinesthesique (le toucher), olfactif et gustatif, et ensuite de communiquer au moyen du verbe, mais aussi du ton employé, de la posture, etc.

Point de vue

« Il faut prendre le temps d’expliquer ses gestes »

Corinne, infirmière libérale en Guyane et auteur du blog “La Seringue atomique”

« Avec l’expérience, j’ai réalisé qu’il faut prendre le temps d’expliquer ses gestes. Chacune a son truc. Moi, je désamorce les situations avec l’humour, je détourne leur attention pendant le soin, on parle d’autre chose parce que j’ai bien conscience que ce n’est pas évident, à 90 ans, de se mettre à nu devant l’infirmière. Les patients ne le verbalisent pas forcément au début, mais, à force, ils disent les choses et on arrive même à en sourire. Sans pour autant infantiliser ou se moquer, juste pour rendre la relation humaine. Pour moi, les soins d’hygiène sont bien plus qu’une série de gestes techniques. Je crois intimement que c’est une rencontre entre deux personnes, une histoire qui s’écrit. Et parfois, c’est la vie, il y a des incompatibilités. J’ai été confrontée une fois à un vrai “blocage”. La dame était subitement devenue aveugle et elle vivait très mal sa dépendance. Elle ne voulait pas montrer son corps, qu’elle-même ne voyait plus. Je n’ai pas réussi, ça n’a pas marché entre nous. Je pense que, dans ces cas-là, il ne faut pas insister. »