L'infirmière Libérale Magazine n° 322 du 01/02/2016

 

ARDÈCHE

Initiatives

Sophie Magadoux  

L’Idel Karine Takes propose bénévolement un lieu de convivialité ouvert aux personnes en perte d’autonomie, permettant aussi de soulager les aidants. Le projet initial tenait sur une feuille A4 ; aujourd’hui, la maison Marguerite entame sa deuxième année d’existence.

Six heures à l’horloge de la voiture, un matin de bruine. C’est l’automne en Ardèche à Beauchastel. Sur les berges du Rhône, à une quinzaine de kilomètres en aval de Valence, les phares pénètrent l’obscurité des rues en pente de cette bourgade de 1 800 habitants. Baskets et veste en laine, Karine Takes, petite brune de quarante et quelques années, entame sa tournée infirmière au domicile d’une patiente, dont la pendule de la salle à manger s’est arrêtée… tout comme sa notion du temps. La soignante ramasse quelques pelures de clémentine, un pot de yaourt, questionne sur ce qui s’est passé les dernières heures, la fatigue, etc., avant d’effectuer un soin d’hygiène. Elle commente : « Quand je me rends à domicile, je ne vais pas seulement faire des soins et encore moins des AMI1 ou des AMI3. Je vais d’abord rencontrer des personnes. »

« Elle s’épuisait »

En 2010, c’est avec cette conception du soin qu’elle a décidé d’ouvrir, seule, un cabinet dans le village où elle réside. « Je me suis diplômée à l’Ifsi Rockefeller de Lyon (Rhône) en 1996, puis j’ai travaillé en milieu hospitalier. C’est pour quitter un travail de nuit et pouvoir m’occuper davantage de mon fils que je suis passée au libéral. Mais quand j’ai démarré, j’ai été frappée par l’isolement de certains de mes patients et leurs proches. Le tout premier était d’ailleurs un monsieur lourdement atteint par la maladie d’Alzheimer. Son épouse s’occupait de lui et ne pouvait plus rien faire d’autre depuis plusieurs années. Elle s’épuisait. Par ici, les familles font encore tout leur possible pour garder leurs anciens le plus longtemps possible à la maison - nous sommes en milieu rural », témoigne-t-elle. Aucune solution alentour. Karine apporte alors sa propre réponse : en septembre 2014, naît la maison Marguerite, un lieu de répit où, deux fois par semaine, elle intervient en marge de son activité infirmière.

La tournée se poursuit sur un secteur restreint, entre Beauchastel et le village voisin, La Voulte. La durée des visites varie au gré des besoins et des tempéraments. Ici, une dame souffrant d’insuffisance respiratoire partage sur les adaptations consécutives à son déménagement récent. Là, une autre dame, pourvue d’un corset en raison d’une côte cassée après une mauvaise chute, ironise sur son penchant “miss catastrophe”. La soignante prend le temps : « La première fois, il m’arrive d’effectuer une simple prise de contact. Mais, par la suite, si je suis pressée, je le leur dis aussi. » Elle est naturellement à l’aise dans le relationnel. « À la clinique de Valence, où j’ai exercé dix ans avant de m’installer, j’aimais déjà expliquer et échanger avec mes collègues, les patients et les familles ; je continue à domicile. » Et de s’étonner : « J’ai pourtant adoré la technicité du poste que j’occupais en soins intensifs. Mais ça ne me manque pas. Car, aujourd’hui, le rapport avec les personnes me nourrit. »

« On dédouble la tournée »

Le début de la matinée est réservée aux toilettes, un soin global essentiel pour Karine qui met l’accent sur le respect de la personne. « Je tiens à ce que le patient se lave et s’habille, même s’il reste chez lui. La toilette permet aussi de favoriser ou d’entretenir l’autonomie. Je laisse de l’espace pour qu’il participe. » Pas à pas, de réels progrès d’hygiène ou de mobilité s’opèrent, comme chez cette dame souffrant d’un Alzheimer lourd. À l’aide du déambulateur, elle arrive jusqu’à la salle de bain et manie le gant de toilette tendu par la professionnelle. « A priori, elle ne pouvait plus se lever », remarque-t-elle. Et si les circonstances l’imposent, « un cas lourd, une fin de vie, on dédouble la tournée. À présent, nous sommes deux infirmières au cabinet à faire douze à treize jours par mois chacune, et une troisième qui assure le complément dont deux week-ends. Nous travaillons en équipe : transmissions toujours orales et mêmes protocoles de soin pour plus de cohérence ».

Dix heures trente. Maintenant, il est l’heure des pansements, injections et autres actes techniques qui s’enchaîneront jusque vers midi “seulement”. Car, cet après-midi, Karine et une de ses collègues partent pour trois jours de formation à la prise en charge du diabète. La troisième assurera le relais.

« Des femmes de terrain »

La veille, Karine avait laissé sa patientèle et retrouvé Ghislaine, une amie aide-soignante, à la maison Marguerite, au cœur du village. Comme tous les mardis et jeudis après-midis, de quatorze heures à dix-sept heures, toutes deux accueillent bénévolement des personnes âgées dépendantes isolées ou dont les proches ont besoin de souffler. Une autre façon de vivre son aptitude au relationnel et sa philosophie du soin. D’ailleurs, rappelle-t-elle : « Avec Ghislaine, nous avons la même idée du soin – nous nous connaissions au travers de notre implication commune dans une association de parents d’élèves – et c’est en discutant ensemble des besoins que je rencontrais au domicile de mes patients que nous avons imaginé ce lieu. » En 2012, lorsqu’elles présentent le projet au maire, « ça tenait sur une feuille A4 », sourit-elle. Un manque de compétences certain en matière de communication : « Nous sommes des femmes de terrain. Depuis l’ouverture, nous avons dû modifier plusieurs fois les informations des plaquettes de présentation – des oublis ou trop de détails. » La mairie a tout de même validé. Les deux femmes se sont alors initiées aux méandres administratifs. « L’Agence régionale de santé ne pouvait rien pour nous, la structure n’étant pas médicalisée », évoque Karine. Finalement, l’association Marguerite a été déclarée à la préfecture et le maire les a accompagnées jusqu’au conseil général qui a enregistré leur activité. Sur le terrain, la commune a rénové un local à leur intention – « Nous avons accompagné les travaux et pu décider des aménagements », apprécie Karine.

Dans l’entrée, un bureau ; sur la gauche, la salle de bain, suivie d’un petit coin télé ; au fond, une cuisine ; au centre, une table ronde et de larges baies vitrées : le local d’une vingtaine de mètres carrés « convient bien à notre public qui a besoin d’une ambiance rassurante, familiale », estime Karine, attablée devant des décorations de Noël en cours de fabrication, en compagnie de l’une de ses hôtes. En ce jour de novembre, « c’est la mauvaise période, nos pensionnaires sont plus souvent absents », regrette-t-elle.

« Les traits du visage des proches se relâchent après un après-midi »

Actuellement, quatre personnes fréquentent la maison Marguerite : deux hommes et deux femmes, âgés de 75 à 95 ans. « Nous pensions toucher des personnes moins dépendantes, du coup, les activités proposées doivent être courtes, ou écourtées… » Parties de cartes, dominos, collages, remplissage de sachet de lavande, sortie au jeu de boules voisin… Mais c’est la cuisine qui remporte l’unanimité.

« Au départ, nous ne voulions pas mettre en avant notre appartenance au milieu de la santé, mais les circonstances nous ont prouvé que notre expérience était indispensable et rassurait aussi les familles. Elle nous permet de comprendre les comportements de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou les besoins d’un malade de Parkinson et, si nécessaire, de les expliquer aux quatre bénévoles, des retraités, qui nous aident. »

Quoi qu’il en soit, une fois levés les freins liés au sentiment d’abandon qui tenaille les familles ou à la peur de sortir de chez soi pour les personnes seules, la structure réussit son pari, selon Karen : d’une part, les personnes accueillies se métamorphosent, elles retrouvent confiance en elles et, d’autre part, leurs proches (re) découvrent qu’elles sont encore capables de parler ou de participer à une activité. « L’une de mes patientes, cloîtrée chez elle depuis trois ans, était enchantée, ne serait-ce que de marcher dans la rue. Et les traits du visage des proches se relâchent après un après-midi de liberté », se félicite Karine. Une réussite qui a même déjà servi deux fois de “préparation” à une entrée en Ehpad – « un effet inattendu », souligne Karine.

L’association reconnue d’intérêt général

« Pour l’instant, nous sommes bénévoles, et certainement encore pendant quelques années. Il faut bien trois-quatre ans pour qu’un tel projet démarre, surtout qu’il n’est adossé à aucune autre structure. Au quotidien, nous fonctionnons grâce aux dons : les uns apportent du café, d’autres de la farine, des œufs…, explique Karine. Heureusement, la commune prend encore en charge le loyer, les frais d’eau et d’électricité. Une quinzaine d’adhérents s’acquittent d’une cotisation annuelle de quinze euros, et les familles versent cinq euros de l’heure pour l’accueil. Nous existons depuis trop peu de temps pour accéder aux subventions, mais, depuis peu, l’association est reconnue d’intérêt général. Ce qui ouvre droit à des avantages fiscaux pour les donateurs comme les entreprises. » Aussi, le Rotary club du secteur qui a accordé une enveloppe de dix mille euros à la création – ce qui a permis l’achat d’un mobilier de base en complément des dons de particuliers – va réitérer son soutien.

Si les finances sont frustres, les projets fourmillent : réaliser des activités avec les enfants des écoles, tester des sorties, faire appel à des intervenants (en magie, chanson, coiffure, lecture…), organiser un groupe de parole… « Dès que nous le pourrons, nous irons nous former à l’animation adaptée, la communication ou l’informatique. C’est indispensable pour proposer un accueil de qualité », s’enthousiasme le duo.