L'infirmière Libérale Magazine n° 324 du 01/04/2016

 

Le débat

Caroline Coq-Chodorge  

En 2017, seuls des paquets de tabac neutres (d’une seule nuance de couleur notamment) seront vendus, selon le décret du 22 mars précisant cette mesure de la loi de santé. Loi qui a également assoupli la publicité sur l’alcool. Vingt-cinq ans après la loi Évin(1), où en est la France dans la lutte contre l’alcool et le tabac ?

Michèle Delaunay

députée (PS), présidente de l’Alliance française contre le tabac(2)

La loi Évin a 25 ans. Quel bilan en tirez-vous ?

En 1991, avec la loi Évin, la France était en avance dans la lutte contre le tabac. Elle est aujourd’hui en retard. Le contrôle de la bonne application de la loi n’est pas assez rigoureux. Nous voyons se multiplier les terrasses de café couvertes et chauffées, avec des cendriers sur chaque table. Et dans le cinéma français, 80 % des films ont des scènes de tabagisme. C’est caricatural dans des films comme La Vie d’Adèle. J’affirme que les industriels du tabac font du placement de produit et que c’est une source de financement pour le cinéma français. On voit aussi réapparaître dans les magazines féminins des photos de mannequins avec des cigarettes. La jeunesse est visée, en particulier les jeunes femmes, qui sont sensibles à l’argument de la minceur associé au tabac. En ce qui concerne l’interdiction de la publicité pour alcool, le recul introduit dans la loi de santé est très regrettable.

On assiste à une reprise de la consommation de tabac : comment l’expliquez-vous ?

À 17 ans, un adolescent sur trois déclare fumer régulièrement. La consommation de tabac à rouler, qui est le tabac des jeunes, est en hausse de 7 % sur un an. La loi santé introduit le paquet neutre, c’est une bonne chose. Mais la mesure la plus efficace reste l’augmentation du prix du paquet. Je plaide pour un paquet à 10?euros. Dans les sondages, 55 % des Français y sont favorables. L’opinion publique est prête. La ministre de la Santé a enfin évoqué une augmentation sensible du prix du paquet avant la fin du quinquennat.

Les professionnels de santé, et en particulier les infirmières, jouent-ils un rôle suffisant dans la lutte contre le tabagisme ?

Seuls 17 % des médecins généralistes évoquent la question du tabac avec leurs patients. Avec l’Alliance contre le tabac, nous allons mobiliser l’ensemble du corps soignant, qui peut jouer un rôle très positif. Il faut que tout fumeur sorte de chez le médecin avec une ordonnance pour des substituts nicotiniques. J’ai rencontré les représentants des kinésithérapeutes : ils sont prêts à s’engager. Nous allons également solliciter l’Ordre infirmier, car les infirmières libérales voient également très régulièrement leurs patients, à leur domicile. Elles peuvent suggérer et accompagner l’arrêt du tabac, en orientant vers un tabacologue, mais aussi vers l’hypnose ou l’acupuncture. 17 % des femmes enceintes fument. Un infarctus avant 50 ans est presque toujours lié au tabac : si le fumeur arrête, il ne récidivera jamais, s’il continue, il récidivera toujours.

Anne Borgne

médecin addictologue, présidente du Réseau des établissements pour la prévention des addictions (Respaad)(3)

La loi Évin a 25 ans. Quel bilan en tirez-vous ?

Sur l’alcool, la loi Évin était intransigeante : elle a largement interdit sa publicité. Le lobby des alcooliers, très puissant en France, a hélas réussi à l’assouplir : la loi de santé autorise les publicités dans le cadre de l’œnotourisme, sur tout type de supports. Les addictologues sont très inquiets, en particulier pour les jeunes. Mais la loi Évin reste une loi très importante.

Elle est à l’origine de notre réseau, qui à l’époque s’appelait “Hôpital sans tabac”. Il faut se souvenir qu’en 1991, on fumait partout à l’hôpital. Notre mission était d’informer sur les méfaits du tabac et de former le personnel à la lutte contre le tabagisme. L’objectif de la loi était de protéger les non-fumeurs, mais elle a aussi conduit les fumeurs à une prise de conscience, notamment ceux qui ne supportaient pas de ne plus fumer au travail. Ils ont alors pris conscience de leur niveau de dépendance.

On assiste à une reprise de la consommation de tabac : comment l’expliquez-vous ?

Une augmentation significative du prix du tabac est toujours suivie d’une baisse de la consommation. Mais, depuis 2003, les augmentations ne sont pas suffisantes pour faire baisser la consommation. Je trouve également que les campagnes d’information sont plus rares. Les médicaments d’aide à l’arrêt du tabac ne sont toujours pas considérés comme des médicaments comme les autres : ils sont remboursés dans la limite d’un forfait de 50 à 150?euros. C’est une mesure inégalitaire socialement. Et il y a une incohérence : les médicaments pour soigner les autres addictions sont intégralement remboursés.

Les professionnels de santé, et en particulier les infirmières, jouent-ils un rôle suffisant dans la lutte contre le tabagisme ?

Non. Les fumeurs ne devraient pas attendre d’être devant un tabacologue pour parler de leur dépendance. Avec l’alcool, on peut avoir une consommation sans problème, dans la limite de deux verres par jour en moyenne pour les femmes, trois pour les hommes, avec au moins un jour par semaine sans alcool. Avec la cigarette, on entre très vite dans la dépendance. Une écoute attentive de tous les professionnels de santé est efficace. Les infirmières scolaires ont un rôle très important à jouer auprès des jeunes, elles doivent valoriser le fait de ne pas fumer. Elles peuvent aussi encourager une démarche d’arrêt la plus précoce possible. Le Respaad organise des journées de formation gratuites. Certaines sont dédiées aux infirmières. La formation initiale est également très importante.

(1) Qui a interdit la consommation de tabac dans les lieux collectifs et encadré la publicité pour les boissons alcoolisées.

(2) Et ancienne secrétaire d’État aux Personnes âgées et à l’Autonomie (2012-2014), ancienne cancérologue.

(3) Ce réseau, qui fédère 850 établissements, est chargé de promouvoir une dynamique de réseau dans le champ de l’addictologie (alcool, tabac, drogues).