Poursuivie à la fois par la section administrative de l’Assurance maladie et par le service médical, notamment pour des AIS 3 injustifiés ou des erreurs de cotation, Hélène a été condamnée à deux remboursements d’indus de 34 128 et 19 523 euros et une interdiction d’exercice de six mois. En novembre, nous avons suivi l’appel. Compte rendu d’audience.
C’est l’horreur, évidemment, je ne trouvais pas de taxi à la gare… » Ce matin de novembre 2015, Hélène arrive en courant, juste à l’heure pour la convocation au Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom)
Entre convocations et jugement, l’affaire dure déjà depuis octobre 2010 quand la séance s’ouvre. Le président choisit de débuter par le contentieux avec le service administratif de la CPAM. En tant que rapporteur de l’affaire, Philippe Tisserand fait une lecture rapide du mémoire de synthèse, qui rappelle les faits reprochés et leur défense. Puis Me Klingler avance que les griefs sur les remplacements ont été abandonnés – Hélène travaille seule mais elle demande parfois à l’une de ses anciennes collègues, partie en retraite, de lui prêter main forte ; elle paie ensuite cette collègue et cote les soins comme si elle-même les avait faits, ce qui contrevient aux règles de remplacement. L’avocate juge ensuite fallacieux l’argument qui compare les revenus de l’infirmière à la moyenne du département comme preuve de suractivité – en reconstituant ses journées à partir du nombre d’AIS 3 qu’Hélène a déclarés, à raison d’une séance de trente minutes par AIS 3 au regard de la NGAP, selon la CPAM, 98,90 % des journées de travail de l’Idel, pendant la période étudiée, représenteraient ainsi plus de dix-sept heures d’activité, sans tenir compte des soins dispensés aux patients des autres caisses, des déplacements ou du travail administratif. Hélène, argumente son avocate, exerce seule quand les autres infirmières ne travaillent que quinze jours par mois. D’ailleurs, pour étayer son accusation, la caisse dit qu’une séance d’AIS 3 doit durer trente minutes précisément ; or, souligne la défense, il n’est pas écrit dans la NGAP que la séance doit durer une demi-heure « précisément », mais que l’infirmière doit coter des AIS 3 « “par séance d’une demi-heure”, la demi-heure est donc un maximum de temps que la caisse pourra rembourser mais en aucun cas un minimum de temps que le professionnel doit passer chez le patient ». L’avocate relève aussi que la caisse avance, dans son mémoire d’accusation, qu’un soin de « dix minutes vaut pour un AIS 3 ». Faisant sienne cette logique, Me Klinger en déduit qu’un soin de quarante minutes pourrait être coté deux AIS 3. à partir de ce calcul, le temps de travail journalier d’Hélène ne dépasserait alors plus les dix-sept heures, mais serait d’à peine dix heures par jour. Selon la CPAM, enfin, Hélène aurait aussi facturé des soins alors que les patients étaient hospitalisés. Me Klingler renvoie au mémoire récapitulatif fourni avant le jugement qui prouve clairement que ces patients étaient hospitalisés de jour et que les soins d’Hélène ont bien eu lieu le matin ou le soir.
Invitée à s’exprimer, Hélène, Idel depuis 1989, la voix transformée par l’émotion – ce dont elle s’excuse – reconnaît tout d’abord ne pas connaître la loi « aussi bien qu’[elle] le devrai[t] », mais elle conteste absolument le terme de “fraudeuse” car « j’ai fait ces soins et je ne suis jamais restée dans mon lit en me demandant comment gruger la Sécu ! ». Et si des patients ont dit qu’elle faisait des soins en dix minutes, pourquoi leur parole aurait-elle plus de valeur que la sienne ? Elle sort alors une liasse de démarches de soins infirmiers et en fait rapidement la lecture pour montrer qu’elle réalise pour chaque patient plusieurs soins en plus de la toilette, donc qu’elle ne peut pas rester uniquement dix minutes chez eux. Enfin, elle ne comprend pas l’attitude de la caisse qui, à ses yeux, a attendu presque deux ans pour lui signifier ses erreurs et regrette de ne pas avoir eu avec elle de relation « de professionnel à professionnel ». Des arguments qui sont ensuite repris par la représentante de Convergence infirmière.
L’avocat de la CPAM, lui, souligne d’abord que les poursuites contre la remplaçante ne sont pas abandonnées mais requalifiées en irrégularités. Concernant les reproches sur l’application de la nomenclature, l’avocat maintient que les cotations sont fausses, notamment quand Hélène a, note-t-il, coté quatre AIS 3 dans la journée alors qu’elle passait quarante minutes le matin mais à peine quinze minutes le soir. D’autre part, il précise que la comparaison avec les moyennes n’est pas une preuve en soi mais un fait qui alerte les services administratifs ; les preuves viennent dans un deuxième temps par l’analyse de l’activité et la constatation d’indus. Il demande donc une confirmation de la peine ainsi que le remboursement du trop-perçu.
La parole est alors donnée au rapporteur, Philippe Tisserand. Il s’interroge : pour la caisse, deux AIS 3 peuvent faire quarante minutes mais, lorsqu’elle reconstitue la journée, elle retient toujours qu’un AIS 3 fait strictement trente minutes. Ce à quoi l’avocat de la caisse rétorque que c’est bien sur la journée, et non sur une seule séance, que le problème se pose. Enfin, le représentant syndical demande à la caisse d’où elle sort le référentiel de la FNI dont elle s’est servie dans son argumentation, le présentant comme « opposable », et qui stipulerait qu’un AMI s’effectue en dix minutes… ce qui a servi à alourdir le temps de travail d’Hélène dans son décompte journalier. « Avez-vous le droit de le citer comme référence ? Si oui, quand la FNI pourra-t-elle en faire un nouveau qui dit l’inverse ? Si vous utilisez encore ce mémoire contre des infirmiers, je porte plainte pour détournement de propos, maintenant ça suffit ! » L’avocat ne souffle mot et le président demande si quelqu’un a quelque chose d’autre à dire. Silence éloquent. Il décide alors de juger immédiatement la deuxième affaire, portée cette fois par le service médical de l’Assurance maladie.
De nouveau, le rapporteur lit le mémoire récapitulatif de cette affaire, dans laquelle le service médical reproche à Hélène des AIS 3 injustifiés par le niveau de dépendance de la personne, des erreurs de cotation de pansement d’ulcère, des cumuls d’actes inappropriés (des pansements cotés AMI 4 et donc cumulés avec des AIS 3 alors qu’ils ne méritaient pas cette cotation, selon l’Assurance maladie) et des actes fictifs. Me Klingler note d’emblée que le contenu du mémoire rendu par le médecin-conseil ressemble « au contenu d’un procureur qui cherche à salir la personne poursuivie ! », sa démarche revenant donc, selon l’avocate, « à contester la durée des AIS 3 sous une forme plus habile et plus agressive » bien que certains patients n’ont pas été vus par le service médical… puisqu’ils sont décédés. Me Klingler rappelle que l’AIS 3 représente tout le rôle propre des infirmières alors que la caisse « essaie de réduire l’infirmière au rôle de Kärcher ». Hélène ne souhaite rien ajouter.
De son côté, le médecin-conseil explique que la vérification de l’activité d’Hélène s’est basée d’abord sur un signalement venu de la part de l’entourage d’un patient, couplé à des revenus et un taux d’actes par patient plus élevés que la moyenne départementale. Les reproches sont donc, à ses yeux, fondés, et il demande à la juridiction de confirmer la peine. Philippe Tisserand demande « avec quelle technique » la charge en soin des patients a été évaluée car les infirmières ont un rôle propre « qui est souvent méconnu des médecins ». « On est des médecins !, réplique alors le médecin-conseil, donc capables de lire des dossiers et d’évaluer la dépendance d’un patient, et nous savons aussi si un patient a des ulcères ou pas ! » Le président de la section des assurances sociales demande enfin si quelqu’un a quelque chose à ajouter puis il lève la séance, qui aura duré en tout plus de deux heures.
Tous les intervenants quittent la pièce et se retrouvent dans la salle d’attente. Les avocats enlèvent leurs robes noires et consultent leurs portables puis chacun se dit au revoir poliment et s’en va en emportant sa valise. Hélène remercie son avocate puis sort offrir un rapide café à la déléguée syndicale.
* Cette affaire est examinée par l’Ordre des médecins car elle a été jugée en première instance avant le 1er janvier 2015. Depuis cette date, les sections des assurances sociales ont été transférées à l’Ordre national des infirmiers (ONI) (lire aussi pp.52-53). La répartition entre juridictions reste identique, l’échelon national étant chargé de l’appel, de même que sa composition : un magistrat nommé par le conseil d’État, deux représentants de l’Assurance maladie et deux professionnels, en l’occurrence des IDE élus à l’ONI (mais pas nécessairement libéraux).
C’est deux mois plus tard que le jugement, que nous avons pu consulter, a été rendu. Pour le volet médical, « il sera fait une juste appréciation [du] comportement fautif en infligeant une interdiction du droit de donner des soins aux assurés sociaux pendant une durée de quatre mois, dont deux assortis du bénéfice de sursis, et en condamnant [l’Idel] à reverser la somme de 19 523 euros ». Quatre mois, contre six (dont trois avec sursis) lors de la condamnation au niveau régional : la sanction est moins lourde pour l’interdiction d’exercice, mais identique quant au montant de l’indu à rembourser. Pour le volet administratif, la juridiction reconnaît que les actes au patient en hôpital de jour sont réels, mais que certains actes sont fictifs, et que l’Idel a fait appel à une remplaçante sans passer de contrat. Enfin, la reconstitution de la durée quotidienne de travail à partir des relevés fait état d’« une suractivité telle qu’elle équivaut à une absence de soins » : Hélène est condamnée à verser 34 128 euros à la CPAM, ce qui correspond exactement à la somme prononcée lors du premier jugement. Mais, en même temps, la juridiction reconnaît que le calcul d’honoraires pendant les périodes de suractivité supposée d’Hélène sont basés sur « des reconstitutions théoriques qui ne relèvent d’aucun référentiel opposable ». En conséquence, « faute de pouvoir, à partir d’éléments fournis par la CPAM, déterminer de façon incontestable le montant précis des facturations abusives liées à la suractivité, il y a lieu de rejeter les conclusions de la CPAM tendant au versement de la somme de 35 512 euros demandée à ce titre ». Cette somme apparaissait dans le dossier du jugement du conseil régional de l’Ordre des médecins, mais comme un élément constitutif de la suractivité justifiant la somme finale de 34 128 euros. Que ce montant réapparaisse ici, avec le raisonnement qui l’accompagne, peut donc surprendre, ou obscurcir la compréhension de la décision… Hélène s’est sentie déroutée par ce jugement qui l’innocente sur des faits qu’on ne lui reprochait pas (35 512 euros pour suractivité) tout en la condamnant sur les mêmes faits avec une autre somme (34 128 euros). Me Gata, nouvel avocat de l’Idel, tente une négociation avec la CPAM, qui n’aboutit pas, puis contacte le Cnom pour « rectification d’erreur matérielle », ce jugement lui apparaissant comme difficilement compréhensible. Fin mars, le Cnom lui répond : il considère que ce jugement « ne constitue pas une erreur matérielle susceptible d’être rectifiée par une nouvelle décision » et la demande de l’avocat est donc irrecevable. Me Gata saisit alors le Conseil d’État pour statuer sur la légalité de ce jugement. « C’est une décision schizophrénique, dénonce-t-il. En saisissant le Conseil d’État, nous aurons une décision motivée pour ce dossier, même si cela va prendre du temps. » En attendant cet ultime jugement, condamnée à payer quelque 50 000 euros en plus de ses frais d’avocat et à ne pas travailler pendant deux mois, Hélène pense à vendre sa maison.