Si l’on regroupait les infirmières libérales par familles vestimentaires, Rose Gardette serait l’archétype des professionnelles faisant passer le confort de travail avant tout. Remplaçante dans la Drôme, elle ne change pas sa manière de se vêtir, quel que soit le style des collègues avec lesquelles elle travaille. « Pour moi, assurer une tournée a quelque chose de commun avec l’ascension de l’Annapurna, confie-t-elle dans un sourire. Je suis souvent proche du look de la randonneuse. D’ailleurs, j’ai toujours des barres de chocolat dans ma voiture. » Chaussures lourdes, vêtements confortables et fonctionnels. Rose aime se sentir à l’aise et n’hésite pas à effectuer ses journées de travail habillée en salopette. Si elle a le sentiment que sa mise décontractée peut faire légèrement grincer les dents de certaines collègues, cela n’a jamais altéré ses relations avec les patients. Non sans jubilation, la jeune infirmière évoque comment cette manière combative d’aborder le soin permet de se libérer de l’hôpital, de sa hiérarchie et de son uniformité vestimentaire. Elle a également conscience que le fait de travailler dans un milieu rural facilite l’originalité de sa mise.
Stéphanie Molinier, installée en libéral à Bègles (Gironde), partage la même philosophie vestimentaire que Rose. Elle a opté pour un style assez neutre et pratique : « Je suis bien habillée, j’ai une tenue correcte, mais j’ai des vêtements spéciaux pour le travail. D’ailleurs, ma penderie est divisée en deux. Les vêtements que je porte pour travailler sont plus résistants et plus adaptés aux gestes que je dois faire et aux soins. Comme on bouge beaucoup, je n’ai que des vêtements en coton. Jamais de synthétique, pour la sudation. » Une manière d’établir une séparation entre vie privée et vie professionnelle, ainsi qu’une juste distance avec les patients.
Ginette Francequin, professeur à la Chaire de psychologie du travail du Cnam (Conservatoire national des arts et métiers), a fait émerger de ses recherches
Les infirmières libérales s’habillant librement, le fait d’avoir un vestiaire dédié à leur activité professionnelle et adapté aux soins est un moyen d’habiter leur fonction soignante. Et si l’on pousse la logique plus loin, certaines infimières libérales ne se montreraient pas réfractaires à l’idée de porter la blouse, comme elles l’ont fait lors de leurs premiers pas professionnels à l’hôpital : « C’est bien pratique, cela permettrait de passer moins de temps à se préparer le matin, imagine Myriam Lesueur, Idel dans la banlieue d’Orléans (Loiret). Mais on aurait l’air sacrément pommes, au volant de nos voitures… » Ginette Francequin note d’ailleurs avoir rencontré une infirmière libérale enfilant sa blouse quand elle est en tournée dans des “cités” visiblement sensibles : « Elle est alors sûre d’être respectée. Dès qu’elle a la blouse et la sacoche, on lui ouvre la porte de l’ascenseur. Ce vêtement impose le respect, une image professionnelle de soin aux autres. »
Porter des vêtements confortables et pratiques est également une manière de mobiliser son énergie et d’anticiper des soins qui peuvent être fatigants ou salissants. Toilettes, injections, dialyses péritonéales, les occasions sont nombreuses d’endommager ses habits de travail. En l’absence de blouse, une règle tacite semble être observée par les infirmières libérales : proscrire les vêtements de prix, pour ne pas avoir à les mettre à la poubelle, mais également pour respecter la relation de soin : « Il faut être délicat par rapport aux gens, souligne Myriam Lesueur. J’ai une patientèle très variée, avec des gens qui bénéficient de la CMU [couverture maladie universelle, devenue protection universelle maladie depuis le 1er janvier] et qui disposent de très peu d’argent. »
Une autre raison plaide pour une garde-robe modérément onéreuse, comme le souligne Stéphanie Molinier : « J’ai régulièrement des remarques de mes patients me disant : “Je vous ai payé tout ça le mois dernier ?” Ils oublient l’existence de la Sécu… Mais, en tout cas, je veux éviter certains sous-entendus, selon lesquels notre profession nous rapporte beaucoup. »
Les infirmières libérales semblent également soumises à une autre loi non écrite, l’obligation d’hygiène et de propreté, incarnée par la blouse blanche à l’hôpital et transposée en ville. Selon elles, une Idel doit inspirer visuellement un sentiment de netteté et de fraîcheur. Ainsi, pour Myriam Lesueur, les patients sont très sensibles à l’impression générale dégagée par leur infirmière libérale, qu’ils lient directement à la qualité des soins : « Il y a des patients qui changent d’infirmière et que je prends ensuite en charge. Quand je leur demande ce qui a motivé leur choix, j’ai ce genre de réponses : “Elle était négligée, j’avais peur que les soins ne soient pas propres.” » Les ongles faits sont de mise, les cheveux impeccables, ordonnés et ramenés en arrière s’ils sont portés longs. Les odeurs sont également très importantes. Si le choix des matières de ses vêtements est une manière d’opérer une sorte de prévention olfactive, il est également possible de soigner son odeur en imprégant ses vêtements de parfum, le matin.
Émeline et Morgan Nierrode, portraiturés cet été dans notre magazine, confient se changer deux fois par jour afin de maintenir intacte cette impression de fraîcheur que pensent devoir les Idels à leurs patients. Émeline évoque un autre soin apporté à sa tenue : « Avant, on ne repassait jamais nos vêtements. Depuis que nous avons entendu quelques remarques gentilles sur le sujet, nous le faisons. » Autre obligation pour les femmes, à en croire les témoignages que nous avons recueillis, le maquillage, qui se doit d’être plutôt discret. « Une touche de fond de teint, du mascara et un trait d’eye-liner », résume Émeline Nierrode. Quant aux infirmières libérales plus avancées en âge, elles s’amusent à décrire le temps qui se prolonge dans la salle de bains et les touches de fond de teint qui s’épaississent, au fil des années, dans le but de continuer à offrir un visage avenant et reposé.
Une autre contrainte vestimentaire pèse sur les Idels, sans qu’elles soient unanimes à son sujet. Elles évoquent la notion de décence, qui pourrait être liée à une autre forme de protection. Isabelle Marlet, qui exerce à Bègles, précise que, si elle aime s’habiller de manière assez spontanée (lire l’encadré de la page ci-contre), elle fait toujours attention à certains détails, qui n’en sont pas vraiment : « Je ne porte jamais de haut trop décolleté, sinon je mets un foulard. Il faut faire attention quand on doit se pencher, pour les soins. » Propos confirmés par Myriam Lesueur : « En libéral, pas de petit débardeur, pas de chose transparente, rien de tout ça. Pas de jupe serrée. Rien qui moule. Quand je mets une robe, c’est une robe qui cache tout. On va chez des hommes, on soigne les hommes et on est très vite draguée, c’est très désagréable. » Pour Stéphanie Molinier, « je préviens les élèves que je peux avoir en stage. Il y a une certaine retenue à observer, notamment pour les soins de nursing, une attitude froide et distante ». Et, selon des Idels, pour éviter gestes ou remarques déplacés, la tenue devrait, d’elle-même, signifier certaines limites…
Les infirmières libérales évoquent également le respect dû à la sensibilité des patients. En matière de mode, les jeunes générations seraient ainsi parfois priées de mettre leurs goûts au placard. « Je travaillais avec une jeune qui avait un piercing sur la langue. Je lui ai demandé de l’enlever, raconte Stéphanie Molinier. Nos patients sont souvent des personnes âgées, parfois du quatrième âge. Pour eux, cela peut faire mauvaise vie, mauvaise éducation. » Il en est de même pour la mode des pantalons à taille basse et des strings, dont le port est déconseillé par des Idels.
Émeline Nierrode, si elle n’affiche pas des goûts provocateurs, affirme ne rien changer à son style pour le travail et ne pas avoir recours aux vêtements amples : « Quand j’en ai envie, je m’habille en jupe. Je n’ai jamais eu de soucis. Ni geste, ni mot déplacés. Il faut dire que nous avons une patientèle très bien élevée et très agréable. » Les époux de la “Nierrode Family” pourraient ainsi représenter la catégorie d’Idels revendiquant une manière de s’habiller assez simple et proche de ce qu’ils sont : « On s’habille pour travailler comme si on allait faire les courses, décrit Émeline. Le dimanche, il y a moins de patients, et il m’arrive de venir en jogging. » À la ville comme à la maison, en quelque sorte. Morgan arbore les tee-shirts de super-héros qu’il affectionnne et qui lui valent des remarques amusées de ses patients. Émeline et Morgan pourraient être les représentants de la tendance décontractée.
Une attitude partagée par Bertrand Chamard, installé à Marsilly (Charente-Maritime). Il a la particularité de faire sa tournée, dès les premiers rayons printaniers, en tee-shirt et en short : « C’est une habitude prise depuis l’enfance. J’aime le grand air et j’ai toujours fait beaucoup de sport. Chez moi, je m’habille pareil, mais avec mes shorts usagés. J’ai trouvé un modèle qui me va, pratique, avec des poches bien placées. Mes tee-shirts sont repassés et j’en ai une multitude. » S’il perçoit parfois une lueur dubitative dans le regard de ses patients, l’étonnement que peut provoquer sa tenue est rapidement dissipé. Pour le libéral charentais, qui travaillait en pédopsychiatrie réalisant des activités de plein air, cette décontraction ou cette manière d’être lui-même induit une relation particulière avec ses patients : « Je crois que les gens sont sensibles à ce qu’amène la personne, la réalité de ce qu’elle est. Ils ne sont pas dupes. Ils ont envie de voir quelqu’un qui est en phase avec lui-même pour se sentir, eux, en phase avec lui. Et les patients sont peut-être plus tolérants avec les hommes qu’avec les femmes. » Cette manière d’être et de se vêtir incite à une plus grande proximité avec des patients qui en viennent facilement à le tutoyer et à lui demander de petits services, qu’il réalise volontiers.
À l’inverse, certaines Idels affichent un style que l’on pourrait qualifier d’élégance étudiée. Myriam Lesueur, qui a son idée sur le sujet (lire l’encadré ci-dessus), en fait une affaire centrale pour sa pratique professionnelle. « C’est la première chose que l’on voit. C’est aussi une manière de se faire respecter auprès de ses patients. En ville, c’est important. Quand vous allez soigner des jeunes, quand vous vous habillez en femme, ils vous appellent “Madame”. Et quand vous dites à un jeune : “Tu prends ta douche aujourd’hui parce que je dois faire ton pansement pour un kyste pilonidal”, eh bien, il prend sa douche… » Apporter un soin particulier à sa mise est aussi une manière de se plaire et d’offrir quelque chose de particulier à ses patients. Une sorte d’effet miroir positif. Les personnes que l’on visite perçoivent que l’on a fait un effort pour eux. Rose Gardette évoque ainsi une collègue au style aux antipodes du sien : « Elle porte toujours de belles robes à fleurs. Elle peut même faire sa tournée avec un collier de perles. On sent qu’elle prend plaisir à être coquette. C’est, je crois, pour elle comme une manière de braver la maladie et de rendre la vie plus douce. » Une attention partagée par beaucoup d’infirmières libérales et interprétée en fonction de la personnalité de chacune.
* Ginette Francequin, Le Vêtement de travail, une deuxième peau, édition Érès, collection “Sociologie clinique”, 2008.
Qu’elles soient élégantes, décontractées ou qu’elles portent des vêtements plus fonctionnels, les Idels sont unanimes : les chaussures doivent avoir des talons plats. Petites bottes à semelles plates, sandales à brides, tennis de marque, chaussures de marche, ou basses avec semelles orthopédiques ou à semelles ultra épaisses, c’est le confort dans la marche ou pour monter les escaliers qui prime. L’été, une paire de tongs peut également faire l’affaire, ce qui peut s’avérer pratique pour les toilettes, à condition d’avoir une paire de rechange pour ne pas glisser sur le plastique mouillé… Les chaussures sont parfois le domaine dans lequel on peut s’offrir de petits luxes. Ainsi Stéphanie Molinier, qui évite de donner dans l’extravagance dans sa tenue, avoue “mettre la gomme” en s’achetant des chaussures de marque. Fruits d’une mûre réflexion, les sacs et sacoches font souvent l’objet d’une attention minutieuse. Le sac à dos permet d’épargner ses lombaires, mais est trop peu pratique à endosser en sortant de la voiture et on s’en déleste avec peine en arrivant chez le patient. La sacoche portée en bandoulière peut faire mal à l’épaule. Celle tenue à la main serait peut-être la plus adéquate. Tout dépend de l’endroit où a choisi de se loger la tendinite… Autre solution, la valisette, qui possède encore plus d’attraits aux yeux d’une Idel coquette quand elle est recouverte de fleurs…
Isabelle Marlet, Idel à Bègles (Gironde)
« Je reste assez simple, en m’attachant les cheveux en arrière. Je m’habille parfois en jupe l’été, maisle pantalon reste ce qu’il y a de plus pratique. Je veille à ce que mes hauts ne soient pas trop décolletés et, si ce n’est pas le cas, je mets une écharpe. Pour les hauts, j’aime choisir des couleurs gaies, surtout l’été. J’aime aussi les imprimés à fleurs, ce qui me vaut des remarques de mes patients, qui apprécient cette intention. Ils me font des remarques : « C’est joli, ce que vous avez mis aujourd’hui ! » C’est aussi une stimulation visuelle pour eux, des couleurs vives, des formes, des dessins. J’aime bien aussi le style vintage, avec des contrastes importants de couleurs. Cela fait plaisir à tout le monde. Quand je dois faire des douches, j’emporte une blouse que j’ai gardée de l’hôpital, à manches courtes, que je mets sur mon tee-shirt. Et j’ai trouvé un blouson pratique – avec une capuche, ce qui me permet d’éviter le parapluie – qui a suffisamment de poches pour y placer toutes les affaires dont j’ai besoin. Nous sommes des nomades, nous promenons tous nos accessoires avec nous et avons besoin de pouvoir les trouver rapidement. »
Que représente la manière de se vêtir pour un professionnel ?
Vous avez des professions qui ne demandent pas forcément à avoir un habit qui reflète un métier, mais quand même… Cela permet de “se poser là”, de dire “on est des professionnels”. Le mot “professionnel”, cela a un sens. Cela représente une fierté et beaucoup de sens de l’honneur.
Justement, les Idels n’ont pas de manière précise de s’habiller…
Chez elles, c’est une attitude, un style pour se balader en ville qui les distinguent et surtout l’accroche visuelle du regard et du sourire. Une attitude d’ouverture d’esprit et de gentillesse vis-à-vis des habitants.
Avec l’abandon de la blouse, les Idels ont-elles perdu quelque chose en quittant l’hôpital ?
C’est intéressant de voir qu’il y a un retour au vêtement, à la façon de se poser. Les magasins proposant des vêtements professionnels prennent de l’ampleur. On le voit aussi dans les jeux d’enfants. On ne fait l’action que quand on a un habit adapté à la situation. On pourrait imaginer les infirmières libérales reprenant la blouse pour se rendre dans certains quartiers.
Myriam Lesueur, Idel dans la banlieue d’Orléans (Loiret)
« Je suis peut-être fashion victim. Mais je sais ce que je veux. Par exemple, là, je viens de m’acheter un trench coat léopard, non pas léopard, mais gris, très chiné, c’est joli comme tout. Ce ne sera pas un trench hyper classique. C’est une bonne marque. Je l’ai trouvé sur Internet à un prix très intéressant. J’ai aussi dégoté des petites tennis rouges, super mignonnes, avec des petits lacets à paillettes. Il y a une petite touche pas classique, alors que le reste l’est. C’est très important pour moi d’harmoniser les couleurs. Et jamais je n’irais travailler avec un vêtement qui ne m’irait pas, qui ne tomberait pas bien. D’ailleurs, les gens aiment bien. Je crois que c’est très important pour eux. Je suis assez discrète dans mes bijoux, dans mes accessoires. Mais j’ai des accessoires. J’ai beaucoup de foulards, beaucoup d’écharpes, que j’enroule autour de mon cou, et des boucles d’oreilles, des boucles d’oreilles, des boucles d’oreilles… Mais rien de trop voyant. Des bandeaux dans les cheveux et des barrettes. Et j’ai au moins vingt paires de lunettes, que j’harmonise avec mes vêtements. Les patients adorent, ils trouvent ça trop marrant. Je les achète à petit prix. Ce sont des loupes. »