Le trouble bipolaire fait débat - L'Infirmière Libérale Magazine n° 328 du 01/09/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 328 du 01/09/2016

 

Cahier de formation

Savoir

Avec l’inflation récente des diagnostics, le trouble bipolaire fait débat, y compris parmi les spécialistes de la psychiatrie.

Alors que certains affirment que le diagnostic du trouble bipolaire est plus fréquent car les symptômes sont mieux connus et mieux repérés, d’autres s’interrogent sur une propension récente à diagnostiquer différentes formes de troubles bipolaires et font le lien avec le contexte social et économique. Exemples.

« L’ère bipolaire »

« Il y a cent ans, le mot “bipolaire” était extrêmement rare. Son utilisation en psychiatrie date de la fin du XIXe siècle, mais c’est dans les années 1980 qu’il a gagné ses lettres de noblesse, avant de devenir incontournable dans les années 1990 », écrit le psychanalyste britannique Darian Leader(1). Ajoutant que, « si on a pu décrire l’après-guerre comme “l’âge de l’anxiété” etles années 1980-1990 comme “le temps des antidépresseurs”, nous vivons maintenant à l’ère bipolaire ».

Le normal et le pathologique

Pour sa part, le Pr Bernard Granger, professeur de psychiatrie et responsable d’un service de psychiatrie à l’hôpital Tarnier (Paris), constate que « depuis quelques années, de nombreux articles sont consacrés au trouble bipolaire, appellation récente et presque bénigne de ce qui était naguère la psychose maniaco-dépressive, terme à la connotation bien plus négative »(2). Tout en précisant que « les oscillations de l’humeur font partie de la psychologie dite “normale” ». Il convient donc de ne pas « psychiatriser toute oscillation de l’humeur ». Le spécialiste met en garde contre « une forme de simplification débouchant presque automatiquement sur la prescription d’un régulateur de l’humeur par un médecin généraliste », estimant que « le diagnostic de trouble bipolaire doit être posé avec précautionpar des médecins spécialistes ».

L’industrie pharmaceutique incriminée

Les intérêts de l’industrie pharmaceutique sont souvent mis en cause dans l’augmentation du nombre de diagnostics. « Sommes-nous devenus tous bipolaires au temps de la psychopharmacologie triomphante ? », s’interroge le Pr Bernard Granger. Précisant qu’« après avoir développé un grand nombre d’antidépresseurs mieux tolérés, mais dont l’efficacité n’était pas supérieure à celle des premiers antidépresseurs, l’industrie pharmaceutique a obtenu, pour d’autres médicaments déjà commercialisés contre l’épilepsie notamment, l’autorisation de mise sur le marché en tant que régulateurs de l’humeur. Elle a récemment été aussi autorisée à étendre l’indication de certains antipsychotiques aux troubles de l’humeur ». Pour le psychiatre, « c’est certainement un élément qui a joué en faveur d’une attention accrue sur les perturbations de l’humeur ». De façon similaire, Darian Leader remarque que, « par un drôle de coup de baguette magique, le valproate de sodium […] a reçu son brevet pour le traitement des états maniaques juste au moment où expirait celui des antidépresseurs classiques ».

Un phénomène générationnel

Pour le professeur de philosophie Pierre Le Coz, « dans un universde sollicitations pléthoriques, la société du clic et du zap est en train d’accoucher d’un nouvel animal humain excité par tout et par rien, irritable et émotif »(3). Selon le philosophe, il arrive à cet homme du siècle nouveau, « cerné par un nombre croissant de dispositifs techniques qui le mettent en demeure d’être rapide, réactif, efficace, adaptable à l’imprévu et à la nouveauté[…], de se décrire comme bipolaire ». S’étonnant qu’« un concept d’origine psychiatrique [ait] été détourné de son sens initial », pour caractériser « une impression […] d’oscillations entre “l’hypo” et “l’hyper”, l’exaltation et l’asthénie, l’euphorie et la dépression ».

Pierre Le Coz estime que « l’individu “bipolaire” bascule d’un extrême affectif à l’autre, au gré des messages captés par ses outils de communication ». Et Darian Leader de remarquer que « les traits sous lesquels la psychiatrie classique décrivait l’attaque maniaque sont en train de devenir des signes de bon développement personnel. Guides et thérapies ne promeuvent-ils pas l’estime de soi, la confiance renforcée, le bien-être ? [Avec l’idée que] rien n’est impossible… ». Ou encore que « la recherche compulsive de contacts avec les autres [qui] était autrefois le symptôme cardinal de la manie » est plutôt devenu aujourd’hui une obligation, « si vous n’êtes pas sur Facebook ou sur Tweeter, c’est que quelque chose ne va pas chez vous. Ce qui longtemps a constitué les signes cliniques d’une psychose maniaco-dépressive est dorénavant l’objectif des thérapies et du coaching », souligne le psychanaliste.

Un trouble très médiatisé

À l’instar de Catherine Zeta-Jones (devenue “l’égérie” de cette maladie), Carrie Fisher (la princesse Leia de Star Wars), Ben Stiller, Jean-Claude Van Damme, Mel Gibson, Britney Spears ou le chanteur Sting,de nombreux artistes ont révélé leur bipolarité. Et certains films ou séries ont intégré des personnages bipolaires à l’exemple de Carrie Mathison, l’agent de la CIA dans la série Homeland, ou Cameron Stuart, le père bipolaire dans le film Daddy cool. Certains artistes « parlent de leur condition de bipolaire, et, sur le marché du livre à succès, on ne compte plus les confessions de patients et les manuels de conseils », constate le psychanalyste Darian Leader. Qui remarque aussi que « des sites Web se sont mis à proposer au gens des autodiagnostics » qui en quelques minutes leur donnent « le sentiment de pouvoir mettre un nom sur leurs problèmes ».

Le terme “bipolarité” serait ainsi devenu « le mot magique qui désignerait la souffrance d’une nouvelle génération ».

(1) Darian Leader, Bipolaire, vraiment ?, Éditions Albin Michel, avril 2014.

(2) Pr Bernard Granger, “Nous sommes tous des bipolaires”, Cerveau&Psycho, n° 51, mai-juin 2012.

(3) Pierre Le Coz, Le Gouvernement des émotions, Éditions Albin Michel, octobre 2014.