Le domicile représente un lieu sacré, intime, mais également un lieu de travail puisque les pouvoirs publics l’ont placé au cœur de l’intervention sanitaire et sociale. S’adapter, tel est le maître-mot au quotidien pour l’Idel. Mais aussi pour le patient et sa famille.
Pour beaucoup, le “chez-soi” signifie l’abri, le foyer chaleureux, une « maison [qui] permet de relâcher la vigilance qu’on exerce à l’extérieur », analyse la sociologue Isabelle Nony
Pour l’Idel, l’adaptation et la réinvention de sa pratique constituent une évidence. « Au début, on marche un peu sur des œufs, mais si on ne commence pas trop brusquement, ça se passe bien en général », témoigne Soued Hercha, qui débute en libéral à Nantes (Loire-Atlantique). Selon elle, la parole est un sésame : « La première toilette est parfois compliquée, on peut faire face à des réticences. Ma technique pour briser la glace est de dire au patient tout ce que je fais ou vais faire, et d’attendre son accord. »
Il arrive que le malade éprouve de la frustration par rapport au sentiment d’intrusion dans son espace intime vital, ce qui ne permet pas d’intervenir. Myriam, Idel à Lambesc (Bouches-du-Rhône), se souvient : « J’ai déjà dû arrêter des soins de nursing car c’était un vrai supplice pour la dame. On ne peut pas obliger les personnes, surtout âgées, à supporter l’insupportable. Elle se sentait violée. »
Le temps, paramètre peut-être moins contraignant en libéral qu’à l’hôpital, devient un allié pour briser la glace. Nombre d’Idels commencent la prise en charge d’un nouveau patient par une première rencontre sans soin. C’est l’occasion d’apprendre à connaître celui ou celle que l’on va suivre et d’observer son domicile. « Je conçois le soin dans sa globalité, confie Myriam. Tout ce qui concerne le patient est important. Chez lui, je peux voir s’il mange à sa faim, s’il est dans le besoin, s’il est en perte d’autonomie, s’il est ou non isolé… »
De l’autre côté du miroir, le malade doit lui aussi s’adapter. À la suite d’une tumeur cérébrale, Sylvie reçoit la visite quotidienne d’une Idel pour sa toilette depuis près de deux ans. « Au départ, on n’a pas envie de voir quelqu’un venir chez soi pour nous aider à effectuer des gestes du quotidien, c’est difficile à accepter, surtout lorsqu’on est encore jeune. » Chez elle, plus que le sentiment d’intrusion, c’est l’impression d’être dépendante qui prime. Mais quand les deux parties s’adaptent, le soin devient un cocon dans le foyer. « La salle de bains est devenue un confessionnal, s’amuse Sylvie. En discutant, on oublie le soin. »
La donne change pour la plupart des Idels lorsqu’il s’agit d’un remplacement de courte durée. Dans ce cas, pas le temps de s’apprivoiser. Soued confirme : « Les patients ne nous ont pas choisis et ne nous reçoivent pas de la même façon. »
Dans tous les cas, s’adapter au patient et à son habitat est un passage obligé. Selon une étude réalisée par deux étudiantes en soins infirmiers, 87 % des Idels estiment en effet nécessaire de s’adapter à l’environnement du patient à domicile
Selon plus de 50 % des 287 Idels interrogées dans l’étude, un habitat non adapté cause des difficultés pour l’exercice professionnel. Sabine le confirme, bien qu’elle reconnaisse les gênes que la médicalisation du logement, à l’inverse, peut engendrer pour le patient. « Le passage du lit qu’il a toujours connu à un lit médicalisé est un moment difficile à passer pour le malade. Cependant, si le patient est en grosse situation de dépendance, “j’impose” le lit médicalisé. Le médecin traitant réalise une prescription de lit médicalisé et nous voyons ensemble quel type de matelas est nécessaire. C’est presque plus important pour moi que pour le patient. »
Pour Elian Djaoui, la médicalisation peut changer le rapport du patient à son logement ; il est parfois difficile de préserver le “sanctuaire de l’intime” qu’il représente. « Certains soignants sont fiers d’apporter des technologies à domicile mais, pour les patients, la sensation de vivre dans un pseudopode [prolongement court émis par certaines cellules, en biologie] de l’institution hospitalière est grande. Leur intimité peut leur sembler complètement violée. »
Dans cette optique, Jean-François, qui s’occupe de sa mère chez elle après un accident vasculaire cérébral et un séjour traumatisant à l’hôpital, a fait un choix drastique. Pour que son intérieur « ne ressemble pas à une pharmacie », il n’a installé que l’essentiel, en coordination avec les soignants. « À l’hôpital, on est écrasé par l’autorité, s’agace-t-il. À la maison, j’ai établi mon propre protocole et j’en ai parlé aux soignants. J’ai décidé de ne pas transformer toute la maison à cause de la maladie. Sa chambre est devenue une remise de matériel de soin mais il n’y a rien ailleurs. »
Il arrive que les professionnels de santé ou du social travaillent non pas au chevet d’un patient seul, mais au sein d’un foyer. La gêne, le sentiment d’intrusion dans la vie privée, peuvent également être présents dans ce cas. Il faut alors créer un climat de confiance pour l’ensemble des personnes côtoyées lors des soins – le malade mais aussi ses proches. « Ce n’est pas toujours facile, confie Sabine. Lorsque l’on soigne un homme, il arrive que l’épouse, qui s’occupe de lui 24 heures sur 24, éprouve de la jalousie envers nous. Pour y remédier, je travaille par exemple toujours avec la porte de la salle de bains ouverte. » Mais Sabine veille malgré tout à concilier cet aménagement spécifique avec l’intimité du patient.
À d’autres moments, l’Idel devient l’intermédiaire entre les différents habitants du domicile. Si la majorité des Idels interrogées dans l’étude citée plus haut se considèrent comme le “lien” entre la famille et le patient, d’autres ont parfois le sentiment de faire tampon, de recueillir les frustrations des uns et des autres. Mais, généralement, l’infirmière endosse plutôt le rôle de personne de référence, comme l’évoque Sylvie, qui reçoit la visite de son Idel chaque jour. « Lorsque je me suis cassée le col du fémur, je l’ai directement appelée, par réflexe. C’est elle qui a fait le lien avec les pompiers et ensuite le médecin. »
Si cette proximité est vécue différemment par chacun, elle est toujours, à domicile, « un atout pour l’accompagnement du malade et des siens », note le psychiatre Serge Tribolet
En ville, le risque est souvent plus grand qu’à l’hôpital d’outrepasser sa fonction et de passer la barrière de l’intime. D’où l’importance de gérer ses émotions et sa subjectivité. Sabine donne un exemple : « Le patient se confie à moi de temps en temps ; parfois, c’est l’épouse qui le fait. Je ne pense pas alors être un lien entre eux et les confidences faites en situation de soin restent entre nous. Si la famille pose des questions, je recadre en rappelant que je suis l’infirmière et que je n’ai pas à relater ce qui se dit pendant les soins. » « Quand on est un travailleur social, précise le psychosociologue Elian Djaoui (lire aussi son interview p. 27), on touche à l’intime, qu’on le veuille ou non. En structure, la barricade existe, alors qu’à domicile, le soignant doit gérer les émotions de la personne qu’il soigne mais aussi les siennes (attraction, rage), et il est obligé de formater son affectivité. C’est le management émotionnel. Chez certains, ce formatage est presque inconscient. Chez le patient, on joue un rôle. »
L’intimité et les convictions du soignant sont, dans ce cas, en question. « On s’occupe des gens dans toutes leurs dimensions, explique Marie-Dominique, aide-soignante dans un service de soins infirmiers à domicile. C’est déséquilibré ; alors, il y a des personnes qui à leur tour essaient d’entrer dans notre vie privée, histoire de partager… des intimités. »
Gérer ce que l’on dévoile de soi est une chose, mais comment gérer ses propres émotions ? Des visites fréquentes alimentent des sentiments forts. « Une intimité se crée davantage qu’en structure où les infirmières sont souvent dépassées et mal considérées », remarque Myriam. Elle en donne une illustration : « J’ai soigné à domicile un jeune garçon, qui est décédé après trois ans de visite quotidienne. J’ai partagé la douleur de la famille. Ses parents sont aujourd’hui devenus mes amis. » Béatrice, qui intervient à Saint-Étienne-du-Grès (Bouches-du-Rhône), tient quant à elle à « faire la part des choses. La distance avec le patient diminue quand on entre dans ses habitudes. Il y a de la proximité mais je n’arrive pas à m’attacher. Je suis dans le détachement pour ne pas me faire bouffer ».
Chez la majorité des infirmières libérales, le sentiment d’intrusion n’est pas forcément le cap le plus difficile à franchir lorsqu’elles arrivent chez l’autre. L’adaptation et la gestion de son intimité et de celle du patient sont par contre les dénominateurs communs à tous les intervenants. Il est par ailleurs fréquent que les Idels outrepassent le cadre de leurs seules actions sanitaires en s’impliquant dans la vie des patients. Sortir les poubelles, faire les courses, changer une ampoule, gérer le paiement des factures (ainsi pour ce patient souffrant d’Alzheimer qui avait payé plusieurs fois le même loyer et dont il avait fallu prévenir le fils), conseiller les proches… cela arrive ! « Je fais des lessives si on a besoin de linge propre », ajoute Béatrice. Soued relativise : « Cela ne me gêne pas si j’ai le temps. On est parfois la seule personne que ces patients voient de la journée… »
(1) “Manières d’habiter et évolution des pratiques professionnelles dans différents champs du (travail) social : qu’est-ce que le domicile ?”, 2011, sur le site de l’Etsup (lien raccourci : bit.ly/2dWH98f).
(2) “Intervention au domicile : gestion sociale de l’Intime”, Dialogue, 2011/2, n°192. À lire aussi, du même auteur, Intervenir au domicile, Presses de l’EHESP, 3e éd., 2014.
(3) À lire dans notre numéro 323 de mars 2016, p. 22.
(4) Soins infirmiers en psychiatrie : rôle propre et cas concrets, Serge Tribolet (dir.), Heures de France, 1994.
(5) Propos recueillis par Florence Leduc et Jean-Baptiste Delcourt dans “Aider, soigner, accompagner les personnes à domicile. Un éclairage sur l’intime”, Gérontologie et société, 2007/3, n° 122, pp. 145-149.
Béatrice Labeaume, Idel à Saint-Étienne-du-Grès (Bouches-du-Rhône) depuis six ans
« Mon expérience en milieu hospitalier (vingt ans en hémato et en réanimation) m’a permis d’acquérir un détachement sain par rapport à mes patients. Mais les débuts en libéral ont été difficiles. À l’hôpital, c’était comme si les patients venaient “chez moi”, dans mon service, c’était mon lieu de vie. Il a donc fallu que je m’adapte à leur cadre de vie et aux familles. Je travaille avec trois autres Idels et nous suivons une quarantaine de patients. Quand j’ai débuté, certains d’entre eux ne m’acceptaient pas. Plus qu’une intrusion dans leur intimité, j’ai ressenti que c’était davantage une intrusion dans leurs habitudes médicales [sur le moment où il faut prendre les médicaments ou réaliser les soins d’hygiène par exemple], dans leur autonomie, surtout chez les personnes âgées. Alors qu’à l’hôpital, quand un soin doit être fait, on le fait ; à domicile, on peut se permettre des visites d’approche amicales avant de passer à la toilette ou au suivi du traitement et on finit par entrer dans leur routine… »
À l’Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) L’Ensouleïado à Lambesc (Bouches-du-Rhône), l’équipe de soins est consciente du traumatisme que peut représenter le changement (ou l’abandon) du domicile pour le nouvel arrivant. Un travail de préparation et d’accueil est mis en place avec la famille. « Il faut rassurer le patient mais aussi la famille, indique Liliane Pages-Gomez, cadre de santé dans cet Ehpad qui accueille des personnes de plus de 60 ans en perte d’autonomie ou ayant des troubles cognitifs. Nous avons l’habitude de dire aux résidants que leur chambre est “un petit chez-eux dans un grand chez-nous”. Le futur résidant vient visiter les lieux et rencontrer ses futurs voisins avant son installation. » De son ancien chez-lui, il peut, selon les Ehpad, garder une photo, un tableau, une table, un meuble, une garde-robe… Liliane Pages-Gomez, elle, regrette cependant la coupure brutale qui peut exister entre le suivi du patient à domicile et sa prise en charge par une nouvelle équipe dans la structure. « Nous avons entamé un travail avec la méthode Maia
* Dispositif territorial dont la vocation est d’assurer le lien entre les intervenants du parcours de soin des personnes âgées en perte d’autonomie.
« La notion d’intime évolue »
Quel regard portez-vous sur les pratiques de soins à domicile aujourd’hui ? Les professionnels compétents s’y sont multipliés, et avec eux les diplômes légitimant leur intervention. Le cadre des politiques de santé publique, sociales et médico- sociales est ainsi plus précis. Mais cette “prolifération” de professionnels peut avoir des effets contre-productifs : des problèmes de partenariat dans les soins, des ordres contradictoires entre praticiens… Chez lui, le patient se sent tout de même mieux, dans un milieu plus sécurisant et où il peut plus facilement lutter contre ce qui l’agresse.
Avec cette professionnalisation, le domicile peut-il conserver son statut de “sphère de l’intime” ? C’est très compliqué. La notion d’intime évolue… N’oublions pas que la reine de France accouchait jadis en public ! Une législation protège le domicile et l’intimité. Cependant, au quotidien, si un praticien se rend à domicile avec une voiture floquée “aide à domicile”, l’intimité du patient vis-à-vis du voisinage risque d’être dévoilée.
Comment prendre en charge le patient tout en respectant ses valeurs et son environnement ? Si des personnes extérieures sont présentes lorsque l’infirmière doit dire ou faire quelque chose de très personnel, la question se pose. Dans ce cas, je conseillerais soit de demander à ces personnes de sortir de la pièce lors du soin, soit de donner un autre rendez-vous pour aborder les aspects plus personnels.
Des solutions existent pour aider financièrement le patient à adapter son domicile, à commencer par l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA), réservée aux plus de 60 ans. L’Assurance maladie prend, elle, en charge le matériel spécifique (lit médicalisé, fauteuil de repos…) à 80 % dans le cas d’une hospitalisation à domicile (HAD) ; hors HAD, le matériel prescrit par le médecin est aussi partiellement remboursé, en fonction de la situation du patient (rappelons que, de son côté, l’Idel peut prescrire du matériel anti-escarres). Si celui-ci n’a besoin que d’une adaptation ponctuelle, il est bon d’étudier la possibilité de louer à court terme le matériel nécessaire. Certaines collectivités territoriales peuvent également être sollicitées, tout comme l’Agence nationale pour l’habitat (Anah). Celle-ci peut intervenir jusqu’à 10 000 euros (ou 50 % des frais engagés) dans la transformation du logement, pour élargir une entrée de porte, supprimer une marche, etc. La fédération Soliha dispose d’équipes à travers toute la France qui aident les patients à monter leur projet, du diagnostic aux demandes d’aides. Sa prestation est payante mais peut être prise en charge par l’Anah ou une caisse de retraite.
À lire aussi sur www.pour-les-personnes-agees.gouv.fr, rubrique “Vivre à domicile” puis “Aménager son logement”.
En plein virage ambulatoire et dans une tendance de réduction du temps d’hospitalisation, l’Espace réflexion éthique Île-de-France publie la charte “Éthique & relation de soins à domicile” à l’issue d’un atelier de travail organisé en mars 2016. En matière de reconnaissance de la personne, la charte rappelle « la faculté [du patient] d’accepter, de refuser, de modifier ou d’interrompre un soin au domicile ». Par ailleurs, les contributeurs rappellent le droit des patients au « secret », à « la discrétion », à la « retenue » et à la protection. « Le domicile est avant tout un lieu de vie qui doit être respecté en tant que tel », peut-on lire. Outre les droits du patient,la charte énonce ses “devoirs” car « l’intervenant professionnel doit bénéficier d’un contexte favorable à l’exercice de ses missions ». À lire sur le site www.espace-ethique.org (lien raccourci : bit.ly/2dvVfKb).