Les Idels figurent parmi les professionnels les mieux placés pour mener des recherches sur les soins primaires, mais leur mode d’exercice et la “culture infirmière” en général les freinent. Heureusement, formations, financements et accompagnements se développent.
Les soins primaires, premier contact des patients avec le système de soins, sont officiellement devenus une priorité de la recherche clinique en 2013. Et que ce soit lors de la Stratégie nationale de santé en 2014 ou de la remise du rapport Lévy sur la recherche en santé en 2015, Marisol Touraine réaffirme régulièrement la nécessité de développer hors de l’hôpital ce domaine de recherche. Pour les Idels, le développement de l’ambulatoire, le vieillissement de la population, l’augmentation du nombre de patients pluripathologiques ainsi que l’évolution des modes d’exercice multiplient les occasions de s’interroger sur les décisions à prendre et les pratiques à adopter en se basant sur des données probantes.
« Par nature, leur mode d’exercice constitue une matière à explorer par la recherche, estime Christophe Debout, infirmier de formation, directeur de l’Institut de soins infirmiers supérieurs et membre de la Chaire santé Sciences Po. Il y a probablement aussi beaucoup de créativité qui reste cantonnée au cabinet libéral » alors qu’elle pourrait être validée comme « donnée probante » puis diffusée largement. Aussi, « le financement des nouveaux modes d’organisation, notamment, exige qu’on décrive l’existant et qu’on évalue ce qui marche ou pas, pour les professionnels, les usagers et les financeurs », note Tiphanie Bouchez, présidente de l’association Soins pluri-professionnels innovation recherche (SPP-IR, lire ci-dessous).
En dehors du fait que la recherche porte encore peu sur les soins primaires, elle ne fait traditionnellement pas partie des pratiques infirmières françaises, encore moins libérales. Parce que la filière en sciences infirmières reste à développer ? Parce que la recherche en santé est encore souvent associée à la profession médicale et à l’hôpital ? Certes, les Idels peuvent désormais participer au programme hospitalier de recherche infirmière et paramédicale (PHRIP), l’appel à projets de recherche lancé chaque année depuis 2010 par la Direction générale de l’offre de soins (DGOS), rattachée au ministère de la Santé, mais le porteur du projet reste hospitalier
« Nous partons d’une situation où les 600 000 infirmiers français ne faisaient pas de recherche », remarque Christophe Debout. Ceux qui ont envie de se lancer dans l’aventure sont une minorité, seule une partie d’entre eux y parviennent, et la part des libéraux s’avère très faible…
Pourtant, la recherche en soins primaires offre un “boulevard” aux Idels, en première ligne auprès des patients en ville. Les potentiels sujets de recherche sont fort nombreux. Ils peuvent porter sur les soins eux-mêmes, les modalités de prise en charge en post-ambulatoire ou post-hospitalisation, l’organisation des soins en ville, les interactions des Idels avec les professionnels de l’hôpital, des Ehpad, de l’HAD ou les autres libéraux, les nouveaux moyens de communication, la traçabilité, la e-santé, la télésanté… Dans tous ces domaines, la nécessité de baser les pratiques sur des données probantes étudiées et évaluées « n’est plus une option », observe Laurent Poiroux, coordonnateur paramédical de la recherche au CHU d’Angers (Maine-et-Loire). « Il faut de plus en plus des collègues aptes à rechercher et appliquer des recommandations de bonnes pratiques et capables de trouver les moyens de maintenir leurs connaissances à jour », ajoute-t-il. Citant le professeur René Amalberti, il confirme que la moitié des savoirs des professionnels de santé devient caduque au bout de cinq ans et demi…
Pour Florence Ambrosino, ex-infirmière libérale, coordinatrice pédagogique et membre du groupement d’intérêt commun Repasi
En ville, si les sujets à explorer ne manquent pas, les projets restent complexes à monter et à faire financer. « Pour faire correctement de la recherche, souligne Christophe Debout, il faut une structure, des personnes qui y travaillent en équipe et des financements. » Des compétences spécifiques et du temps aussi. Or les Idels, du fait de leur formation et de leur exercice individuel et libéral, disposent rarement de temps. La recherche d’un financement ? « Un parcours du combattant », estime Pierrette Meury, Idel en Guadeloupe. Des solutions existent (lire p. 28). Mais aucune aide ne prend en compte le temps consacré à la préparation. Les infirmières cliniciennes des Pyrénées-Orientales ont écrit leur projet tout en travaillant. « Cela a représenté un gros travail sur notre temps de repos ou nos vacances. Diminuer notre activité, ce n’est pas possible. Nous étions cinq sur neuf à écrire le protocole. Nous avons fait des recherches bibliographiques séparément, nous avons beaucoup échangé par e-mails et nous nous sommes vues toutes les semaines pour écrire en commun, relier, corriger… »
Dans le calcul d’un budget de recherche, Ljiljana Jovic, directrice des soins et conseillère technique régionale à l’Agence régionale de santé d’Île-de-France, préconise de se faire aider « car il n’est pas facile de penser à tout. Par exemple, les organismes qui gèrent les fonds prennent un pourcentage qu’il faut intégrer au coût de la recherche ». L’accès à des bases de données peut aussi être payant, un logiciel de traitement des données peut s’avérer nécessaire, se rendre à des congrès a un coût… Elle estime globalement « qu’il n’est plus vraiment possible de conduire des projets seul car la recherche est beaucoup plus réglementée qu’avant et nécessite diverses compétences pour les aspects scientifiques, de gestion financière, de publication, etc. ». Travailler à plusieurs permet aussi de gagner du temps, de réunir plus facilement un échantillon pertinent et de s’associer à des professionnels plus aguerris à la mécanique de la recherche.
La méthodologie de la recherche exige en effet des compétences qui ne sont pas réellement transmises en Ifsi. L’unité d’enseignement sur la recherche incluse en 2009 dans le nouveau référentiel des études infirmières est une simple initiation. Et les infirmières formées avant 2009 ne l’ont pas suivie.
Il faut savoir décrire un contexte, poser la question de départ, la justifier de manière scientifique, déterminer la problématique, choisir les bons termes pour les recherches bibliographiques, lire les travaux avec esprit critique et en tirer des arguments pour défendre son projet, étudier des schémas d’étude, recruter des patients, recueillir des données pertinentes et déterminer si elles sont probantes ou pas, si les résultats sont transposables ou non…
Pour surmonter l’obstacle méthodologique, les Idels doivent donc se former elles-mêmes, s’associer à d’autres libéraux formés (via une maison de santé pluridisciplinaire, MSP, par exemple), ou se faire accompagner par des professionnels formés, voire des spécialistes de la méthodologie de recherche. Les formations permettent d’acquérir des outils, des méthodes, et d’éviter, une fois la recherche entamée, de se disperser, souligne Florence Ambrosino. Il existe des diplômes universitaires (DU) et des masters sur la recherche destinés aux infirmières en particulier ou aux paramédicaux en général. L’université de Bordeaux (Gironde), qui propose un DU sur la recherche infirmière depuis cinq ans, ouvre prochainement un master sur le sujet (lire l’interview p. 25). Un DU sur la recherche paramédicale en santé ouvre aussi en janvier 2017 à l’université d’Angers.
Suivre un DU sur la recherche « m’a permis de mettre en ordre une pensée scientifique, témoigne Rodrigo Perinetti, Idel en Gironde, de prendre conscience du rôle que l’infirmier peut avoir dans la recherche dans son domaine et d’acquérir la méthodologie. Après, la réflexion devient quotidienne ». Il a suivi cette formation sur ses congés, sans diminuer son activité… Tout juste diplômé, il n’a pas encore déposé son projet de recherche mais compte bien le mener à son terme.
Pierrette Meury a aussi suivi ce DU bordelais, après un master de sciences cliniques infirmières, car elle souhaitait approfondir ses compétences en recherche. « Je ne lis plus les articles avec le même regard et j’ai beaucoup plus recours aux données probantes dans ma pratique, indique-t-elle. Pendant le DU, j’ai travaillé sur un projet pour le PHRIP mais je ne l’ai pas déposé, car il faudrait que j’aie l’appui d’une équipe hospitalière. Je n’ai pas le temps de chercher d’autres financements… Des idées, j’en ai plein mais pas le temps, car le temps de la recherche, personne ne le paie. »
Autre possibilité : l’accompagnement par des professionnels formés. En effet, à l’inverse de leurs collègues hospitalières, les libérales n’ont pas facilement accès à des personnes ressources en matière de recherche et encore moins à du temps ou à des “mensualités” dédiés à un projet. L’accompagnement a été crucial pour les infirmières cliniciennes des Pyrénées-Orientales qui ont monté le projet de recherche sur les consultations douleur car aucune d’elles n’était formée à la recherche. « L’infirmière du département de recherche clinique du CHU de Montpellier nous a beaucoup aidées, souligne Yseult Arlen, comme deux méthodologistes de l’unité de recherche médico-économique du CHU. Elle nous a expliqué comment mener des recherches bibliographiques, notamment dans la littérature internationale. » Ce soutien leur a aussi permis de prendre en compte certains coûts, comme le temps de coordination, ou des frais, tels que l’envoi des bilans par courrier.
Si le projet est retenu dans le cadre d’Apires, le CHU recevra l’enveloppe et la répartira entre les postes de dépenses, notamment les consultations infirmières et la coordination. « Un assistant de recherche clinique récupérera les données et les méthodologistes les exploiteront », ajoute l’infirmière libérale. La rédaction finale se fera probablement de manière conjointe.
Les Idels désireuses de lancer un travail de recherche peuvent aussi s’adresser aux coordonnateurs paramédicaux de la recherche en soins, dont la plupart des CHU sont dotés. « Beaucoup sont infirmiers », souligne Laurent Poiroux, dont la mission vise à aider les professionnels paramédicaux (hospitaliers, du secteur médico-social et libéraux) à « acquérir une culture scientifique, des compétences spécifiques et à maintenir l’énergie nécessaire pour monter des projets de recherche ». Il accompagne les porteurs de projets de recherche de la rédaction jusqu’à la publication des résultats, en recourant aux services de méthodologistes, de biostatisticiens hospitaliers… Une aide considérable pour les infirmières. « Les infirmières à domicile ont des priorités spécifiques mais elles peuvent tout à fait me contacter directement », indique-t-il. Un groupe d’Idels porteuses d’un projet l’a d’ailleurs déjà contacté.
Pour Ljiljana Jovic, il faut aussi faciliter les modes d’organisation favorables à la recherche, par exemple en l’inscrivant comme l’une des activités des infirmières pouvant, au même titre que l’enseignement, être rémunérées (comme elles peuvent l’être à l’hôpital). Peut-être, pour commencer, au sein de MSP “universitaires” comme on en voit désormais se créer, suggère-t-elle
Des incitations plus franches des pouvoirs publics donneraient probablement aux libérales plus de marge de manœuvre encore pour s’engager dans la recherche.
À lire : Lise Michaux, Les Recherches en soin. Du mémoire de fin d’études à l’essor de la recherche infirmière, Éditions Seli Arslan, 2016.
(1) Nous aurions aimé connaître le point de vue de la DGOS sur les moyens de favoriser la recherche parmi les Idels, mais elle n’a pas souhaité répondre à nos questions.
(2) Réseau de la pratique avancée en soins infirmiers (Repasi).
(3) Association nationale française des infirmières et infirmiers diplômés et étudiants (Anfiide).
(4) Exemple en Côte-d’Or dans notre numéro 314 de mai 2015.
Les professionnels de ville sont peu outillés pour se lancer dans la recherche. Une association veut les aider. Son nom : Soins pluri-professionnels innovation recherche (SPP-IR).
Cette association est née en juillet dernier de la volonté (notamment de la Fédération française des maisons et pôles de santé et de l’Institut Jean-François Rey sur la recherche en centre de santé) de promouvoir la recherche en soins primaires. Une nécessité face à l’importance croissante de la prise en charge des patients en ambulatoire par des professionnels de plusieurs horizons, selon la présidente de l’association, Tiphanie Bouchez, médecin. SPP-IR vise à favoriser la recherche au niveau national mais aussi au niveau territorial ou local et à sortir du “tout médecin”, explique-t-elle. Sur de nombreux sujets, « l’infirmière peut être le leader du projet de recherche ». L’association va constituer un réseau de personnes-ressources, identifier les besoins des professionnels en matière de recherche et les sujets à explorer en priorité. Elle pourra ensuite répondre aux questions des candidats à la recherche afin de les aider à rendre les projets « plus fréquents, plus faisables et de meilleure qualité ».
Pour Florence Ambrosino, du groupement d’intérêt commun Repasi de l’Anfiide, la recherche constitue un sujet transversal aux pratiques avancées. « Quand on exerce en pratique avancée, on considère évident de s’appuyer sur des données probantes, de faire des revues de littérature ou des lectures critiques de publications. Cela fait partie de l’evidence based nursing », les soins infirmiers basés sur des preuves. Une infirmière en pratique avancée s’empare des travaux de recherche déjà réalisés pour questionner et modifier ses pratiques. « Formée à aller chercher des informations pour innover, elle pourra aussi, à partir d’une situation rencontrée dans les soins ou l’organisation d’une équipe, formuler une problématique et des pistes de recherche et, si elle ne la mène pas elle-même, proposer à des équipes ou des personnes plus formées de mener sur ce thème une recherche à laquelle elle pourrait participer. » Et être rémunérée pour cela. Elle peut ainsi tout à fait être “moteur” de ce type de recherche translationnelle (rapidement transposable) au bénéfice des patients. Des groupes de travail devaient se mettreen place au ministère de la Santé en décembre pour réfléchir aux contours de ces pratiques avancées.
Comment se présente le nouveau master sur la recherche qui doit ouvrir à l’université de Bordeaux ?
Ce master dédié à la recherche infirmière et paramédicale en soin et en santé déclinera trois parcours en master 1 (soin et sciences infirmières ; sciences médico-légales, éthique et responsabilité dans la pratique du soin ; sciences de la réadaptation) et un autre en master 2 (toxicologie professionnelle adaptée à la santé). Nous avons conçu sa maquette avec l’université de Montréal. Nous espérons qu’il pourra ouvrir en septembre 2017.
À qui est-il destiné ?
Ce master comptera 25 places par parcours et sera ouvert à tous les paramédicaux, notamment les infirmières diplômées depuis 2009 avec le grade licence. Les autres devront avoir suivi une formation complémentaire, comme le DU recherche, qui en est à sa cinquième rentrée. En l’absence de master, celui-ci connaît un certain succès : nous recevons 50 candidatures pour 25 places maximum. Régulièrement, un ou une Idel s’y inscrit.
Que propose le DU recherche ?
Les étudiants y viennent avec un sujet de recherche en lien avec leur pratique pour préciser leur questionnement et apprendre à écrire un protocole de recherche pour demander un financement. C’est un enseignement pratique, mais exigeant et rigoureux.
Hugo, le groupement de coopération sanitaire (GCS) qui réunit plusieurs CHU du Grand Ouest, a mis en place en 2015 un guichet unique destiné à répondre aux questions que se posent les professionnels, notamment libéraux, désireux de se lancer dans une démarche de recherche en soins primaires. Une demande de la DGOS.
Il s’agit de mettre en relation les professionnels porteurs de projets avec des correspondants susceptibles de les accompagner, explique Cécile Jaglin-Grimonprez, déléguée générale du GCS Hugo. À n’importe quel stade de leur projet, les libéraux peuvent contacter (via le courriel soinsprimaires@girci-go.org) le guichet unique, où une chargée de mission défriche le projet et un médecin libéral les oriente vers la direction de la recherche clinique d’un hôpital, d’un centre d’investigation clinique ou des réseaux d’investigation qui pourront leur apporter un accompagnement méthodologique. Les besoins sont souvent de cet ordre, observe la déléguée générale. Les délégations disposent de spécialistes de la réglementation sur la recherche, de méthodologistes, de biostatisticiens…
Le médecin du guichet unique a également pour mission « d’identifier les spécificités de la recherche en soins primaires pour développer des outils méthodologiques adaptés », et de « développer une “boîte à outils” qui sera mise à la disposition des acteurs qui solliciteront le guichet », ajoute Cécile Jaglin-Grimonprez. Pour l’instant, ce sont surtout des médecins – et très peu d’Idels – qui l’ont fait.