HAUTE-GARONNE
Initiatives
En constatant, pendant ses tournées d’Idel, le nombre d’objets abandonnés dans les rues, Quentin Abrioux a eu l’idée, avec son frère et un ami webmaster, de créer une application de mise en ligne d’objets sur smartphone. Ainsi est né Ruecup, un outil intelligent, écologique, 100 % gratuit.
Originaire de Bedous en Vallée d’Aspe (Pyrénées-Atlantiques), Quentin Abrioux, 28?ans, est arrivé à Toulouse (Haute-Garonne) en 2011. Dans la ville rose, l’étudiant béarnais, fraîchement diplômé de l’Ifsi d’Orthez, entend bien réaliser son rêve : vivre à Saint-Cyprien, quartier bobo par excellence, et travailler au CHU. Et tout commence comme il l’avait souhaité : il se trouve un petit logement dans son quartier de prédilection ; et, après un bref passage à la clinique Pasteur, il décroche un poste aux urgences de Rangueil. Mais, au fil des mois, son quotidien commence à s’assombrir. « Le travail aux urgences, sur le plan psychologique comme sur le plan physique, est très difficile à gérer : stress, fatigue… », confie Quentin Abrioux, avec du recul. Au point que, deux ans et demi plus tard, il déclare forfait, anéanti. « C’est le système qui veut cela, la machine hospitalière. » Le jeune infirmier décide de quitter l’hôpital. « Pour renouer avec l’humain et disposer de plus de liberté dans la gestion de [son] emploi du temps », il choisit de travailler en libéral dans un cabinet à proximité du centre-ville avec un collaborateur et trois associés et s’installe en 2015. Changement de vie, changement de rythme : « Le matin, je vois mon premier patient à 6, 7 heures, je poursuis jusqu’à midi pour reprendre ensuite de 16 à 18 h 30. Je viens en vélo au cabinet. Je fais toutes mes visites à pied. » Au final, il se rend au domicile de près d’une trentaine de patients par jour. Si la charge de travail est certes importante, Quentin voit le verre à moitié rempli. « En libéral, ce qui me plaît le plus, c’est la flexibilité de mon emploi du temps, le fait de pouvoir m’épanouir dans d’autres domaines que mon travail, de pouvoir organiser mon temps libre, notamment avec ma compagne qui est américaine, traductrice en freelance. »
Très vite, « pendant mes tournées, j’ai été étonné par le nombre de meubles abandonnés sur le trottoir. Cela saute aux yeux ». Quentin est d’autant plus avisé qu’il est lui-même grand amateur de récup’. « J’ai récupéré des chaises, des tables, plein d’objets que j’ai retapés pour meubler mon intérieur. Avec un peu d’imagination, on peut redonner facilement une nouvelle vie aux objets, les transformer, les restaurer. C’est très amusant. » Un passe-temps, une passion de la récup’ qu’il partage avec une large communauté. À Toulouse, les adeptes sont nombreux. Fouiller les poubelles est devenu très stylé.
Selon une enquête menée par l’Observatoire des consommations émergentes (Obsoco), 38 % des Français ont déjà eu recours au glanage, pratique qui consiste à récupérer des objets déposés aux coins des rues. Nécessité économique ? Pas forcément. Pour Quentin, la récup’ est un moyen de lutter contre le gaspillage, une alternative aux excès de notre société de consommation. Et aussi un véritable plaisir. C’est tellement plus drôle de faire la chasse au trésor sur les trottoirs que d’aller faire la queue dans une boutique de meubles…
L’infirmier néotoulousain a ainsi eu l’idée de créer un outil pour aider les glaneurs à trouver la “perle rare”. « En voyant des amateurs de récup’ s’échanger des infos sur les réseaux sociaux, je me suis demandé : pourquoi ne pas créer une appli ? », explique-t-il. De l’idée à l’action concrète, il y a parfois un fossé. Mais, avec l’aide de son frère Kévin, informaticien développeur de profession, et Thibaud, un copain webmaster, ce fossé a été franchi.
Sur leur temps libre, dès octobre 2015, les trois acolytes lancent la création d’une application. « Cela n’a pas toujours été facile car l’univers des informaticiens est très différent, nos modes de communication sont très éloignés et on avait parfois du mal à se comprendre. » Au terme de sept mois de travail, la collaboration abouti finalement à une première version qui est testée en avril avec succès. Ils font alors appel à un webdesigner pour reconstruire le site. Ainsi naît Ruecup, une application pour smartphone. Son principe est simple et prend juste quelques secondes : « Lorsqu’une personne trouve un objet délaissé dans la rue, il lui suffit de prendre le meuble en photo, le formulaire demande de classer l’objet dans une catégorie, de le décrire et de préciser son état. Il convient ensuite de le valider pour que l’application géolocalise sa position et l’indique sur une carte accessible à tous les utilisateurs de l’application. » Alertés par une notification qu’un nouvel objet a été identifié, les membres de Ruecup peuvent alors le récupérer. L’application indique la distance qui les sépare de l’objet convoité dans un rayon de trois kilomètres. Ensuite, le premier arrivé est le premier servi. « Étagères, canapés, bureau, table, chaises… C’est impressionnant le choix des objets que l’on peut dénicher. En un dimanche, un étudiant pourrait meubler son appartement avec des meubles délaissés sur le bitume. » Tous les 72 heures, les posts sont supprimés. « Si les objets n’ont pas été enlevés, c’est qu’ils n’ont intéressé personne. Une fois ce délai passé, les services de la ville les auront enlevés. »
En octobre 2016, près de 3 000 objets ont été postés : soit près de 300 par mois, avec en novembre plus de 12 000 téléchargements.
Pour l’heure, Quentin Abrioux et ses amis refusent toute perspective mercantile à leur projet. « Nous avons été contactés par des personnes qui voulaient nous aider à faire prospérer notre application afin d’aller voir des investisseurs pour faire de Ruecup une application commerciale, mais nous avons décliné. Nous ne voulons pas faire de l’argent. L’idée est simplement de rendre service et aussi d’éviter le gaspillage en réutilisant des objets voués à la déchetterie. Notre seule ambition a été de créer un objet permettant d’agir en tant qu’écocitoyen. » Un concept dans l’air du temps, très développement durable.
L’éclairage de Valérie Guillard, maître de conférences en marketing, université Paris-Dauphine, et auteur d’une étude qualitative sur le glanage.
« Parmi les personnes qui récupèrent des objets, notre étude a montré qu’un certain nombre le font par nécessité. Ce mobile ne doit pas être occulté. Ce n’est pas nouveau. Cela a toujours existé. Et existera toujours, je pense. Le plus souvent, il s’agit de personnes au chômage, ou qui ont eu des accidents de vie, qui ne le font pas par plaisir mais par obligation. La proportion de ces récupérateurs n’est pas connue. En revanche, la nouveauté vient de personnes qui pratiquent le glanage pour d’autres motifs qu’économiques ou utilitaires. Certaines ont des motivations symboliques plutôt identitaires, contestant la société de consommation qui pousse à acheter. Celles-ci revendiquent le fait qu’il existe plein d’objets gratuits sur les trottoirs. D’autres ont une motivation plutôt hédoniste, appréciant le côté ludique du glanage, qui les entraîne dans une “chasse au trésor”, le but du jeu étant de trouver des objets qui sont jolis mais surtout originaux car disparus du marché. Enfin, certaines pratiquent le glanage dans une démarche plus écologique, de sauvetage d’objets qui devraient aller à la poubelle. Pour ces glaneurs, l’idée est de les réparer pour éviter le gâchis. »