L'infirmière Libérale Magazine n° 335 du 01/04/2017

 

Point(s) de vue débat

interview

Olivier Blanchard  

Brigitte Lecointre est infirmière depuis quarante ans, dont trente-sept de libéral. Elle est un grand témoin de ce mode d’exercice qu’elle continue d’aimer et de défendre. Membre du comité scientifique de L’Infirmière libérale magazine, elle dresse le bilan des évolutions de la profession depuis notre dernière formule, il y a neuf ans.

Quels sont les changements majeurs dans la profession depuis neuf ans ?

Brigitte Lecointre : Le plus marquant, c’est l’explosion de la maladie chronique et la place qu’elle prend dans notre exercice quotidien. Aujourd’hui, les demandes de prise en charge infirmière ont totalement évolué et l’éventail des interventions s’est bien élargi avec l’éducation thérapeutique et le travail en réseau. Il y a eu aussi le DPC, donc l’obligation de se former, et les débuts de l’Ordre infirmier. Je retiens aussi l’article 119 de la loi de santé qui crée les pratiques avancées, même si on attend toujours son décret d’application. Mais tout ceci n’arrive pas par hasard, car c’est une demande des médecins d’aller vers plus de partenariat et de sortir de l’isolement. Au fond, c’est un peu la pensée infirmière qui commence enfin à frémir, à prendre vie. Évidemment, c’est encore confidentiel, mais je crois que la profession se dirige enfin vers plus d’autonomie.

En moins de dix ans, l’effectif des libéraux a quasiment doublé. Comment expliquez-vous cet attrait ?

B. L. : Le libéral attire car les infirmières en structure subissent de fortes pressions et des contraintes insupportables. Du coup, elles pensent que le libéral, c’est forcément le “nirvana” et elles s’installent. Pourtant, et je le vois bien à l’Ordre infirmier, beaucoup d’infirmières ont de plus en plus de mal à payer leurs charges. D’autre part, on en arrive aujourd’hui à des situations non éthiques pour les patients ou entre collègues avec, par exemple, des réseaux de soins qui démarchent les hôpitaux et qui placent en priorité leurs infirmières soi-disant “spécialisées” mais qui ne sont que leurs amies. Sauf que le patient ne le sait pas et leur fait confiance… J’ai vu ainsi, sur mon secteur, des collègues libérales soutenues par des réseaux de soins qui ne font “que” les perfusions et appellent les autres consœurs pour réaliser les autres soins qui ne les intéressent pas. Je suis stupéfaite ! Quand on se lance en libéral, on ne garde pas la spécialité qu’on avait à l’hôpital et on ne choisit pas ses soins, on ne s’installe pas en infirmière “spécialisée” ! Aujourd’hui, c’est l’exercice libéral en entier qui mériterait une vraie spécialisation avec une formation particulière. Toutes ces personnes qui viennent “tâter du libéral”, je trouve cela terrible.

Le développement des structures d’hospitalisation à domicile (HAD) et de services de soins infirmiers à domicile (Ssiad) peut être vécu comme une concurrence déloyale par les libéraux. Ce constat est-il fondé ? Quelles sont les raisons de ce développement ?

B. L. : Je ne veux pas être binaire, l’HAD a toute sa raison d’être quand elle reste dans sa mission et j’ai moi-même été bien contente de pouvoir lui confier parfois des patients devenus trop lourds… Maintenant, je vois bien que ces structures aussi cherchent de plus en plus à faire “tourner la boutique” et sortent de leur rôle premier. En fait, je crois surtout que c’est tout le système de santé qu’il faudrait remettre à plat et surtout arrêter les “réformettes”.

Qu’attendez-vous des prochaines négociations conventionnelles entre l’Assurance maladie et les syndicats d’Idels ?

B. L. : J’aimerais surtout qu’on trouve enfin la juste rémunération pour le juste soin, par exemple que l’on paie différemment les toilettes en fonction de l’état de santé réel du patient, et que l’on rémunère enfin les consultations infirmières ou les soins palliatifs. Les besoins de la population ont tellement changé qu’il faudrait que l’on reparte de cette attente et plus forcément de la prescription de soins ni, donc, du paiement à l’acte, qui nous enferme dans une vision des soins qui ne correspond plus à rien. Les infirmières sont là pour accompagner les patients vers l’autonomie, pas pour accumuler des actes ! Autrement dit, je n’attends pas grand-chose des prochaines négociations, surtout si on reste enlisé dans des réflexes corporatistes d’un autre temps.

La concurrence semble de plus en plus forte avec les professions non médicales, notamment pour la prise en charge de la dépendance : comment les infirmières devront-elles se positionner ?

Je vais peut-être un peu bousculer certaines positions – et même si évidemment c’est la singularité des situations qui doit primer – mais je ne suis pas sûre que toutes les personnes dépendantes ont forcément besoin du passage d’une infirmière tous les jours, encore moins trois fois par jour ! Il faut qu’une infirmière passe régulièrement les voir pour faire une consultation infirmière, par exemple une fois par semaine pour évaluer leur état et adapter les soins, mais il faut aussi que notre position évolue ! De toute façon, avec le vieillissement de la population, il est de notre devoir d’anticiper et de ne pas nous enfermer dans de vieux réflexes, sinon nous allons créer des situations d’urgence qui seront réglées sans nous… Aujourd’hui, il faut tout mettre sur la table, que nous soyons prêtes à perdre certaines choses pour en gagner d’autres, mais la marchandisation par petits bouts ne peut plus durer.

Comment voyez-vous la profession d’Idel dans huit-dix nouvelles années ?

B. L. : Je m’interroge… Le statut libéral existera-t-il encore dans dix ans ? Sincèrement, je ne sais pas… Certaines infirmières libérales expérimentées, qui ont déjà une longue carrière derrière elles en ville, se laisseraient même sans doute tenter, à un moment de leur parcours, si on on leur proposait 3 000 euros par mois pour être salariées dans une maison de santé à faire de la coordination de soins et des consultations infirmières… Je sais que c’est étrange de dire cela, mais je trouve que les deux dernières années ont changé beaucoup de choses : les réseaux, les HAD, les Ssiad, les prestataires… Il y a des choses que je ne reconnais plus chez mes patients, dans mon quartier ; la vitesse aussi avec laquelle le libre choix du patient est passé aux oubliettes, où tout se marchandise. C’est d’ailleurs là-dessus qu’il faut continuer à revendiquer et à se battre : laisser une place aux choix personnels du patient est essentiel. C’est la rencontre, c’est l’émotion, qui rend notre métier magnifique.

le contexte

2007 Création des maisons de santé dans la loi de financement de la Sécurité sociale. Leur définition a été modifiée par la loi Hôpital, patients, santé et territoire de 2009, puis par la loi du 10 août 2011.

2007 Signature de la convention infirmière. Quatre avenants suivront en octobre 2008, juillet puis novembre 2011 et mars 2014. Prochaines négociations attendues à partir de mai.

2011 Premier appel de cotisations pour l’Ordre infirmier, créé en 2006.

2013 Mise en place du développement professionnel continu (DPC) avec obligation pour tous les professionnels de santé de se former.

2016 Création de l’infirmière de pratique avancée par l’article 119 de la loi de santé.

2018 Objectif gouvernemental de doubler la part de l’HAD, de 0,6 à 1,2 % des hospitalisations (circulaire de décembre 2013).