L'infirmière Libérale Magazine n° 336 du 01/05/2017

 

Point(s) de vue débat

Interview

Adrien Renaud  

La France dispose d’un système de remboursement des soins à deux étages quasiment unique au monde : d’un côté l’Assurance maladie obligatoire, et de l’autre les complémentaires. S’agit-il d’une spécificité nationale à défendre ou d’un archaïsme à abattre ?

Notre double système de remboursement permet-il de combattre efficacement le renoncement aux soins ?

Philippe Batifoulier : L’existence même d’assurances complémentaires est inégalitaire. Tout d’abord, il y a des gens qui n’en ont pas. De plus, ceux qui en ont une n’ont pas tous la même. Résultat : les personnes les plus vulnérables à la maladie sont les moins bien couvertes. Alors, bien sûr, les défenseurs des complémentaires disent que, sans ces dernières, il y aurait davantage de renoncements aux soins. Mais si la Sécurité sociale remboursait tout, il y en aurait moins ! La preuve : c’est dans l’optique et dans le dentaire, secteurs où la part des complémentaires est la plus importante, que les gens renoncent le plus aux soins.

Thierry Beaudet : La réponse est oui ! Après intervention de la Sécurité sociale et des mutuelles, les ménages supportent les restes à charge les plus faibles des pays développés (7 %, contre 20 % en moyenne dans l’Organisation de coopération et de développement économiques). Pour beaucoup de nos concitoyens, le bénéfice d’une mutuelle est une condition sine qua non de l’accès aux soins. Mais le renoncement n’est pas qu’une affaire financière : déserts médicaux et délais d’attente sont également à prendre en compte. La vraie question, c’est donc la lutte contre les inégalités sociales, géographiques ou économiques.

Cette architecture à deux étages réduit-elle les frais de gestion du fait de la concurrence ou au contraire multiplie-t-elle les coûts administratifs ?

P.B. : Les complémentaires sont en train de nous ruiner. Il y a effectivement le problème des coûts administratifs, qui sont pénibles pour tout le monde, car on traite deux fois le même dossier ; mais surtout, il y a ce que les complémentaires appellent les “frais de gestion d’acquisition” : ce sont les frais que le patient paie pour avoir un contrat privé, et ils sont bien plus élevés pour les complémentaires que pour la Sécu. En effet, celle-ci est un monopole, ce qui signifie qu’elle n’a pas de dépenses de marketing. Mais, au-delà de ces questions de concurrence, ce sont les inégalités qui sont coûteuses. Quand on ne peut pas se payer des soins parce que notre complémentaire ne rembourse pas les dépassements d’honoraires, on va ailleurs, par exemple à l’hôpital. Cela peut ainsi entraîner des retards diagnostics. La dépense n’est donc pas seulement différée, elle est majorée, ce qui coûte plus cher aux finances publiques.

T.B. : La Sécurité sociale et les mutuelles collaborent quotidiennement sur les territoires : leur intervention croisée est le meilleur moyen d’une juste prise en charge des dépenses de santé pour aboutir à une réduction des restes à charge des ménages. Elles sont également complémentaires : la première offre une réponse administrative générale, les secondes proposent des solutions ciblées sur un public précis. Les mutuelles constituent même une sécurité pour nos concitoyens, en neutralisant les reculs de la Sécurité sociale et en prenant en charge les déremboursements successifs décidés par les pouvoirs publics. Elles n’exercent d’ailleurs pas tout à fait le même métier que la Sécurité sociale : les mutuelles sont des acteurs globaux de santé. Pour preuve, leur offre sanitaire, sociale et médico-sociale, avec plus de 2 600 établissements et services présents partout en France, y compris dans des zones parfois qualifiées de périphériques. Tout comme le fait que les mutuelles sont le premier acteur de prévention derrière l’État.

Le système doit-il être réformé, et comment ?

P.B. : Si la France laisse une part si importante de ses dépenses de santé aux assurances privées, c’est pour des raisons historiques : avant 1945, les mutuelles assuraient la solidarité. Avec l’arrivée de la Sécurité sociale, le marché s’est transformé, et les mutuelles ont de plus en plus mis leurs pas dans ceux des assurances privées. Mais une solution transitoire existe : les gens doivent pouvoir choisir la Sécu comme assurance complémentaire. Et ce n’est pas impossible, car ce système existe déjà : c’est la Couverture maladie universelle. Mettons les complémentaires et la Sécu en concurrence, on verra bien qui gagnera ! Progressivement, on réalisera qu’il est inutile d’avoir des complémentaires, sauf si on adore les surcoûts. Mais la mort des complémentaires, et surtout celle des mutuelles, n’est pas un but en soi. Les militants mutualistes sont dépositaires d’une véritable tradition. Ils ne doivent pas disparaître. Il faudra être en mesure de les reconvertir dans la Sécurité sociale, et notamment dans les actions de prévention.

T.B. : Face à la persistance des inégalités, à l’ardente nécessité d’une dépense efficiente, où chaque euro doit être utilisé avec pertinence, tout tend à remettre le cadre sur le métier, à faire le pari des acteurs pour préserver, pérenniser, améliorer notre système de santé. C’est dans les territoires, au plus près de nos concitoyens, qu’il faut mobiliser les professionnels de santé, les élus locaux, les usagers, les mutualistes bien entendu, pour construire les réponses concrètes de l’accès aux soins. Naturellement avec l’État et l’Assurance maladie obligatoire. Seul un partenariat refondé et intégrant l’ensemble des parties prenantes permettra de répondre aux Français qui nous parlent de leurs restes à charge, de leurs besoins d’être accompagnés pour accéder à des soins de qualité, de leurs risques de ne pas bénéficier de la bonne prise en charge, au bon moment, où qu’ils vivent.

le contexte

L’idée de fusionner l’Assurance maladie obligatoire et les complémentaires pour faire des économies et améliorer l’équité n’est pas nouvelle. Elle a cependant resurgi récemment dans le débat public. Dans le cadre de la récente campagne présidentielle, elle était notamment portée par Jean-Luc Mélenchon. Elle a également été défendue par Martin Hirsch, DG de l’AP-HP, et Didier Tabuteau, responsable de la chaire santé de Sciences-Po, dans une tribune publiée dans Le Monde en avril dernier.