Prêter main forte dans l’urgence de l’attentat comme, sur le long terme, réaliser les pansements et détecter les psychotraumatismes : les établissements de santé et les associations de victimes soulignent le rôle important des infirmières libérales dans la prise en charge des victimes du terrorisme.
Ce soir du 14 juillet 2016, à Nice (Alpes-Maritimes), Gautier Allemand passait la soirée avec sa famille et des amis quand son épouse et plusieurs de ses collègues ont été rappelés en urgence sur leur lieu de travail, la Fondation Lenval. Infirmier libéral, il décide d’accompagner sa femme pour prêter main forte à l’équipe. Situé sur la promenade des Anglais, cet hôpital pédiatrique a, en effet, immédiatement servi de poste de soins avancé pour prendre en charge les premiers blessés de l’attentat de Nice. « Nous sommes venus un peu avant minuit, les victimes arrivaient encore et c’était vraiment le chaos, raconte-t-il. Mais comme j’avais moi-même travaillé auparavant dans cet établissement, mon intégration a été assez facile : je connaissais les locaux et le personnel. Pour autant, même sans cela, je pense qu’en tant qu’infirmier libéral, si on s’en sent la capacité émotionnelle, on peut tout à fait proposer d’apporter son aide dans ce genre de situation de catastrophe ou d’attentat car nous avons un savoir-faire, des acquis techniques et une expérience qui peuvent être utilisés. »
Lors des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, ce sont également des internes et des médecins de ville, externes à l’établissement, qui s’étaient spontanément présentés au service des urgences de l’Hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP) pour proposer leur aide face à l’afflux massif de blessés. « Officiellement, les médecins libéraux ne sont pas inclus dans le “plan blanc”, explique le Pr Philippe Juvin, chef du service des urgences de l’HEGP. Mais nous avons mis en place un système maison pour que les médecins de ville du XVe arrondissement qui sont volontaires puissent être appelés en cas de situation exceptionnelle. La difficulté d’inclure dans l’organisation des gens qui ne sont pas du service est uniquement logistique : connaître les lieux, pouvoir réaliser des prescriptions informatiques, demander une numération… Mais tout cela peut s’organiser en amont. » Le dispositif n’a pas encore été étendu aux Idels du quartier, mais l’urgentiste serait tout à fait d’accord pour intégrer celles qui le souhaitent.
Et “simplement” témoin d’un acte d’attentat, comment une Idel doit-elle réagir ? « Comme tout citoyen, une Idel présente dans ce type de circonstances exceptionnelles doit donner l’alerte et faire au téléphone ce qu’on appelle un “bilan d’ambiance pour les secours” ? », explique le Pr Juvin. En tant que professionnelle, l’Idel se doit même d’apporter des soins. « Il faut savoir que, dans ce type d’agression collective par arme à feu ou arme blanche, les gens meurent essentiellement d’hémorragie. La présence d’infirmiers peut donc être extrêmement utile pour poser des garrots et faire des points de compression pour juguler les hémorragies. C’est la priorité. Quant au tri des patients selon le degré d’urgence, c’est certes quelque chose qui relève du bon sens, mais il faut cependant l’avoir appris. » La formation continue commence à intégrer ces nouvelles menaces. C’est par exemple le cas des formations proposées par l’association internationale Life support, spécialisée dans les urgences pré-hospitalières. Elles sont inspirées du secours aux combattants et s’adressent à tous les intervenants potentiels : médecins, infirmières et sapeurs-pompiers. « Les gestes techniques relèvent de la compétence technique de chaque métier mais le langage est commun, explique Patrick Wick, sapeur-pompier, coordinateur national de cette association. Le principe est celui du damage control qui consiste à apprendre à réaliser de manière synthétique, systématique et rapide une évaluation du patient pour avoir tout de suite les bons gestes, notamment pour faire face aux hémorragies avant que les secours n’arrivent. On apprend aussi les réflexes pour savoir si la situation est sécurisée et si on peut intervenir. Une Idel ainsi formée sera d’une grande efficacité en cas de situation exceptionnelle. » Or, comme qui peut le plus peut le moins, ces réflexes pourront se révéler utiles, y compris dans des situations moins dramatiques et exceptionnelles qu’un attentat. De plus en plus d’organismes de DPC n’hésitent plus à citer la prise en charge de victimes d’attentats dans leurs propositions de formation aux situations sanitaires exceptionnelles.
Les libéraux pourraient aussi se former sur ces thèmes avec leurs collègues hospitaliers. « Le 14 juillet dernier, la plupart des soignants libéraux qui sont venus nous aider spontanément connaissaient déjà l’établissement et nous avons vraiment apprécié leur présence, raconte Christiane Dejoannis, directrice des soins des Hôpitaux pédiatriques de Nice CHU-Lenval. Cette expérience nous a fait réfléchir à comment nous pouvons utiliser ces ressources dans les situations exceptionnelles. Aucun soignant de ville n’avait participé aux exercices de simulation que nous avions organisés en amont de l’Euro 2016 mais ce serait très intéressant à l’avenir. » Identifier ces soignants extérieurs avec des chasubles ou des brassards et les affecter à la prise en charge des malades de l’hôpital font partie des pistes de réflexion. « Le 14 juillet, face à l’afflux de blessés, il a fallu libérer des lits, décrit Christiane Dejoannis. Les soignants extérieurs ont pu s’occuper de nos malades que nous avons installés au self et les rassurer. En raison de notre proximité avec le lieu du drame, nous avons également été submergés de personnes qui venaient se mettre à l’abri. Les soignants extérieurs, notamment les Idels, ont su s’occuper de ces personnes. »
Par la suite, des Idels ont eu également, bien évidemment, à soigner des victimes d’attentats au domicile. Stéphanie Moreau travaille dans un cabinet d’Idels, en plein du cœur du XIe arrondissement de Paris, durement touché par les attentats du 13 novembre. « Nous avons eu à prendre en charge à domicile une jeune fille qui avait été blessée au Bataclan et un homme qui avait reçu une balle dans la tête sur une terrasse de café », raconte cette Idel. Pour la première, c’est l’hôpital qui avait appelé le cabinet en précisant qu’il s’agissait d’une victime de l’attentat et, pour le second, resté plusieurs mois à l’hôpital, c’est la famille qui a pris contact pour des pansements sans préciser la cause. « Je n’avais jamais vu de blessure par impact de balle et je ne savais pas à quoi m’attendre, raconte Pauline Lellan, jeune remplaçante au cabinet. Mais, finalement, ce sont des blessures suturées qui ressemblent beaucoup à des cicatrices de chirurgie. » Beaucoup de blessés lourds des attentats de Paris ont en effet subi de multiples interventions. « Techniquement, ce ne sont pas des soins et des pansements qui représentent une difficulté particulière au domicile, abonde Stéphanie Moreau. En revanche, nous appréhendions un peu plus le plan psychologique. Dans beaucoup de halls d’immeubles, on pouvait encore lire des faire-parts de décès. L’ambiance était encore très dure dans le quartier dans les semaines qui ont suivi le 13 novembre. » Cependant, les deux blessés pris en charge par le cabinet, bien entourés par leurs proches, arrivaient à s’exprimer. « La patiente m’a raconté la violence de la scène du Bataclan et m’a fait part de ses difficultés à sortir de chez elle car elle avait encore très peur, décrit Stéphanie Moreau. La douleur la réveillait encore la nuit et elle n’arrivait pas à se rendormir. Je ne suis pas psychologue mais nous avons pu néanmoins un peu parler ensemble et cela a été finalement plutôt fluide. » Le jeune homme touché à la tête a perdu un œil et souffre d’un syndrome frontal. « C’était plus difficile de lui poser des questions mais il était très entouré par sa compagne, témoigne Pauline Lellan. Peut-être que, si nous avions eu plus d’informations de l’hôpital, nous aurions pu également le stimuler pour l’aider dans sa rééducation. »
Plus encore que les blessures physiques, les répercussions psychologiques d’un attentat peuvent durer longtemps. C’est ce dont l’agence Santé publique France (ex-InVS) a voulu prendre la mesure, notamment à travers l’étude Impacts, qui a pour but de mesurer les conséquences des attentats de janvier 2015 sur la santé mentale des personnes touchées (victimes, endeuillés, intervenants et témoins) et à décrire la prise en charge et l’accompagnement qu’elles ont reçus. Les premiers résultats montrent que, six mois après les faits, l’impact psychotraumatique est extrêmement fort. Près de quatre personnes sur dix présentent toujours au moins un trouble de la santé mentale : stress post-traumatique (20 %), dépression caractérisée (10 %) et troubles anxieux (30 %). « Ces résultats ne sont pas surprenants quand on les compare avec ce qu’on retrouve dans la littérature internationale, commente Stéphanie Vandentorren, médecin épidémiologiste à Santé publique France, l’un des investigateurs principaux de cette étude. Les Norvégiens qui avaient étudié les conséquences de la fusillade sur l’île d’Utoya en 2011 [69 personnes tuées] avaient constaté des prévalences de troubles mentaux sensiblement de même ordre. Les premiers résultats de l’étude nous ont permis de quantifier ces troubles et de mettre en évidence que le stress post-traumatique ne touche pas que les personnes qui ont été directement menacées, mais également un cercle assez large autour d’elles. Ce constat nous a amenés à élargir nos recommandations à destination des professionnels de santé. » Les femmes sont plus touchées que les hommes par les troubles anxieux et dépressifs, ainsi que les personnes qui ont un niveau socio-économique plus faible. « Un autre facteur de risque très important sur la santé mentale est l’isolement social, indique Stéphanie Vandentorren. Enfin, les personnes qui n’ont pas bénéficié d’une prise en charge dans les 48 heures par un service d’urgence médico-psychologique sont plus à risque de présenter des troubles anxieux ou dépressifs dans les mois suivants. » Un certain nombre de victimes civiles présentent également des troubles de la somatisation. « Les infirmières libérales ont souvent un rapport privilégié avec leurs patients, souligne Stéphanie Vandentorren. Elles peuvent aussi être à même de repérer ces troubles et de faire le lien éventuel avec des attentats pour amener les patients à consulter. »
La prise en charge psychologique des intervenants eux-mêmes a également été étudiée, mais le nombre de soignants ayant accepté de participer à l’enquête est trop faible pour en tirer des enseignements définitifs. « De manière générale, chez les professionnels, le soutien social du groupe joue un rôle très important, note Stéphanie Vandentorren. Néanmoins, dans nos recommandations, nous avons suggéré qu’il leur soit proposé de manière beaucoup plus systématique un suivi psychologique, notamment pour que ce ne soit pas quelque chose qui puisse être jugé stigmatisant. » À l’HEGP, tous les soignants qui le souhaitaient ont pu bénéficier d’un suivi par une équipe de psychiatres. « C’est très important que les soignants puissent verbaliser leur expérience mais il ne faut pas que cela soit vécu comme quelque chose d’intrusif, estime Christiane Dejoannis, à Nice. Beaucoup ont décrit cette expérience comme une expérience hors du temps qu’ils ont vécu sur un mode presque automatique dans un état d’hypervigilance. » En ville, les professionnels de santé peuvent, pour eux-mêmes, contacter les cellules d’urgence médico-psychologiques, dont l’ARS ou éventuellement la commune peut fournir les coordonnées, l’HEGP à Paris, la Fondation Lenval à Nice ou une association d’aide aux victimes. Si les Idels du XIe arrondissement que nous avons interrogées n’ont pas ressenti la nécessité d’être soutenues psychologiquement, elles n’en ont pas moins beaucoup parlé entre elles et avec les patients de ce quartier meurtri.
« Dans le travail au quotidien des soignants, les pathologies dictent la prise en charge. En cas d’attentat, ce sont les circonstances. Un changement de mentalité est donc nécessaire pour exercer pendant de tels événements, une configuration exceptionnelle marquée par l’incertitude et une létalité importante. Les patients traversent une chaîne de secours. S’ils ne sont pas pris en charge dans la première heure, la “golden hour”, et même dans les dix premières minutes, la mortalité augmente, car la triade létale (hémorragie, coagulopathie, hypothermie) se met très rapidement en place. Tant qu’il existe une inadéquation entre les effectifs des secours et le nombre de victimes, l’objectif est de réaliser le strict minimum vital. Le retour à une pratique médicale conventionnelle est possible en fonction de la situation. La priorité, pour les personnels, c’est la sécurité : impossible d’intervenir sur place tant que les forces de l’ordre n’ont pas donné le feu vert. Et même si l’on vous dit que la zone est sécurisée, cela ne veut pas dire qu’elle va le rester… »
« Il faut vivre les trois premières heures pour arriver à respirer normalement, puis les trois premiers jours, puis les trois premiers mois. Pourquoi trois mois ? Par que c’est sans doute la durée qu’il m’a fallu pour réussir à dormir deux heures de suite. Au bout de cette durée, j’ai pu refaire du yoga et courir un peu. Mais ce délai peut varier. Quel que soit le traumatisme, de l’accident au crime, de l’agression à l’abandon brutal ou au deuil, une périodicité s’accole à la reconstruction, comme si la victoire se reconstruit un nouvel avenir, sans oublier, marche après marche, dont chacune constitue une unité de temps. »
Patrick Pelloux, L’Instinct de vie, Cherche Midi, 2017. Dans ce livre, le médecin urgentiste raconte comment il a vécu l’attentat contre Charlie-Hebdo (il était l’un des premiers sur place, le 7 janvier 2015) puis affronté le traumatisme.
1 Comment jugez-vous la prise en charge sanitaire des blessés d’attentats en France aujourd’hui ?
Je pense qu’on a un système plutôt bon et complet si on se compare à d’autres pays, mais il reste parfois complexe. Pendant longtemps, les victimes du terrorisme étaient prises en charge par la caisse de Sécurité sociale militaire car elles sont considérées comme des victimes de guerre. On a basculé en 2015 dans un nouveau système de prise en charge à 100 % des soins par le régime général sur la base d’une attestation reçue par les victimes. Il semble cependant que le dispositif ne soit pas encore connu de tous les professionnels de santé en ville.
2 Qu’attendez-vous des soignants de ville ?
Depuis 2015, nous faisons face à un terrorisme de masse qui appelle à une vraie mobilisation collective, y compris du secteur libéral. Quand on doit prendre en charge 1 000, 2 000 ou 3 000 blessés mais aussi personnes impactées au sens plus large par le terrorisme, nous pensons que les médecins généralistes et les infirmières libérales peuvent vraiment jouer un rôle de relais tout à fait essentiel. Toutes les blessures ne sont pas physiques et les soignants de ville sont capables de détecter des blessures psychologiques et orienter leurs patients vers les bons dispositifs. Il est donc indispensable de sensibiliser le secteur libéral à ces questions.
3 Comment s’expriment ces blessures psychologiques ? Une personne qui a étéle témoin d’un acte de terrorisme et qui n’a pas été blessée dans sa chair peut développer une sorte de culpabilité de s’en être sortie, voire une négation de sa condition de victime. Souvent, elle va entendre son entourage lui dire qu’elle a eu de la chance de s’en être bien sortie. Du coup, elle ne va pas se sentir légitime à demander de l’aide. Ce sont des personnes qui vont avoir tendance à s’isoler, voire se désocialiser.
4 Les Idels sont-elles prêtes à prendre en charge les blessés à domicile ? On a vu avec les attentats de Paris et de Nice que les blessures ont provoqué des séquelles qui ne sont pas habituelles car ce sont des blessures qui ne sont pas habituelles : écrasements très violents [lors de l’attaque au camion] à Nice ou blessures par balles à Paris. Ce sont parfois des techniques de chirurgie de guerre qui ont été utilisées dans les hôpitaux. Les soins que vont apporter les infirmières de ville seront sans doute un peu différents. Mais, ce qui est surtout différent, c’est le risque de psychotraumatisme. Une infirmière qui vient tous les jours au domicile doit être sensibilisée sur cet aspect. Enfin, je pense quela confrontation avec quelqu’un qui a été victime de terrorisme n’est pas toujours évidente même quand on est soignant. Il faudrait pouvoir s’y préparer.
« Le système de santé est l’un des piliers de la résilience de la Nation face au terrorisme. Pour prendre en charge les victimes, tous les professionnels de santé sont impliqués. Les libéraux présents à proximité d’un site vont naturellement porter secours comme tout citoyen face à une personne en danger, mais aussi en apportant leur compétence de soignant. Ils constituent alors le premier maillon de la chaîne de soin et font pour le mieux avec le matériel dont ils disposent. Leur implication concerne également le retour à domicile. Nous travaillons actuellement, au ministère, sur le renforcement de la coordination ville-hôpital pour optimiser la prise en charge des blessés, au niveau sanitaire mais aussi médico-social, notamment en cas de soins prolongés après hospitalisation. »
Après une concertation lancée fin 2016, la secrétaire d’État chargée de l’Aide aux victimes du précédent gouvernement a annoncé une feuille de route qui sera désormais coordonnée par une nouvelle administration : le Secrétariat général de l’aide aux victimes. En matière d’accès aux soins, trois actions devraient être mises en place : proposition systématique à chaque victime d’un diagnostic de santé psychique gratuit, extension du remboursement des consultations de psychologues et simplification de l’attestation de constat des retentissements psychologiques. Cette feuille de route
* Un livre blanc vient aussi d’être publié (lien : bit.ly/2rQdYrl).