L'infirmière Libérale Magazine n° 338 du 01/07/2017

 

SILVER ÉCONOMIE

Actualité

Murielle Chalot  

Confronté au déclin des volumes du courrier, le groupe La Poste développe des services à domicile tous azimuts en lorgnant particulièrement sur le maintien des personnes âgées à domicile. Jusqu’à concurrencer certains acteurs historiques du secteur de la santé ?

Prise de participation majoritaire dans le groupe Asten Santé et Axeo(1), partenariat avec Adessadomicile(2), achat de Domiserve(3), commercialisation de la tablette Ardoiz spécialement conçue pour les seniors, association avec l’ADMR… Pas un mois ne passe sans que le groupe La Poste, qui s’est doté l’an dernier d’une direction dédiée à la “silver économie”(4), n’annonce une initiative dans le domaine des services et de la santé à domicile.

Dernier-né de cette lame de fond, “Veiller sur mes parents” illustre le virage stratégique que l’entreprise postale entend faire emprunter à ses 73 000 facteurs. Commercialisé sur Internet, par téléphone et dans tous les bureaux de poste depuis le 22 mai, ce nouveau service vise à « éviter l’isolement des personnes âgées et rassurer leurs proches ». En pratique, il s’agit de confier aux facteurs la réalisation de visites de lien social au domicile de personnes âgées isolées. Les souscripteurs – un tiers de personnes âgées elles-mêmes et deux tiers de proches, selon le groupe – choisissent entre quatre formules : une, deux, quatre ou six visites hebdomadaires assorties d’un service de téléassistance en continu et d’un service de mise en relation des personnes âgées avec des professionnels pour de menus dépannages. Ou comment La Poste invente le « lien social tarifé », ironise “l’économiste atterré” Frédéric Lordon : « pour maintenir le lien social tout court, c’est 19,90 euros [par mois, NDLR] et pour un lien social béton, c’est 139,90 euros », grince-t-il, pointant « un contresens anthropologique »(5).

« Process affinés »

Une phase de « test sur une centaine de personnes âgées réparties sur l’ensemble du territoire, offrant une large palette d’habitats et de situations » a pourtant permis au groupe d’avoir « des retours d’expérience et d’affiner ses process », se défend Philippe Ployard, directeur de “Veiller sur mes parents”. Le facteur n’entre chez la personne âgée que s’il y est invité et les modalités se négocient au cas par cas avec le bénéficiaire, censé avoir donné son accord sur la foi d’une déclaration sur l’honneur du souscripteur. Et de citer l’exemple d’une « dame à mobilité réduite, qui reçoit la visite de courtoisie du facteur depuis la fenêtre de sa cuisine » pour ne pas avoir à se déplacer jusqu’à la porte d’entrée. Muni d’un smartphone professionnel, le facteur fait signer le bénéficiaire, échange quelques mots et s’enquiert de ses éventuels besoins. Il envoie ensuite sur une application mobile dédiée un message aux proches et éventuellement à des contacts de proximité désignés par eux pour notifier son passage, voire transmettre un besoin de courses ou de sortie exprimé par la personne.

Avant d’assumer cette nouvelle mission, le facteur bénéficie d’une formation d’une heure en e-learning conçue par le Gérontopôle Autonomie longévité des Pays de la Loire. À lire la plaquette de présentation de la formation, « il s’agit de faire en sorte que les facteurs développent un savoir-faire relationnel empathique et professionnel, une communication adaptée aux personnes âgées visitées ». Sans toutefois perdre de vue les impératifs dictés par le modèle économique du produit : ainsi les facteurs sont-ils formés à « mettre fin à l’entretien de manière appropriée, apprendre à limiter leur implication dans la résolution des problèmes de la personne » et « réagir aux situations types critiques » susceptibles d’être rencontrées : « agressivité, chantage affectif pour retarder le départ ».

« Un chronomètre à la main »

Les facteurs n’ont pas de consignes strictes, assure de son côté Philippe Ployard, il leur est demandé de s’adapter à l’état de leur interlocuteur : si la personne est fatiguée, la visite sera écourtée, si elle est loquace, elle pourra durer « entre cinq et quinze minutes ».

« Tous les facteurs n’ont pas vocation à devenir des assistantes sociales avec un chronomètre à la main », objecte le syndicat SUD Poste Rhône. « Nous ne sommes pas là pour nous substituer à des personnes compétentes qui savent gérer la santé et la solitude des personnes âgées », d’autant que « le temps nous manque tous les jours pour faire notre “vrai” métier », alerte le syndicat. « Dire “bonjour”, échanger quelques mots, les facteurs l’ont toujours fait » et « cela doit rester gratuit », renchérit Pascal Le Lausque, animateur du collectif Poste national de la CGT. « Que ce soit payant pose problème à beaucoup de facteurs sur le plan déontologique », affirme-t-il, d’autant que « la formation », dont 27 000 d’entre eux (à la date du 22 mai) ont déjà bénéficié, « n’est pas suffisante compte tenu de la responsabilité », estime-t-il.

Au regard des appétits du groupe, qui escompte vendre « quelques milliers » de contrats “Veiller sur mes parents” « d’ici fin 2017 ; quelques dizaines de milliers par la suite », selon Philippe Ployard, cette question de la responsabilité cristallise le débat. Car La Poste ne s’en cache pas, elle entend proposer « demain tout type de services : aide-ménagère, jardinage, portage de repas, de courses, de médicaments », énumère Philippe Ployard.

(1) Respectivement l’un des leaders français de la prestation de santé à domicile en cas de maladie chronique et un acteur des services à la personne.

(2) Fédération de plus de 700 services d’aide, d’accompagnement et de soins à domicile à but non lucratif.

(3) Acteur majeur du marché du titre CESU préfinancé et de l’organisation de prestation de services à la personne.

(4) Fin 2016, le PDG du groupe La Poste a été nommé, par le gouvernement, vice-président du comité d’orientation de la “silver économie”, ce secteur consacré au marché des aînés (lire aussi notre dossier de mars dernier).

(5) Sur le site lundi.am/Situation, en date du 13 juin.

Et aussi le portage de médicaments…

En association avec les sociétés Medissimo, spécialiste du pilulier, et mesoigner.fr, active en e-santé, et avec l’appui du groupement Giphar, le groupe La Poste expérimente depuis l’automne 2016 un service payant de livraison de médicaments à domicile à Bordeaux (Gironde), et bientôt Nantes (Loire-Atlantique) et Marseille (Bouches-du-Rhône) : « Le facteur va chercher l’ordonnance, la porte à la pharmacie et, le lendemain, livre les médicaments à domicile », détaille Philippe Ployard, du groupe La Poste. Il en coûte au client 8,90 euros pour une livraison unitaire et 19,90 euros pour un mois de traitement en piluliers hebdomadaires.

Une ligne rouge pour la Fédération nationale des infirmiers (FNI) : que La Poste se pique de vendre du lien social, soit ; mais de là à investir un secteur aussi réglementé que la santé et le médicament, non, réagit son président Philippe Tisserand. Car portage n’est pas distribution, insiste-t-il : « Dans le portage, on n’est pas responsable de ce qu’il y a dans le colis. Or, en matière de médicaments, il y a des doses à respecter, des effets secondaires à surveiller. » Et d’ajouter : « Qui n’a jamais trouvé dans sa boîte aux lettres un courrier destiné au voisin ? »

Alors que le Président de la République Emmanuel Macron a affirmé sa volonté de déconditionner les médicaments, et tandis que les pharmaciens et La Poste cherchent à conquérir de nouvelles compétences, la FNI entend se battre pour que les infirmières restent dans le jeu. D’après une enquête menée par le syndicat auprès de plus demille infirmières, « les Idels sont très attachées à la préparation-distribution-administration de médicaments » et le font aujourd’hui « sur un million de patients qui sont ceux que visent les pharmaciens », analyse Philippe Tisserand : les plus de 70 ans polymédiqués. « Les pharmaciens le font aussi, concède-t-il, mais pour maximum 50 000 patients. »

Forte de ce constat, la FNI travaille avec Medissimo à doter les Idels d’une application gratuite annoncée pour fin septembre, permettant de tracer au quotidien l’observance thérapeutique des patients à domicile et de transmettre ces données aux médecins généralistes. Cet outil constituera pour les médecins « une valeur ajoutée » en leur permettant de répondre à l’un des critères déclenchant leur rémunération sur objectifs de santé publique, plaide Philippe Tisserand.

M.C.