Où s’arrête l’aide à la personne et où commence le soin infirmier, particulièrement en termes de toilette et d’hygiène ? La question semble simple, mais les réponses, dans la pratique, ne le sont pas toujours. à tel point que la profession infirmière peut ressentir une difficulté croissante à marquer son territoire. Notamment face aux décideurs, qui appellent aujourd’hui à « repenser les soins à domicile ».
« Ça aussi, il faudra me l’expliquer, un jour : une séance de soins infirmiers, depuis quand est-elle assimilée à une douche ou à un lavabo ?
– Eh bien, c’est le travail que font 90 % des cabinets pour 95 % de leur patientèle
– Pas d’accord ! Que mon soin soit technique ou pas, je dois améliorer la situation de mon patient qui souffre, qui est malade, qui a besoin d’éducation… La CPAM voudrait réduire nos soins et nos actions, notre capacité d’analyse et de réflexion… D’après ce que je lis, cela fonctionne ! »
De tels propos, extraits de la page Facebook d’un collectif d’infirmiers libéraux
Dans les textes, la distinction générale entre l’aide et le soin, ou en tout cas leur définition, semble pourtant assez simple. Ainsi, l’item « soins et procédés visant à assurer l’hygiène de la personne et de son environnement » constitue le premier élément du rôle propre infirmier défini par le décret de compétences (article R 4311-5 du Code de la santé publique, CSP). En libéral, toutefois, ces soins n’apparaissent pas comme des actes à part entière ; ils sont inclus dans la séance cotée AIS3, qui comprend « l’ensemble des actions de soins liées aux fonctions d’entretien et de continuité de la vie, visant à protéger, maintenir, restaurer ou compenser les capacités d’autonomie de la personne » – l’article 11 de la Nomenclature générale des actes professionnels (NGAP), destiné à un patient « en situation de dépendance temporaire ou permanente », inclut également, de la même façon après élaboration d’une démarche de soins infirmiers (DSI), les cotations AIS3,1 et AIS4.
Tracer la frontière entre l’aide et le soin peut s’avérer difficile pour une autre raison, qui tient à la nature des relations entre les professions relevant de ces deux secteurs. Selon le CSP, « lorsque les soins relevant de son rôle propre sont dispensés dans un établissement ou un service à domicile à caractère sanitaire, social ou médico-social, l’infirmier peut, sous sa responsabilité, les assurer avec la collaboration d’aides-soignants, d’auxiliaires de puériculture ou d’aides médico-psychologiques (AMP) qu’il encadre et dans les limites de la qualification reconnue à ces derniers du fait de leur formation » (article R 4311-4). Mais comment se manifeste cette collaboration pour les Idels ? Hormis en service de soins infirmiers à domicile (Ssiad), où ce travail en commun relève de l’article ci-dessus cité, sous la responsabilité de l’infirmière coordinatrice, la collaboration d’une Idel avec des aides-soignants en ville n’est pas réellement possible… puisque cette profession n’existe pas avec un statut libéral. La remarque vaut aussi pour les auxiliaires de puériculture ou les AMP. L’article 11 de la NGAP, de son côté, évoque la cotation AIS3,1 pour une « mise en œuvre d’un programme d’aide personnalisée en vue d’insérer ou de maintenir le patient dans son cadre de vie, pendant lequel l’infirmier l’aide à accomplir les actes quotidiens de la vie, éduque son entourage ou organise le relais avec les travailleurs sociaux ». Mais que signifie exactement « organiser le relais avec des travailleurs sociaux » ?
L’expression “travailleurs sociaux” regroupe un panel de métiers regroupés sous la dénomination d’auxiliaires de vie sociale (AVS). Leur activité s’inscrit dans un référentiel de six compétences, parmi lesquelles « repérer et évaluer les besoins et les capacités de la personne aidée dans les actes de la vie quotidienne » (2.3) ou « contribuer à la satisfaction des besoins fondamentaux afin d’assurer une bonne hygiène de vie » (2.4). Les textes donnent une réponse claire à la limite de leur activité, notamment par rapport à l’hygiène corporelle. Dans un arrêté du 26 décembre 2011 définissant le cahier des charges des professions qui interviennent à domicile dans l’aide à la personne, l’article 2 précise en effet que « sont exclus de ces activités les actes de soins réalisés sur prescription médicale ». Le référentiel d’activités des AVS souligne lui aussi que ces personnels peuvent effectuer « une aide seule à la toilette lorsque celle-ci est assimilée à un acte de vie quotidienne et n’a pas fait l’objet de prescription médicale », et l’aide à la toilette apportée à une personne dépendante peut se faire « en complément de l’infirmier ou de l’aide-soignant, selon l’évaluation de la situation par un infirmier, le plus souvent à un moment différent de la journée ». Sans prescription médicale, ce sont donc des professionnels de l’aide sociale qui interviennent ; avec une prescription médicale, c’est l’infirmière. Que les soins prescrits réalisables par une infirmière libérale ne puissent pas être confiés à une auxiliaire de vie sociale fait sens, la première appartenant au champ sanitaire et la seconde au secteur social. Interrogée sur le sujet par nos soins, l’Assurance maladie confirme que les soins infirmiers, à la différence d’une aide à la toilette, relèvent d’une décision médicale : « La prise en charge par l’Assurance maladie des soins infirmiers en ville pour dépendance se fait sur prescription médicale. C’est donc au médecin d’apprécier l’opportunité ou pas de médicaliser les soins à la personne dépendante. »
Cette importance de la prescription dans la limite entre aide et soin apparaît également dans deux jugements importants
L’application au quotidien de cette frontière liée à la prescription médicale peut toutefois relever du casse-tête. Certes, les livres de formation des AVS
Catherine Kirnidis, présidente du Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux, apporte un élément d’analyse : à ses yeux, l’aide à la toilette peut laisser place au soin d’hygiène dans deux cas, pour un soin complexe chez une personne consciente de ses besoins (toilette lourde avec pansement, immobilisation de membres, etc.), ou dans le cas où le patient – à cause de la perte de ses compétences psychiques – n’est plus capable d’évaluer seul ses besoins, ce qui crée un risque (de mycose, d’escarre ou de déshydratation par exemple). L’auxiliaire, comme son nom l’indique, joue le rôle d’auxiliaire de la personne quand il s’agit de compenser une perte physique simple (comme se pencher en avant, atteindre son dos…), et ce, auprès d’une personne qui peut verbaliser son besoin de toilette.
Depuis 2014 et le plan gouvernemental pour les métiers de l’autonomie, les métiers d’aide médico-psychologique et d’AVS ont fusionné dans le Diplôme d’État d’accompagnant éducatif et social (DEAES). Or, au regard du décret de compétences, la collaboration des infirmières, dans le cadre de son rôle propre et sous sa responsabilité, avec les AMP est explicitement possible (en établissement du moins), alors qu’elle ne l’est pas avec les AVS. Ce nouveau texte va-t-il donc changer les choses, notamment en ville ? Personne, parmi les interlocuteurs que nous avons sollicités sur cet aspect, ne peut encore le dire. D’autre part, les statuts et les modes d’exercice sont multiples et mouvants, brouillant un peu plus les pistes – la méconnaissance par une minorité d’Idels du secteur social, relevée en d’autres temps
La solution viendra-t-elle des Spasad (Services polyvalents d’aide et de soins à domicile), relancés par la loi du 28 décembre 2015 d’adaptation de la société au vieillissement ? Ces services assurent à la fois les missions d’un Ssiad et celles d’un service d’aide à domicile (cf. encadré p. 30), ce qui pourrait permettre de résoudre la difficile distinction entre aide et soins. Mais quelle place vont trouver les infirmières libérales dans ce type de structures organisées autour du salariat ?
Côté infirmière justement, le futur bilan de soins infirmiers (BSI), attendu depuis des années en remplacement de la DSI, permettra-t-il de rendre plus claire voire plus étanche la frontière entre l’aide et le soin ? « Le BSI, explique l’Assurance maladie, permet à l’infirmier, sur prescription médicale, et à partir de son évaluation de l’état des besoins en soins infirmiers du patient dépendant, d’établir de façon dématérialisée un plan de soins infirmiers personnalisé. Une synthèse dématérialisée du BSI est adressée par l’infirmier au médecin traitant du patient pour recueillir son avis sur le plan de soins infirmiers proposé. Une fois l’avis du médecin traitant rendu (ou en l’absence de réponse de ce dernier dans un délai de cinq jours), l’infirmier clôture le BSI réalisé qui devient alors accessible au service médical. » Cette présentation ne mentionne que l’infirmière et le médecin, passant sous silence les autres acteurs du maintien à domicile. De mauvais augure pour faciliter leur future collaboration sur le sujet sensible de l’hygiène notamment ?
Au fond, la distinction entre l’aide et le soin constitue un enjeu financier. Pour les cabinets infirmiers, pour les services d’aide à domicile, mais aussi pour les patients : afin de bénéficier d’une toilette, ces derniers ne peuvent pas toujours s’offrir les services d’une AVS (en dépit par exemple de l’allocation personnalisée d’autonomie), alors que les infirmières leur rendent visite en quelque sorte “gratuitement”, leur activité étant prise en charge par l’Assurance maladie et les mutuelles. D’ailleurs, une dernière solution pour clarifier le dossier reviendrait à facturer au patient les soins infirmiers non remboursés par l’intermédiaire de la NGAP… Pour l’heure, Valérie Bertrand, infirmière depuis douze ans dans un secteur rural du Morbihan, juge que « l’AIS4 (la séance hebdomadaire de surveillance) est un bel outil, qui permet une évaluation infirmière globale du patient et aide à faire la différence entre ce qui relève de la maladie et ce qui relève du vieillissement », et le plus important reste qu’elle est toujours capable de justifier ses soins. Pour Fatima Said, qui exerce en libéral depuis dix-sept ans en grande banlieue parisienne, le soin infirmier commence quand on fait appel à ses compétences globales sur la pathologie. En conséquence, la méconnaissance de la réalité du travail infirmier la contrarie car, à ses yeux, les caisses d’Assurance maladie réfléchissent dans une logique d’actes séparés les uns des autres quand la prise en charge infirmière est globale. « Globalement, note pour sa part l’Assurance maladie, le BSI permettra de se donner un outil de pilotage médico-économique de la prise en charge par l’infirmier de la dépendance à domicile. » Le pilotage est médical, certes ; il est donc aussi économique.
(1) Selon les statistiques de l’Assurance maladie, les actes infirmiers de soins (AIS), qui recouvrent les soins infirmiers d’hygiène, ou nursing, et de prévention, représentent plus précisément un tiers des dépenses remboursables de soins infirmiers.
(2) La page Facebook privée d’Infin’idels, qui compte près de 6 000 membres.Les prénoms ont été modifiés.
(3) Cour de cassation, chambre civile 2, 9 juillet 2015 et 26 mai 2016.
(4) À l’instar de DEAVS, de Jacqueline Gassier et Corinne Cordon, Elsevier Masson.
(5) Les actes du rôle propre infirmier prescrits mais non inscrits à la NGAP, comme la pose de bandes de contention, peuvent être réalisés dans le cadre d’une DSI, en cas de perte d’autonomie, indiquait l’Assurance maladie dans notre numéro 327 de l’été 2016 (p. 45).
(6) Muriel Caronne et Philippe Bordieu, La Cotation des actes, éditions Lamarre.
(7) « Un infirmier [libéral] sur dix déclare ne pas connaître les attributions des intervenants sociaux dans sa zone géographique ; cette situation est cependant moins marquée en zone rurale », selon une étude de 2002 du Credes, devenu Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (lien : bit.ly/2f5tJt3).
(8) Revue Doc’ domicile, n° 46, mai/juin/juillet 2017.
Pour réaliser ce dossier, nous avons présenté une liste d’actes à tous nos interlocuteurs en leur demandant ce qui, à leurs yeux, relevait de l’aide ou du soin : aide à la toilette, “change”, toilette complète au lit, glycémie capillaire, aspiration endo-trachéale, lever et coucher du patient… Les réponses recueillies se sont avérées complexes et très variées. Sans même parler de ceux qui n’ont pas trouvé le temps de nous parler, ou qui nous ont adressé une fin de non-recevoir. Faut-il en déduire que, malgré les textes (lire par ailleurs dans ce dossier), le périmètre du rôle propre infirmier n’est pas si clair en ville ?
Un arrêté du 26 décembre 2011 définit les conditions d’accès à l’agrément pourles entreprises d’aide à domicile qui souhaitent intervenir auprès de populations fragiles (enfants de moins de 3 ans, handicapés ou personnes âgées de plus de 60 ans). Cet agrément permet aussi de percevoir directement les aides auprès des services sociaux. Les employés de ces entreprises devraient être soit titulaires d’une certification (diplôme ou titre), soit disposer d’une expérience professionnelle de trois ans dans le domaine sanitaire, soit bénéficier d’une formation dans les six mois suivant l’embauche. Mais un autre article de ce texte étonne : pour obtenir l’agrément, il faut communiquer « les CV des encadrants et des intervenants dans chaque département d’activité ou, à défaut, une description des profils que la personne morale ou l’entrepreneur individuel se propose de recruter dès l’obtention de l’agrément ». Ce qui laisse penser que l’agrément peut s’obtenir non sur un recrutement effectif… mais sur un projet de recrutement. D’autant plus incertain que – à en croire les acteurs que nous avons interrogés – les contrôles sont inexistants une fois l’agrément décroché.
« D’un point de vue sociologique, on peut considérer que les frontières entre “l’aide” et le “soin” sont en réalité des frontières mobiles qui se déplacent et se structurent en fonction des enjeux de pouvoir. Elles sont d’autant plus mobiles que le “soin” renvoie aussi bien au “prendre soin” dans sa dimension physique et psychique qu’au fait de réaliser un acte technique. En continuant à opposer “aide” et “soin”, on maintient une frontière structurelle et arbitraire (c’est-à-dire construite socialement) entre des acteurs qui seraient dans le relationnel et l’humain (les professionnels de l’aide à la personne) et des acteurs qui seraient dans le technique (les infirmiers). Cette frontière maintient également une valeur symbolique, sociale et matérielle différente entre des actes catégorisés “d’aide” et des actes catégorisés de “soin”. Ce maintien se fait au détriment d’une approche plus systémique qui partirait de la situation de la personne et des interactions entre les acteurs. Mais la difficulté de cette nouvelle approche est qu’elle produirait de l’incertitude (puisque la situation ne serait pas définie à l’avance) et renforcerait les responsabilités individuelles. Elle se heurterait ainsi au système bureaucratique des financements de plus en plus contraints dans une société du risqueet de la judiciarisation… »
L’association Anjou soins services accompagnement a créé l’un des premiers Spasad (Services polyvalents d’aide et de soins à domicile) de France. La fondation de ce service, qui propose de bénéficier d’aide à domicile ou de soins infirmiers sans changer de structure, répond à « la demande de nos bénéficiaires qui ne supportaient plus de devoir faire eux-mêmes la coordination. Et l’une des premières actions que nous mettons en place est de décloisonner les informations pour éviter les prises en charge en tuyaux d’orgue », témoigne Antoine Masson, directeur général. En pratique, la “bascule” entre aide et soin se fait donc selon l’existence ou non d’une prescription médicale, suivie d’une évaluation de l’infirmière coordinatrice de l’association. En Ssiad, les soins d’hygiène sont assurés par des aides-soignantes et l’association fait appel à des infirmières libérales pour les soins techniques, après la signature d’une convention. La solution idéale pour régler la confusion entre aide et soin sur un territoire ? Peut-être…
“Les soins infirmiers d’hygiène”, notre cahier de formation, numéro 322, février 2016.
La fiche d’évaluation du caractère sanitaire d’une toilette, réalisée en 2006-2007 par l’association de professionnels libéraux de santé Sidéral-Santé, disponible sur son site (lien : bit.ly/2wq8apG).
Le “Guide de l’auxiliaire de vie sociale”, réalisé en 2009 par la CFDT, liste des actes en répondant à cette question : que puis-je réaliser ou non, en tant qu’AVS ? Par exemple, une toilette complète au lit (c’est non) ou un bain de pieds (c’est oui) (disponible via bit.ly/2jqjxNg). formation