L'infirmière Libérale Magazine n° 342 du 01/12/2017

 

Point(s) de vue

Interview

Olivier Blanchard  

Alors que les actes des Idels sont assez peu rémunérés à l’unité, ce mode d’exercice porte l’étiquette “qui paie bien”. Nombre d’entre elles en témoignent : on leur reproche une grosse voiture ou une nouvelle robe, et la presse grand public fait ses choux gras des procès des “fraudeuses”. éléments de réflexion avec une psychologue sur le rapport Idels/argent.

Dans votre livre L’énigme de la femme active, vous décrivez la figure de l’infirmière comme l’archétype du travail féminin. Pourquoi ?

Pascale Molinier : Les femmes travaillent principalement dans les secteurs du soin, de l’assistance et de l’éducation. Cela s’explique par les représentations sociales sur les “capacités féminines”, dans une idéologie naturaliste qui associe les femmes et le “féminin” (le féminin de l’homme aussi) à la douceur, l’attention, la bienveillance, la compassion, c’est-à-dire à une certaine image idéalisée de la maternité. Mais “on ne naît pas femme, on le devient” [référence à la fameuse phrase de la philosophe Simone de Beauvoir]. L’idéologie naturaliste a été déconstruite au XXe siècle pour apparaître comme un pur produit de la domination masculine. Mais ces représentations ont la vie dure et se traduisent dans la division sexuée du travail.

Vous connaissez bien le milieu infirmier hospitalier…

P. M. : Depuis ma thèse de psychologie, en 1995, jusqu’à aujourd’hui, mon travail de recherche a concerné principalement le soin. J’ai mené des enquêtes dans les services de médecine et de chirurgie, dans des blocs opératoires, mais les terrains que j’ai le plus pratiqués sont la gériatrie et la psychiatrie.

Peut-on faire un lien entre la faible rémunération des infirmières et le caractère féminin de cette profession ?

P. M. : Oui, bien sûr ! D’abord parce que cette profession est associée à des qualités supposément naturelles. Ensuite, parce que, traditionnellement, le soin a été pris en charge dans l’espace domestique gratuitement (notamment le care, c’est-à-dire la dimension non médicale du soin). Sans parler du bénévolat des femmes auprès des blessés de guerre, qui a popularisé l’image de l’infirmière comme icône de la féminité. Le passage à la rémunération s’est inscrit dans la foulée de ces usages de gratuité. Mais pourquoi payer cher ce que les femmes ont “donné” depuis si longtemps ? C’est pourquoi la situation ne changera pas, me semble-t-il, sans une prise de conscience du caractère genré de la profession. Il faut considérer la manière dont la professionnalisation a été construite sur les actes techniques, au détriment du “prendre soin”, qui n’a jamais vraiment acquis une valeur monétaire. Or, à domicile, ce n’est pas la dimension technique qui est la plus fréquente.

Femme dans un travail de femme à haute valeur morale et à faible valeur technique selon certains, l’Idel ne serait-elle pas aux antipodes des valeurs qui régissent aujourd’hui l’échelle des rémunérations ?

P. M. : Aujourd’hui, ce sont la technique et l’extrême division des tâches, la spécialisation, qui donnent de la valeur monétaire à une activité. Il vaut mieux être chirurgien ou plombier, métiers techniques très spécialisés pour lesquels on paie un prix élevé. Pour revaloriser monétairement des tâches non spécialisées, mais indispensables à la vie et/ou de haute valeur morale, il faut contester en effet le modèle actuel qui ne valorise monétairement que la spécialisation, en montrant par exemple la complexité d’une toilette, qui n’est pas seulement un acte technique, et deviendrait même un acte de barbarie si elle était seulement technique. Une réflexion collective doit être menée sur la justice des rétributions monétaires en relation avec le service rendu, en partant du fait que les activités féminines ont été systématiquement sous-évaluées. L’activité des Idels permet le maintien à domicile de personnes malades, notamment âgées, parfois sur des territoires isolés. Indépendamment du fait qu’il est souvent bénéfique pour les personnes de ne pas être hospitalisées, cela coûte aussi beaucoup moins cher à la société. Or, ceci devrait être pris en compte au niveau politique. Si la société était davantage centrée sur la valeur accordée à nos besoins primordiaux, il serait possible de repenser les échelles de distribution. Mais il faudrait surtout être en mesure de chiffrer le travail de care, ce qui reste un défi pour les économistes.

Les actes des Idels sont assez peu rémunérés, au point qu’a été inventée une majoration d’acte unique. Pourtant, il n’y a pas vraiment de revendication organisée. Pourquoi ?

P. M. : L’infirmière libérale est autonome et mieux payée [que sa consœur hospitalière]. Elle rejoint de la sorte les professions libérales, ce qui est une forme de mobilité sociale ascendante. Du coup, elle est peut-être moins encline à la contestation. Ne pas former un collectif de travail dans un établissement, comme c’est le cas pour les infirmières hospitalières, ne pas partager un quotidien, cela ne favorise certainement pas l’action collective et rend le partage des revendications plus difficile. Dans certains secteurs industriels très syndiqués, le patronat ne s’y est d’ailleurs pas trompé : en détruisant les collectifs de travail, il a anéanti les collectifs syndicaux. Dans le cas des infirmières libérales, s’y ajoutent des amplitudes horaire et hebdomadaire nécessairement importantes pour pallier la faiblesse des rémunérations, ainsi que la nécessité d’être disponible pour fidéliser la clientèle. Deux points qui semblent peu compatibles avec la possibilité de s’absenter pour des luttes ou de faire grève.

Dans la presse grand public, des articles sur des “infirmières fraudeuses” font sensation. Sans parler des faits, peut-on penser que quelque chose se joue aussi autour de la figure de la femme et de l’argent dans ces cas-là ?

P. M. : Évidemment ! C’est cohérent avec tout ce que nous venons de dire. Il y a toujours ce que la sociologue Gail Pheterson a appelé “le stigmate de la putain” qui rôde dès qu’une femme est susceptible de gagner de l’argent de façon illicite. Sa dégringolade morale et sociale est alors immédiate. Un homme, en revanche, peut être vu comme un “gentleman cambrioleur”… Une femme n’est dédouanée - et encore, à grand-peine - que si elle a mal agi pour sauver ses enfants de la faim ou de la misère : une mère courage.

pour aller plus loin

→ Pascale Molinier, L’énigme de la femme active, Petite Bibliothèque Payot, 2006. Ce livre interroge les qualités “naturelles” des femmes et des hommes et montre en quoi ces constructions sociales sont le reflet de la domination d’un groupe sur l’autre.

→ Pascale Molinier, Le Travail du care, La Dispute, Collection Le Genre du monde, 2013. Le care n’est pas une mode mais une autre façon de penser. Cependant, mettre une proposition éthique - le souci des autres - comme priorité ne va pas de soi. Le care a parfois été perçu comme une morale des bons sentiments, une sorte d’effusion sentimentale, sans consistance politique. Mais si la vulnérabilité et la dépendance forment une communauté de destin pour les humains, alors qui fait quoi, pour qui ? Et que serait une société du care ?

→ Marie-France Collière, Pour une histoire des soins et des pratiques soignantes, Cahier de l’Amiec, n° 10, mai 1988.