Médicaments, alcool, drogues : les soignants ne sont pas épargnés par la dépendance. Si l’origine de l’addiction peut être liée à des situations personnelles, l’épuisement professionnel en est souvent responsable. Et l’aide dédiée n’est pas toujours très accessible.
« Murielle m’annonce tout de suite son problème avec l’alcool. Il dure depuis plusieurs années. Cette Idel risque gros, car elle boit en journée et conduit. Elle voudrait s’en sortir. Je lui conseille de s’adresser aux Alcooliques anonymes d’une ville proche, pour ne pas rencontrer de patients, et d’en parler à son médecin. » Ce témoignage est celui d’une psychologue de la plateforme téléphonique de l’association Soins aux professionnels de santé (SPS), mise en place fin 2016 pour venir en aide aux soignants libéraux.
Difficile, pour un sujet aussi sensible, de trouver des Idels acceptant de s’exprimer. Il n’existe pas de données chiffrées relatives au nombre d’infirmières concernées par les addictions. Mais elles seraient un certain nombre à consommer alcool, somnifères, antidépresseurs, psychotropes ou encore anxiolytiques pour « tenir le coup », gérer la fatigue, l’agressivité des patients, éviter les arrêts de travail ou le burn-out. Un cercle vicieux lorsque l’on sait que l’épuisement professionnel peut être à l’origine de leur consommation de drogues ou de médicaments. L’accès à ces derniers est d’ailleurs facilité en cas d’exercice en établissement hospitalier même si la plus stricte traçabilité informatique mise en place dans les pharmacies rend le détournement de médicaments plus difficile (lire l’encadré p. 29). Quant à l’alcool, même si sa consommation est difficilement compatible avec l’exercice libéral, il n’est pas rare que des Idels en soient dépendantes. « Depuis le lancement de la plateforme SPS, 160 Idels ont appelé, et bien qu’elles invoquent d’autres motifs – épuisement, démotivation, volonté de changement d’orientation professionnelle, difficultés financières –, une dizaine a parlé d’une addiction à l’alcool », rapporte le Dr Éric Henry, médecin généraliste et président de SPS.
Les infirmières, qu’elles soient libérales ou salariées, sont plus que jamais concernées par la dépendance, cette incapacité à contrôler sa consommation malgré les conséquences néfastes sur l’état de santé, l’état psychique, la famille, etc. « Notre centre de soins de suite et de réadaptation en addictologie a ouvert en 1999 et nous avons en permanence des infirmières, indique le Dr Frédéric Pinton, psychiatre et addictologue à La Gandillonnerie, établissement privé à but non lucratif situé dans la Vienne. Leur nombre ne fait qu’augmenter. Il n’y a jamais eu de périodes sans infirmières ou aide-soignantes. Parfois, elles représentent jusqu’à 10 % de nos patients, soit sept personnes. Les infirmières exercent une profession à risque et requièrent des soins tout à fait spécifiques. »
Certes, il est toujours possible de trouver un événement antérieur traumatisant pouvant expliquer pourquoi l’Idel devient dépendante à des substances. Mais généralement, le lien avec la pratique de son métier est avéré. En cause : le décalage entre la vocation à soigner les gens et la réalité. « Les Idels font des horaires invraisemblables, enchaînent les kilomètres en voiture, font face à des contraintes administratives grandissantes, des patients de plus en plus exigeants et procéduriers, énumère le Dr Pinton. Entre leur choix professionnel et le quotidien, le fossé est tel que la situation est très difficile à vivre. Elles ont besoin de soutien mais, en libéral, elles n’ont pas le temps de consulter un psychologue. Elles trouvent alors refuge dans les médicaments et l’alcool. » « En dehors des épisodes exceptionnels, comme ceux des attentats par exemple, les gens pensent que vivre des cas de figure douloureux est normal lorsque l’on exerce de tels métiers, regrette le Dr Henry. Non, ce n’est pas normal de voir des enfants et des personnes âgées malades ou mourir. Et pour peu que l’exercice de la profession perde du sens, cela conduit au burn-out, qui est souvent à l’origine de l’addiction. » De plus, avec la conjoncture actuelle de restructuration des soins, « nous avons transformé notre système bienveillant en système industriel, ajoute le Dr Henry. On demande aux libérales de travailler plus, pour moins cher. Les Idels se lèvent tôt, se couchent tard, travaillent lorsque leur famille est en train de dîner. Et certaines se le voient reprocher. L’injonction paradoxale est stressante. »
« Qu’elles soient étudiantes ou en exercice, à force d’être confrontées à la douleur, la maladie et la fin de vie, les professionnelles du soin subissent un impact émotionnel important, considère Fanny Male, adjointe du directeur au Centre de formation continue de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Ces métiers ne sont pas neutres. Il faut accompagner les gens dans la gestion des émotions car, souvent, les substances psychoactives peuvent être pensées comme une réponse à un malaise, et c’est de cette manière qu’on se retrouve dans l’addiction. Elles sont perçues comme un soutien, un adoucisseur de la vie, une canne, une aide ponctuelle sur laquelle on s’appuie pour mieux tenir. Il faut donc sensibiliser les étudiants dès le début de leur formation. » La Fédération nationale des étudiants en soins infirmiers (Fnesi) a publié le 18 septembre une enquête
La dépendance physique, psychique et comportementale n’arrive pas du jour au lendemain, elle est progressive. « Cela commence par la prise d’un anxiolytique ou d’un stimulant pour être en forme le lendemain car on est débordé, indique le Dr Pinton. Puis on en prend un autre, avec un verre de whisky, puis deux verres et trois médicaments… Entre la prise de conscience du problème et l’action, cela peut prendre des années. » Généralement, tant qu’il n’y a pas de retentissement sur le travail ou la famille, la personne n’agit pas. Et si l’addiction est régulée, personne ne la verra. Pourtant, elle n’est pas sans risque. Outre le fait de mettre sa santé en danger, la dépendance peut aussi mettre la vie des autres, celle des patients, en péril, et le professionnel prend le risque de perdre son droit d’exercer. En cas de situations conflictuelles, c’est l’Ordre national des infirmiers (ONI) qui tranche. Si un signalement lui est rapporté par un patient ou un collègue, l’ONI convoque l’infirmière par l’intermédiaire de deux élus chargés de se faire une idée de la problématique. « Il n’est pas question de clouer quelqu’un au pilori. Si, lors de l’échange, les élus s’aperçoivent qu’il n’y a ni signaux ni difficultés avérées, aucune suite n’est donnée », explique Karim Mameri, secrétaire général de l’ONI. En revanche, lorsque des éléments de risques sont constatés, l’Ordre peut orienter l’infirmière vers des spécialistes et des structures d’assistance sociale. Si la soignante n’est pas en arrêt de travail, le conseil départemental de l’Ordre demande à son conseil régional de diligenter une expertise en présence de trois médecins. « L’Ordre n’est pas apte à décider si l’infirmière est en capacité ou non d’exercer. La décision revient aux médecins. La procédure est réglementaire, explique Karim Mameri. En fonction du retour des experts, une interdiction d’exercice provisoire peut être prononcée par l’Ordre le temps de la prise en charge. » Dans des situations de crise, l’ONI peut aussi faire un signalement à l’Agence régionale de santé (ARS) pour qu’elle prenne une mesure de suspension de l’exercice infirmier dans l’urgence. « Les conséquences peuvent être graves pour l’activité d’une Idel, reconnaît Karim Mameri. Mais quand on a d’importants problèmes de santé, ce n’est pas anodin. Bien entendu, elle a la possibilité de se faire remplacer. »
Difficile de se faire aider sans prise de conscience de son état pathologique, de passer du statut de soignant à celui de soigné, « surtout à cause d’une addiction, car cela génère une certaine dévalorisation et une honte. Le déni est alors encore plus important », rapporte le Dr Pinton. Parmi les premiers interlocuteurs auxquels s’adresser : le médecin traitant, un psychologue ou un psychiatre. L’Idel peut aussi contacter des plateformes téléphoniques dédiées, comme celle de l’association SPS. « Nous essayons de trouver des psychologues libéraux et des médecins généralistes formés pour accompagner leurs collègues en difficulté », souligne le Dr Éric Henry. La priorité devrait être donnée aux psychologues car, selon une étude menée en 2016 par SPS, c’est la demande de 60 % des sondés, pour lesquels « consulter un médecin ou un psychiatre, c’est reconnaître que l’on est malade, pointe du doigt le Dr Henry. Respectons leur souhait. » Autre obstacle pour les Idels : la prise en charge financière de l’accompagnement. Les contrats de prévoyance des libéraux contiennent généralement des clauses d’exclusion pour la psychiatrie. SPS se rapproche actuellement des organismes de prévoyance afin qu’ils deviennent des centres de prévention. « L’idée serait qu’ils organisent des stages sur la question de l’addiction ou sur l’organisation du cabinet pour ne pas être en burn-out. Y participer conditionnerait la validité du contrat de prise en charge en cas de difficultés », indique le Dr Henry, regrettant le manque de moyens dédiés à la prise en charge des soignants. D’ailleurs, le groupe Ramsay Générale de Santé a annoncé l’ouverture, le 16 octobre à Louhans (Saône-et-Loire), d’une clinique de psychiatrie générale dédiée uniquement à l’accueil des professionnels de santé (lire l’interview p. 30).
Le centre de rééducation du Dr Pinton fait lui aussi les frais du manque de moyens. « Nous avons un projet spécifique pour les soins aux soignants, que nous avons présenté plusieurs fois à l’ARS, mais nous n’obtenons pas de financement, regrette-t-il. Nous ne pouvons donc pas l’appliquer. » Au centre, les patientes sont prises en charge pendant trois mois. « Certaines arrivent en étant encore dans le déni, explique le Dr Pinton. Il y a une telle motivation extrinsèque qu’elles viennent se faire soigner sans pour autant être persuadées que c’est nécessaire. Nous sommes là pour que la motivation devienne intrinsèque. » Le but d’un tel séjour est d’améliorer la qualité de vie. « Nous proposons des ateliers thérapeutiques, de loisir, des activités de soins de groupe. » La Gandillonnerie a aussi une convention avec un centre de l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) : le dernier mois de la prise en charge, les patientes qui en font la demande sont accompagnées tous les matins afin de réfléchir à l’orientation qu’elles veulent donner à leur vie professionnelle et sociale. « Lorsqu’on est soignant, il est difficile d’envisager une reconversion, fait savoir le Dr Pinton. Mais comme le secteur du soin est vaste, elles peuvent rester dans le domaine et s’orienter vers la prévention, devenir infirmières scolaires… »
À l’AP-HP, la mission Fides (« confiance » en latin), créée fin 2006, propose un dispositif institutionnel de prévention et de prise en charge des addictions à destination des personnels médicaux et non médicaux de l’AP-HP. « Nous avons monté un programme de formation et de sensibilisation du personnel qui porte sur la prévention, le repérage et l’accompagnement des collègues en difficulté vers les professionnels compétents en addictologie, raconte Fanny Male. Nous voulons faire en sorte que l’addiction soit réellement considérée comme une maladie et non comme un vice. » En 2014, la mission Fides a souhaité cibler les étudiants, notamment ceux en soins infirmiers car, d’après un questionnaire leur ayant été adressé, 3 % étaient dépendants et 10 % avaient des conduites à risque. « À une reprise, avec l’aide d’un médecin, nous avons organisé une intervention auprès des premières années en IFSI pour les sensibiliser à la question des addictions, indique Isabelle Chavignaud, coordinatrice de la mission Fides. Nous avons demandé au directeur de la formation de faire en sorte que, dans tous les hôpitaux dotés d’une unité d’addictologie, le médecin fasse une intervention de sensibilisation dans l’IFSI attaché. Mais cela ne s’est pas fait. » De même, la mission a préconisé que les cadres pédagogiques des IFSI soient formées au repérage des élèves en situation difficile, mais il n’y a pas eu de suite. Les formateurs peuvent quand même participer à la formation de la mission Fides mais, pour le moment, seulement deux l’ont suivie.
* Enquête réalisée sur la base d’un questionnaire diffusé pendant 45 jours, début 2017, et ayant reçu 14 055 réponses exploitables.
Fin novembre, la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives et le fonds Action addictions ont lancé un nouveau portail sur les conduites addictives dans le monde du travail. S’il semble surtout concerner le secteur de l’entreprise, ce site peut aider le plus grand nombre en proposant des annuaires, des outils d’évaluation et des informations actualisées et spécifiques.
« J’ai rencontré plusieurs fois des Idels dépendantes à l’alcool, dont une qui en est décédée. Mais comme nous exerçons notre métier en voiture, les choses ne peuvent pas aller très loin. Lorsqu’une suspension de permis est prononcée, les infirmières ne peuvent plus exercer. Un jour, j’ai fait appel à une Idel dans mon cabinet. Elle était dépendante à l’alcool. Je l’ignorais bien sûr.
Ce sont mes patients qui m’ont signalé des comportements étranges, de l’agressivité, une certaine exubérance. Quand je lui en ai parlé, elle était dans le déni. Pourtant, si la personne souhaite se faire aider, la moitié du travail est fait. En libéral, l’addiction n’est pas forcément en lien avec la pratique car, avant de nous installer, nous savons que nous allons devoir encaisser. Nous subissons moins de stress en libéral qu’à l’hôpital, où j’ai exercé pendant vingt ans. J’ai entendu des IDE hospitalières dire qu’elles prennaient des anxiolytiques pour tenir le rythme pendant la nuit. Cela dit, vu la pression que nous supportons, je ne suis pas surprise d’apprendre que le nombre d’infirmières dépendantes augmente. »
« Les soignants ne sont ni plus ni moins concernés par les conduites addictives que le reste de la population. J’ai connu des soignants qui avaient des consommations à risque ou problématiques, dont certains qui étaient dépendants. C’est lié au parcours individuel des gens. La dépendance, c’est la rencontre entre un moment, un produit et une personne dans toute sa singularité. Nous exerçons un métier difficile, mais nous ne le faisons pas par hasard. Il est vrai cela dit que les problèmes liés à la profession n’aident pas les personnes en situation de dépendance à s’arrêter, ils peuvent même aggraver les choses. Il faut rappeler qu’en tant que libéraux, nous n’avons pas accès aux services de santé des hôpitaux, à la médecine préventive ou au CHSCT, qui pourraient éventuellement nous épauler. On est seuls, la prévention est inexistante en libéral. L’Ordre n’a jamais lancé de campagne sur ces problématiques alors qu’il est l’organisme de tutelle des libéraux. C’est à lui d’agir. »
Soupçonnés d’une dizaine de vols de dérivés de morphine dans les hôpitaux où ils exerçaient en intérim, un couple d’infirmiers a été interpellé en septembre dans les Pyrénées-Atlantiques, a rapporté France Bleu Béarn. Les époux suivaient un traitement à base de méthadone, un produit de substitution aidant au sevrage. Les hôpitaux, réalisant régulièrement leur inventaire, ont compris que les disparitions de médicaments avaient lieu pendant leur service. Le couple a reconnu les faits et fait part de son addiction, assurant de ne pas alimenter un trafic. Les IDE ont été remis en liberté sous contrôle judiciaire, avec interdiction d’exercer jusqu’à leur procès, prévu fin janvier. Ce vol de morphine par des IDE est loin d’être une première. En 2007 par exemple, une Idel de 30 ans avait été condamnée à six mois de prison avec sursis et deux ans de mise à l’épreuve avec obligation de soins et interdiction de fréquenter les hôpitaux et les cliniques pour un vol d’ampoules de morphine dans un hôpital de Seine-et-Marne où elle s’était introduite en se faisant passer pour une intérimaire. « C’est un métier difficile, avait souligné le procureur (Le Parisien, 27/2/2007). Cette personne a entamé des soins de façon sérieuse, même s’il y a cette rechute. »
L’intérêt d’une prise en charge dédiée aux professionnels de santé
1 Le fait d’être soignant nécessite-t-il une prise en charge particulière lorsque l’on est dépendant ? La prise en charge ou l’accompagnement sont davantage liés à la personne qu’au métier exercé. En revanche, chez les soignants, il y a des expositions supplémentaires dues à leur profession et, parmi les addictions les plus importantes chez les infirmières, on retrouve le tabac et les risques de pharmaco-dépendance. Néanmoins, l’intérêt d’une clinique comme la nôtre, dédiée aux soignants, est de permettre aux professionnels d’adopter un langage commun et un discours plus détaillé concernant les produits et lors des thérapies de groupe. De plus, de nombreux soignants ne veulent pas être pris en charge à proximité de chez eux, ils préfèrent bénéficier d’un endroit plus confidentiel.
2 Existe-t-il des limites dans le traitement des addictions ? À une époque, les prises en charge de la toxicologie, de l’alcoologie et de la tabacologie étaient disjointes, ce qui n’était pas forcément une bonne idée. Aujourd’hui, les addictologues s’occupent de toutes les addictions. Il n’y a donc pas vraiment de limite dans les structures. En revanche, il peut y en avoir par rapport aux produits et à la personne elle-même. Si elle est adressée par quelqu’un et qu’elle ne veut rien faire, on pourra difficilement avancer. Mais notre travail est de l’amener à prendre conscience de ses problèmes. Les entretiens motivationnels servent à cela.