Accompagner un sevrage aux antalgiques opioïdes - L'Infirmière Libérale Magazine n° 344 du 01/02/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 344 du 01/02/2018

 

Cahier de formation

Savoir faire

Les antalgiques, ou analgésiques, opioïdes sont les traitements antalgiques les plus puissants. Ils jouent un rôle majeur dans la prise en charge des douleurs intenses aiguës ou chroniques. Les plans de lutte contre la douleur émis par les autorités sanitaires ont contribué à une meilleure utilisation des antalgiques opioïdes et à une meilleure perception de ceux-ci par les patients.

LES MÉDICAMENTS OPIOÏDES

Les opiacés

Deux catégories

Un opiacé est une substance dérivée de l’opium, lui-même extrait du pavot déjà utilisé dans l’Antiquité pour soulager la douleur. Les opiacés sont des substances d’origine naturelle, même ceux obtenus par synthèse chimique réalisée à partir de composés extraits de l’opium (hémisynthèse). Les médicaments opiacés sont soit des molécules directement présentes dans l’opium (morphine, codéine, etc.), soit des molécules obtenues par hémisynthèse à partir d’extraits naturels d’opium (héroïne, oxycodone, hydromorphone, etc.).

Action médicamenteuse

Par leur action sur le système nerveux central, les médicaments opiacés peuvent avoir un effet narcotique (employé en anesthésie générale), hypnotique ou antalgique. Certains, comme la morphine, possèdent des effets à la fois hypnotique et antalgique. Ils sont également associés à des effets indésirables et, pour certains, à un effet psychotrope dû à leur action sur les mécanismes neurobiologiques du cerveau. Ils peuvent par exemple provoquer une euphorie ou des effets psychodysleptiques (état hallucinatoire ou délirant). Les médicaments opiacés agissent avec des profils d’affinité spécifiques sur trois familles de récepteurs (mu, kappa et delta), situés dans diverses aires du système nerveux central. Leurs effets dépendent de leurs actions respectives sur ces différents récepteurs. Sachant par exemple que les récepteurs mu jouent un rôle dans l’euphorie et les récepteurs delta dans les effets psychodysleptiques.

Les opioïdes

Les opioïdes sont des substances qui peuvent se lier aux récepteurs des opiacés, les récepteurs opioïdes. Trois catégories :

→ les opioïdes agonistes opiacés entiers, qui se fixent sur les mêmes récepteurs que les opiacés (méthadone). Ils ont une action totalement comparable à celle des opiacés ;

→ les opioïdes agonistes opiacés partiels, dits aussi agonistes/ antagonistes, qui se fixent partiellement sur les récepteurs aux opiacés. Ils ont une action partiellement comparable à celle des opiacés (nalbuphine, buprénorphine) ;

→ les opioïdes antagonistes qui bloquent les récepteurs aux opiacés comme la naloxone, utilisée soit dans le traitement des intoxications aux morphinomimétiques (Narcan), soit associée à la buprénorphine comme produit de substitution aux opiacés tels que l’héroïne ou la morphine (Suboxone), et la naltrexone (Revia), utilisée dans le sevrage alcoolique.

DÉPENDANCE

Mécanisme d’action

Les antalgiques opioïdes tels que la morphine, la buprénorphine (Suboxone, Subutex ou Temgésic) ou le cannabis agissent indirectement sur la voie dopaminergique en faisant diminuer la quantité d’acide gamma-aminobutyrique (GABA) libérée (1). Or les neurotransmetteurs GABA ont le rôle d’inhiber le fonctionnement des neurones dopaminergiques, diminuant ainsi la quantité de dopamine relâchée « en excès ». Une sorte d’autocontrôle pour maintenir un état de veille « normal ». Les opioïdes, en diminuant les GABA inhibiteurs, font donc augmenter le taux de dopamine libérée et la sensation de plaisir ressenti.

Antalgiques opioïdes forts et faibles

Les antalgiques opioïdes ont un potentiel de pharmacodépendance lié à leur action sur les récepteurs opioïdes du système nerveux central. Ce potentiel, bien identifié pour les antalgiques opioïdes forts, la morphine et ses dérivés (antalgiques de palier 3), est aussi retrouvé avec les antalgiques de palier 2 (opioïdes faibles) comme la codéine ou le tramadol. Des effets sur l’humeur, euphorisants et d’apaisement, et la survenue de signes de sevrage à l’arrêt du traitement, peuvent inciter à maintenir une consommation malgré la disparition des douleurs. En plus de son action sur les récepteurs opioïdes, le tramadol inhibe le recaptage de la noradrénaline et de la sérotonine, ce qui lui donne un effet antidépresseur. Certains patients prolongent leur consommation pour éviter les symptômes dépressifs qui sont rapportés à l’arrêt du tramadol.

Un potentiel d’addiction variable

Un usage thérapeutique des antalgiques opioïdes n’entraîne pas ou peu de mésusage et de comportement addictif pour la plupart des patients. Une pharmacodépendance peut se développer chez les patients qui font un usage prolongé des médicaments, au-delà de la disparition de la douleur (1). Ces consommations prolongées peuvent altérer des zones cérébrales impliquées dans le phénomène d’addiction. Avec des propriétés pharmacologiques spécifiques, les antalgiques opioïdes n’ont pas tous le même potentiel addictif. Le tramadol a un pouvoir addictif faible comparé à celui de la morphine.

MÉSUSAGE ET ADDICTION

Le mésusage d’un antalgique opioïde correspond à toute utilisation en dehors des conditions fixées par l’AMM du médicament, également décrites dans le résumé des caractéristiques du produit (RCP). Le mésusage d’un médicament englobe diverses situations de consommation d’un médicament. Il peut s’agir, par exemple, d’un surdosage volontaire par rapport à la prescription, par augmentation des doses ou du nombre de prises. Ce qui n’entraîne pas systématiquement des complications. Le mésusage peut venir du médecin qui prescrit hors AMM, ou du patient qui, par exemple, recherche un effet psychotrope non antalgique. Face à un mésusage d’opioïde, trois situations pas toujours faciles à distinguer doivent être évoquées :

→ la « pseudo-addiction » : l’augmentation de posologie est due à une aggravation de la douleur qui justifie une adaptation du traitement antalgique. L’addiction disparaît quand la douleur est soulagée ;

→ l’hyperalgésie induite par les opioïdes : la consommation prolongée d’opioïde provoque une hypersensibilisation à la douleur, aggravée par une augmentation de la posologie ;

→ l’accoutumance ou tolérance : nécessité d’augmenter la posologie pour obtenir le même soulagement de la douleur.

SYNDROME DE SEVRAGE

Un syndrome de sevrage est associé à tous les agonistes morphiniques (morphine et dérivés, fentanyl et dérivés), y compris avec les morphiniques dits « mineurs » pris à dose élevée, et avec les agonistes partiels si associés à des sédatifs (buprénorphine). Le premier symptôme du sevrage aux opioïdes est l’augmentation de la douleur, soit de la douleur à l’origine de la prescription, soit de douleurs au niveau des articulations et des muscles. Les autres symptômes, proches d’un syndrome grippal, peuvent se manifester dans les six à trente-six heures qui suivent la dernière dose d’opioïde consommée : sueurs, frissons, migraines, douleurs musculaires ou articulaires, crampes abdominales, nausées, vomissements, diarrhée, fatigue, anxiété, troubles du sommeil.

STRATÉGIES DE SEVRAGE

Diminution des doses

→ Pour les opioïdes forts, la diminution de la posologie peut être au maximum d’un tiers de la dose précédente chaque jour. Elle sera réalisée au mieux par diminution d’un tiers chaque semaine en cas de traitement prolongé (2).

→ Pour les opioïdes faibles, il n’y a pas de recommandations sur les modalités de sevrage à un antalgique opioïde faible. En 2012, le réseau des CEIP-Addictovigilance a mené une enquête auprès de médecins exerçant en algologie et en addictologie (3). Les résultats montrent que la diminution des doses est en moyenne de 25 % par paliers de dix jours en algologie et de 15 % par paliers de dix jours en addictologie.

La rotation d’opioïdes

Le recours à la rotation d’opioïdes est envisagé en présence d’effets indésirables ou en cas d’inefficacité thérapeutique de l’opioïde utilisé.

Si, après l’essai bien mené de deux ou trois opioïdes différents, le patient continue à signaler une douleur intense, il est possible d’évoquer un risque de pharmacodépendance.

L’utilisation de la kétamine

Chez les patients souffrant d’une douleur chronique, l’administration intraveineuse de kétamine est indiquée dans certains cas. Elle est possible en ambulatoire dans un cadre surveillé et spécialisé.

Traitements de substitution

Le traitement de substitution consiste à remplacer la consommation en cause par la prise de médicaments opiacés de longue durée d’action, trente-six à quarante-huit heures pour la méthadone, qui évite les « effets de pic ». L’objectif du traitement est de prévenir la symptomatologie psychique et physique du sevrage. L’enquête du réseau des CEIP-Addictovigilance rapporte qu’en addictologie, le recours aux médicaments de substitution aux opiacés est autant utilisé que la diminution progressive des doses pour le sevrage aux antalgiques opioïdes faibles.

La méthadone

La méthadone est un agoniste des récepteurs opiacés. Comme les autres opiacés, elle a des propriétés analgésiques et antitussives, et ses propriétés euphorisantes sont faibles. Le dosage est adapté au cas par cas. Elle peut être utilisée pour le sevrage à des antalgiques opioïdes faibles (codéine). Elle entraîne aussi une dépendance. L’arrêt du traitement se fait par diminution progressive des doses, par paliers, au moins hebdomadaires, de 5 à 10 mg en moins à chaque palier.

La buprénorphine haut dosage

La buprénorphine haut dosage (Subutex) est un agoniste/antagoniste morphinique. La posologie est adaptée à chaque patient en augmentant progressivement les doses jusqu’à la dose minimale efficace. La dose doit être prise une fois par jour par voie sublinguale, seule voie efficace et bien tolérée pour l’administration de ce produit. Elle peut être utilisée pour le sevrage à des antalgiques opioïdes faibles (codéine). La buprénorphine crée une dépendance, et l’arrêt sera progressif pour éviter les symptômes du sevrage.

(1) Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), « Médicaments psychotropes : consommations et pharmacodépendance », octobre 2012 (lien : bit.ly/2B5rBGz).

(2) Afssaps, devenue ANSM, « Mise au point sur le bon usage des opioïdes forts dans le traitement des douleurs chroniques non cancéreuses », 2004 (lien : bit.ly/2DzT8Cf)

(3) Réseau français des CEIP-Addictovigilance, « Sevrage des antalgiques de palier II (codéine, tramadol et poudre d’opium) : enquête sur les pratiques des médecins exerçant en algologie et addictologie », 2012 (lien : bit.ly/2DBQGvA).

Cas pratique

Mme F., 80 ans, est en sevrage progressif à la morphine. Elle a très peur de diminuer les doses car, lors d’une hospitalisation récente, la morphine a été brutalement arrêtée et Mme F. a vécu un véritable « cauchemar ». Au point d’envisager un passage à l’acte suicidaire.

Vous lui expliquez que ce qu’elle a vécu s’appelle un syndrome de sevrage dû à un arrêt brutal du traitement. La diminution des doses très progressive que lui propose son médecin évite de ressentir les symptômes qu’elle a connus à l’hôpital. Et pour plus de confort, à chaque diminution minime du médicament, elle pourra faire part de son ressenti, et la stratégie de sevrage sera adaptée. Vous lui rappelez qu’elle n’a plus besoin d’antalgique aussi puissant, puisque la douleur pour laquelle il était prescrit n’existe plus. En revanche, les effets indésirables, dont la sensation de ne plus pouvoir s’en passer, perdurent.

Outil de dépistage d’un mésusage

Parmi les outils de repérage de bonnes qualités, le Prescription Opioid Misuse Index (POMI) semble être pertinent pour un dépistage rapide d’un mésusage d’un antalgique opioïde en cours de traitement. Cet auto-questionnaire est particulièrement adapté à un usage en soins primaires.

→ Répondre le plus spontanément possible

- Vous arrive-t-il de prendre plus de médicaments (c’est-à-dire une dose plus importante) que ce qui vous est prescrit ? Oui/Non

- Vous arrive-t-il de prendre plus souvent vos médicaments (c’est-à-dire raccourcir le temps entre deux prises) que ce qui vous est prescrit ? Oui/Non

- Vous arrive-t-il de faire renouveler votre traitement contre la douleur plus tôt que prévu ? Oui/Non

- Vous arrive-t-il de vous sentir bien ou euphorique après avoir pris votre médicament antalgique ? Oui/Non

- Vous arrive-t-il de prendre votre médicament antalgique parce que vous êtes tracassé ou pour vous aider à faire face à des problèmes autres que la douleur ? Oui/Non

- Vous est-il arrivé de consulter plusieurs médecins, y compris les services d’urgence, pour obtenir vos médicaments antalgiques ? Oui/Non

→ Résultat : chaque réponse « Oui » compte 1 point et chaque « Non », 0 point. Un score ≥ à 2 est considéré comme positif et objective une situation de mésusage.

Source : Société française d’évaluation et de traitement de la douleur (SFETD), Recommandations de bonne pratique clinique, « Utilisation des opioïdes forts dans la douleur chronique non cancéreuse chez l’adulte », janvier 2016 (lien : bit.ly/1rdevSp).

Entretien
Dr Anne-Marie Brieude Médecin addictologue au centre hospitalier de Blois, coordinatrice médicale du Rézo Addictions 41, réseau d’accès aux soins en addictologie (Loir-et-Cher)

« Le sevrage aux benzodiazépines est souvent plus compliqué que celui aux antalgiques opïodes »

Qui sont les patients suivis par le Rézo Addictions 41 ?

Le réseau prend en charge des patients en situation complexe, quand l’addiction est associée à des problématiques multiples, sociale, psychologique, médicale ou autre. La demande d’inclusion d’un patient peut émaner entre autres d’un médecin généraliste, d’une assistante sociale, d’un professionnel de Csapa (centre de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie), de la famille ou même du patient lui-même. Rézo Addictions 41 fonctionne en tant que plateforme d’appui en médecine générale, en charge de la coordination des soins de proximité. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’un système de soins supplémentaire. L’objectif est de favoriser l’accès aux soins spécialisés, tant pour les patients que pour les professionnels de santélibéraux.

Prenez-vous en charge des addictions médicamenteuses ?

Oui, nous avons plus de demandes concernant les benzodiazépines, mais nous sommes aussi sollicités pour des consommations problématiques d’antalgiques opioïdes. Par exemple, pour deux patientes ayant développé une dépendance à des antalgiques codéinés prescrits initialement pour des douleurs abdominales chez l’une et des céphalées chez l’autre.

Quelles ont été les modalités du sevrage ?

Dans ces deux cas, la prise en charge s’est faite dans des contextes de difficultés sociales et de syndrome anxio-dépressif. Les deux patientes ont bénéficié d’un traitement de substitution, la méthadone pour l’une, la buprénorphine pour l’autre. Des médicaments à longue durée d’action avec lesquels il a été possible d’instaurer une diminution progressive des posologies.

Le sevrage aux antalgiques opioïdes est-il plus compliqué que celui aux benzodiazépines ?

Non, le sevrage aux benzodiazépines est souvent plus compliqué. Il intervient fréquemment dans le cadre de troubles anxio-phobiques sous-jacents, de type phobie sociale par exemple. Et même si l’entrée dans une pharmacodépendance a débuté lors de difficultés rencontrées à un moment donné, le patient a peur de « lâcher » son traitement par crainte de retrouver la souffrance qui a motivé la prescription initiale. Nous associons de plus en plus d’autres approches, comme la sophrologie, l’hypnose ou la relaxation dans ces situations. Le suivi de la prise de médicaments par des pharmaciens ou des infirmières libérales permet d’accompagner très régulièrement le patient, notamment dans des stratégies de diminution des doses.