L'infirmière Libérale Magazine n° 344 du 01/02/2018

 

Point(s) de vue

Interview

Sophie Magadoux  

Objets connectés, télé-suivi, dossier médical partagé… Les pratiques évoluent et génèrent bien des questionnements. Quelques éléments de réponse avec un médecin gériatre responsable de plusieurs projets de recherche sur les nouvelles technologies.

Comment peut-on définir précisément les nouvelles technologies ?

Dr Antoine Piau : Sur le terrain, on parle de technologies, nouvelles ou pas. Par exemple, la télémédecine par visiophonie existe depuis vingt ans, la nouveauté, c’est son intégration dans la filière de soins. Il faut plutôt les appréhender par indication. On parle de besoins non couverts, pour lesquels les technologies pourraient aider sous certaines conditions, ou de technologies qui prétendent couvrir un besoin. Dans un cas comme dans l’autre, on essaie d’évaluer le rapport bénéfices/ risques. On sait par exemple que déplacer les patients atteints de démence et présentant des troubles du comportement à l’hôpital est un non-sens : cela augmente leurs troubles, et les évaluations hors contexte ne donnent qu’une vision biaisée. C’est notamment la raison pour laquelle on essaie de tout transporter sur leur lieu de vie, afin d’obtenir des mesures plus fidèles et en continu. Grâce à des capteurs portés, on évalue des paramètres physiologiques, comme la vitesse de marche au quotidien et les minutes d’activité efficace. Avec des capteurs ambiants, dans les portes, les murs, sur les frigos, on tente aussi de repérer le début de la perte d’autonomie, dont l’entourage se rend difficilement compte. L’idée est d’intervenir en amont de la chute ou du problème de santé aigu. Beaucoup de projets pilotes existent, tel un déambulateur amélioré, compensant le déséquilibre de la personne ou la sécurisant. Mais on n’en est encore pas à une dissémination à grande échelle.

Quid de ces nouveaux outils dans la relation ville-hôpital ?

Dr A. P. : Difficile de faire pire qu’aujourd’hui ! En gériatrie, il y a un réel besoin. Les patients sont très complexes, et plus ils restent à l’hôpital, plus ils se détériorent. Donc, on doit faire le maximum en un minimum de temps. Les patients se retrouvent vite livrés à eux-mêmes à domicile, avec une transition très brutale. Bien sûr, nous pouvons nous appuyer sur le compte rendu de sortie, nous appelons la famille et les médecins traitants, mais il y a une grosse perte d’informations. Pareil à l’entrée : on passe la moitié de notre temps à tenter de récupérer des informations rigoureuses. Le dossier médical partagé reste à l’état de mythe ! Pour améliorer cette continuité dans les deux sens, on a par exemple un projet en cours : une plateforme de télé-suivi commune aux médecins traitants et au secteur hospitalier.

Que reste-t-il justement à créer en termes d’outils ou d’utilisation ? Les soignants ont-ils du mal à s’en emparer ?

Dr A. P. : Il reste à créer la filière de soin, des outils adaptés et le mode de rémunération. Ce n’est ni un problème de technologie ni de formation. On utilise des outils bien plus évolués au quotidien, comme nos smartphones. Tout le monde est prêt. D’ailleurs, quand on achète un outil informatique, on est capable de s’en servir sans mode d’emploi parce que l’ergonomie est adaptée et qu’il correspond à l’usage qu’on en fait. À l’inverse, nombre de sociétés nous proposent des outils conçus sans faire de développement avec les usagers finaux. Pour finir, la non-rémunération de cette activité, à l’image du télé-suivi, ne pousse pas à l’utilisation de ces outils.

L’utilisation de nouvelles technologies pour le recueil de données ne risque-t-elle pas de modifier la relation soignant-soigné ?

Dr A. P. : On parle de données qui n’étaient pas recueillies auparavant. Mais si le patient ne voit pas l’intérêt du recueil de l’information, il n’adopte pas la nouvelle technologie. Il faut obtenir son accord et être sûr qu’il soit coopérant. C’est propre à toute intervention médicale, à l’image de la prise de médicaments. Cela dit, principalement grâce à l’utilisation des outils de l’information et de la communication, on a surtout des patients nettement mieux informés, plus critiques sur leur prise en charge. Je trouve ça très positif. Avant, le médecin était le “Dieu du village”, maintenant les gens nous disent “Pourquoi je prendrais la pilule bleue, c’est quoi, quels sont les risques, sur Internet j’ai vu que…” Ils sont beaucoup plus impliqués, plus dans le refus aussi. Ils l’étaient autant avant, mais ils ne le disaient pas, et la pilule bleue ou verte finissait à la poubelle.

Les outils numériques apportent-ils plus de liberté au patient ?

Dr A. P. : Oui et non. Il y a clairement un risque de flicage, mais qui n’est pas propre à la médecine : avec le smartphone, votre opérateur téléphonique sait d’emblée ce que vous faites, où et avec qui. Nous, on essaie de faire un usage médical des données, ce qui est un aspect positif, sachant que nous sommes soumis à des contraintes de sécurité, au stockage des données ASIP (Agence des systèmes d’informations partagés de santé, organisme officiel d’agrément des hébergeurs de données de santé). Par exemple, certains projets essaient de caractériser l’activité d’une personne à l’aide de compteurs connectés, à l’eau, au gaz et à l’électricité, pour savoir si celle-ci se fait à manger, ouvre son frigo, utilise sa cafetière, si elle est chez elle, seule ou pas… Mais il y a toujours un aspect positif et négatif, un bénéfice et un risque et, surtout, un choix à faire entre plusieurs solutions plus ou moins mauvaises. Je pense par exemple au GPS, au télé-suivi des patients déments qui fuguent. Bien sûr que mettre un GPS, c’est intrusif, c’est une atteinte à la liberté. Mais, c’est quoi l’alternative ? L’enfermement ?

Ces outils aident-ils au maintien à domicile ?

Dr A. P. : On aimerait. Aujourd’hui, grâce à l’ergonomie, à la domotique ou aux outils de télé-suivi, on devrait pouvoir maintenir davantage à domicile les personnes sans perte d’autonomie cognitive, juste fonctionnelle. En revanche, lorsque l’indication de placement en institution est nécessaire, en raison de l’épuisement de l’aidant, d’un trouble du jugement, d’une mise en danger, à ce stade, la technologie ne peut absolument rien faire. Il faut une présence humaine 24 heures/24.

À domicile, les nouvelles technologies empiètent-elles sur le rôle des infirmières libérales ?

Dr A. P. : On n’a aucun exemple réaliste où la technologie remplace l’humain. Hormis pour la radiologie, la biologie, la dermatologie… c’est-à-dire des domaines médicaux mono-tâches, spécialisés et centrés sur le diagnostic. Mais toutes les disciplines transversales sont complètement hors de portée, au moins pour des décennies. Si on prend le cas de la voiture intelligente, sans conducteur, allant simplement d’un point A à un point B, il faudra, à mon avis, encore dix ans avant qu’elle ne soit largement adoptée. Pareillement, les robots humanoïdes conçus par les Japonais, très performants en robotique, restent basiques : ils arrivent éventuellement à donner un verre d’eau à une personne compliante. Les peurs [sur le pouvoir croissant des robots] sont complètement infondées.

le contexte

1990 : naissance officielle du Web.

2000 : premiers appels à projet du ministère de la Santé en matière d’e-santé.

2004 : lancement du projet de dossier médical personnel (informatisé), rebaptisé dossier médical partagé en 2015.

2007 : premiers smartphones avec interface tactile, fonctionnant comme un ordinateur.

Octobre 2016 : référentiel de bonnes pratiques de la Haute Autorité de santé sur les applications et les objets connectés en santé.