C’était il y a cinquante ans. En Mai 68, les infirmières soignent les blessés des affrontements. Mais une partie d’entre elles s’investit également dans cette révolution sociale et politique. Ces deux mois bouillonnants inspireront les mouvements de soignantes des décennies suivantes.
Le visage recouvert d’un foulard, des jeunes gens lancent des explosifs maison en direction d’un mur de policiers en position serrée. Dans un théâtre parisien, un serveur est applaudi par les étudiants qui l’entourent : il vient de raconter comment ses journées de travail l’épuisent, comment il lui est impossible, le soir, de passer à autre chose, comme s’instruire ou repenser le monde. Ces deux images illustrent le mouvement de Mai 1968. Colère d’une génération, violence et volonté de changer les fondements d’une société. Une révolution, en quelque sorte.
Cette année-là, la France n’est pas la seule à vivre au rythme des occupations d’universités, des manifestations, des débrayages et des interventions télévisées du chef de l’État ou de son Premier ministre. Au Japon, en Allemagne, aux États-Unis, au Mexique, la jeunesse, en colère, remet en question les guerres de décolonisation, la société de consommation et l’éducation traditionnelle. En France, le mouvement commence à l’université de Nanterre, se poursuit à la Sorbonne et se diffuse dans l’ensemble des établissements scolaires du pays. Les étudiantes des écoles infirmières participent au mouvement de contestation. Les cours sont suspendus et les assemblées générales se succèdent. Catherine Fayet a 11 ans et ne sait pas encore qu’elle deviendra infirmière. Elle est en classe de sixième, à Nîmes : « Je me souviens de mon admiration pour les “grandes”, de troisième, seconde ou terminale, qui s’imposaient, s’asseyaient sur les bureaux et prenaient la parole. Elles avaient enlevé la blouse que nous étions obligées de porter. J’écoutais tout ce qui se disait. Nous avions un professeur d’histoire très engagé qui organisait des débats avec les lycéens. »
→ uand le préfet de police de Paris envoie des policiers déloger les étudiants qui refaisaient le monde à la Sorbonne, les combats de rue éclatent. Les équipements urbains sont démontés pour devenir des armes. Les fameux pavés de mai commencent à voler. Une série de nuits de combats émaille le printemps 1968. Les forces de l’ordre deviennent vite pour les étudiants l’ennemi sur lequel focaliser leur rage. Ces policiers casqués, surarmés, sont le symbole du système qu’ils veulent mettre à terre. Eux sont en guerre contre les pères. Les pères dont la conduite n’a pas été irréprochable pendant la Seconde Guerre mondiale. Les pères qui se sont concentrés sur leur travail et la reconstruction du pays. Les pères qui ont fermé tous les horizons. Le président de la République, ancien héros de cette guerre, ne saisit pas ce qui se passe chez la jeunesse de son pays. Friand de traits d’esprit, le général de Gaulle dit oui à la réforme mais non à « la chienlit », ou assène que « la récréation est terminée », ce qui renforce son image de père symbolique autoritaire et inflexible.
Les policiers sont de plus en plus sous tension. Les étudiants sont agiles, esquivent les coups et apprennent vite les rudiments des combats de rue. Mortifiés par le slogan “CRS SS”, les policiers ne se sentent pas entièrement soutenus par le chef du gouvernement, qui demande la réouverture de la Sorbonne quelques jours après son évacuation. Les coups de pied, poing ou matraque, surtout quand ils sont gratuits ou lourdement portés, attisent la colère des manifestants. Des personnes non impliquées dans le mouvement sont également prises à partie. Mai 68 fait plusieurs morts. Le nombre de blessés graves, difficile à estimer, serait de plusieurs centaines. Les blessés légers affluent dans les hôpitaux, comme en témoigne Madeleine Burtin
Les infirmières sont plus ou moins en empathie avec la jeunesse qui se bat dans la rue. De manière générale, celles qui sont plus âgées ne se sentent pas concernées par ce qui leur apparaît avant tout comme le combat d’une génération. Il y a aussi parmi les plus jeunes une part importante d’indifférentes au mouvement. Elles sont là pour soigner, pas pour faire la révolution. Ce n’est pas le cas d’Anne Perraut Soliveres. Toute jeune mère, elle travaille en réanimation à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris. Pour elle, l’adhésion au mouvement de révolte est une évidence : « Je n’avais aucune formation politique, j’étais très naïve mais j’ai été immédiatement enchantée. J’ai senti que c’était quelque chose pour moi, une liberté d’être, de penser. J’ai été élevée à la campagne, avec les vieilles valeurs traditionnelles et la vieille morale d’un système dont plus personne ne parle aujourd’hui, mais qui était quand même extrêmement verrouillé. Et là, on faisait sauter tous les verrous. »
Le mouvement étudiant s’étend vite aux salariés. Les usines sont occupées par les ouvriers, avec le soutien des étudiants. Des bals, des parties de pétanque sont improvisés sur les lieux de travail. Peut-on s’octroyer le droit de faire grève quand on doit se consacrer à ses patients ? Pour certains soignants, la réponse par l’affirmative ne fait aucun doute, à condition de travailler deux fois plus, comme cela a été le cas de Simone Matusalem
Pendant quelques semaines, la vie du pays n’est plus la même – même si les effets de Mai 68 sont plus perceptibles dans la capitale et les grandes villes universitaires ou ouvrières. L’économie tourne au ralenti, il y a des pénuries. Les inconnus se parlent dans la rue. Tout peut être sujet à débat. Les murs des villes se couvrent de graffitis rivalisant d’imagination. Les théâtres sont occupés, on s’y retrouve pour confronter ses idées et son vécu. À l’issue de ces trois semaines de manifestations et d’affrontements, alors que la grève générale a été déclarée, le Premier ministre engage des négociations avec les syndicats. Le 24 mai, les accords de Grenelle actent l’augmentation de 35 % du salaire minimum. Cela ne signifie pas pour autant la fin du mouvement. Certains salariés refusent de reprendre le travail. La police intervient pour mettre fin aux occupations d’usines, de manière parfois très brutale, comme c’est le cas à Flins, dans les Yvelines, chez Renault. Le général de Gaulle dissout l’Assemblée nationale. Les élections de juin sont un raz-de-marée gaulliste. La majorité silencieuse qui se taisait pendant que les contestataires faisaient entendre leurs questionnements et leurs revendications s’est exprimée.
La vie reprend son cours, sauf pour des personnes comme Marie
1968 apporte aux infirmières une hausse de leur salaire (d’environ 30 %) et une demi-journée de repos supplémentaire chaque semaine. L’expérience de la mobilisation collective entraîne certaines professionnelles de santé vers l’engagement syndical. Ou l’engagement tout court. Pour défendre leur autonomie, faire entendre au médecin leur conception du respect du patient, pour transformer le monde. Celui de la santé aussi est critiqué, dans son fonctionnement et dans la place laissée à chaque profession comme aux malades. À cette époque, « les soignantes développent un discours sur la responsabilité du patient, son statut de personne, en accord avec une critique formulée alors contre une médecine mandarinale, retracent les auteurs de Changer le monde, changer sa vie (voir ci-dessus). La réflexion est ici redoublée d’enjeux féministes touchant au corps des femmes et à la difficulté – à la nécessité – de pouvoir dire les maux dont elles souffrent. »
Le mouvement féministe, qui avait timidement commencé à se faire entendre en Mai 68, prend de l’ampleur dans les années 1970. Les professionnelles du domaine de la santé et du social y prennent une part importante, aux côtés des enseignantes. Dans les syndicats, des “cellules de femmes” sont créées. Il s’agit d’aborder les problématiques professionnelles propres aux femmes, mais aussi les difficultés qu’elles peuvent rencontrer dans leur vie privée. Le Mouvement de libération des femmes et le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception sont créés au début des années 1970. Les femmes obtiennent des avancées significatives dans leur liberté à disposer de leur corps : remboursement de la pilule contraceptive par la Sécurité sociale, légalisation de l’avortement.
« Du côté des infirmières, on n’a pas tellement bougé [en 1968], estime, pour sa part, Jacqueline Corvest, formatrice en soins et techniques hospitalières. Nous ne nous sentions pas vraiment concernées et, au travail, il régnait une grande complicité dans les équipes. Celles qui ont le plus évolué après 1968, ce sont, je pense, les aides-soignantes, les assistantes. Les infirmières avaient déjà la reconnaissance de leur diplôme. » En revanche, vingt ans plus tard, la profession infirmière se mobilise, 100 000 blouses blanches descendant dans la rue (selon la police, 400 000 selon les organisateurs). Ce mouvement de 1988, déclenché par la remise en cause des qualifications des IDE par un décret (prévoyant d’abaisser les exigences de niveau d’études pour entrer en école d’infirmières), peut être considéré comme un héritier, au moins indirect, de Mai 68. « En 1988, la principale revendication des infirmières, c’était de sortir de l’image vocationnelle attachée à leur métier. L’expression “un boulot comme un autre” revenait tout le temps dans leurs propos, analyse Danièle Kergoat, spécialiste du travail et du genre. Cela n’aurait probablement pas été possible sans Mai 68 et le développement du mouvement féministe en France, à partir des années 1960. »
Une grande partie des professionnels qui se sont impliqués dans la création de la Coordination infirmière ont forgé leur expérience militante lors de l’importante révolte lycéenne de 1973
Et aujourd’hui, que reste-t-il de Mai 68 ? Pas grand-chose, si l’on en croit la nouvelle génération. « La révolution de 68, c’est loin pour moi, déclare Émeline Cirrode, 28 ans, Idel en Vendée. C’est la génération de mes parents, ou plutôt de mes grands-parents. Je parle de révolution parce que c’est comme ça que l’on nomme Mai 68 dans les livres d’histoire, mais ça ne m’évoque rien de particulier, si ce n’est les droits des femmes, l’avortement. » Quelques années après les événements, le premier choc pétrolier a bouleversé les économies occidentales et la “crise” est devenu le mot favori des commentateurs politiques et économiques. Il y a bientôt trente ans, la chute du Mur de Berlin, interprétée comme l’échec du socialisme, a libéré le capitalisme des scrupules sociaux qui pouvaient le poursuivre. Un mouvement social d’envergure est-il encore envisageable ? Selon Lucien Baraza, président de l’URPS (Union régionale des professionnels de santé)-infirmiers Rhône-Alpes-Auvergne, « il faudrait refaire des barricades et que tout le monde descende dans la rue. Beaucoup de choses ne vont pas. En ce qui concerne notre profession, des personnes sont malheureuses, des infirmières partent au travail la boule au ventre, avec la peur de surcoter sans s’en apercevoir et d’être “prises” par la Sécu. Dans de nombreuses villes, les infirmières sont embêtées pour le stationnement. Mais c’est difficile de faire bouger les gens. L’an dernier, j’ai organisé une manifestation interprofessionnelle à Lyon, place Bellecour, par rapport à la loi Touraine. Il n’y a pas eu grand-monde. À midi, nous étions 90 personnes… parce qu’il y avait un barbecue. »
Pour Peggy Hallé, Idel à Compiègne (Aisne), c’est le fonctionnement de notre démocratie qui serait à revoir : « Il faudrait redonner plus de pouvoir aux urnes, avec davantage de référendums. Les députés, on a voté pour eux, on leur délègue nos voix, et après, qu’en font-ils ? Il faudrait donner plus de pouvoir au peuple pour les grandes décisions qui concernent son avenir. La société s’investirait plus et serait moins dans la critique… » Émeline Cirrode rêve, pour sa part, d’un changement de regard sur les professionnels de santé : « Les gens ont l’impression que ce que l’on fait est normal, que le droit à la santé est un dû. Il faudrait aussi que les conditions d’accueil des patients à l’hôpital s’améliorent, qu’il ne faille pas attendre seize heures pour passer aux urgences et qu’il y ait plus de postes pour nos collègues de l’hôpital. » Un vœu qui faisait partie des revendications des grévistes de 68…
(1) Citée dans l’ouvrage de Vincent Rousset et Yvette Spadoni, Des femmes, des hommes, un hôpital, le personnel de l’AP-HP témoigne, Paris, Doin éditeurs, 1999.
(2) Citée dans Filles de mai, 68 mon mai à moi, mémoires de femmes, collectif, Lormont, Le Bord de l’eau documents, 2018.
(3) Les lycéens protestaient contre la suppression des sursis au service militaire, pour études, au-delà de 21 ans.
« En 68, il y avait quelque chose de l’ordre de la transgression des normes, des modèles et du respect que l’on devait à tout et à tous. Cet esprit de 68, c’était : “J’ai le droit d’être autrement que ce qu’on me dit que je dois être.” Pour moi, cela signifiait transgresser la loi de l’hôpital, cette espèce d’omerta. J’avais compris à l’école d’infirmières qu’il y avait beaucoup de choses dont on ne parlait pas. La première de ces règles tacites était : “Les médecins ont toujours raison, même s’ils ont tort.” J’ai dit “non”. Dans le service où je travaillais, nous étions deux infirmières. Le matin, deux médecins débarquaient pour faire la visite. À l’époque, les infirmières accompagnaient les médecins et notaient leurs prescriptions dans un grand cahier noir.
Je trouvais ça dément. Un jour, on s’est retrouvées avec deux internes. Je leur ai dit : “Non, ça n’est pas possible, je crois que vous allez apprendre à écrire dans le cahier, parce que nous, on a autre chose à faire.” C’était une transgression invraisemblable. Finalement, il a bien fallu qu’ils s’y plient, parce qu’avec deux infirmières mobilisées auprès des médecins, il n’y avait plus personne pour s’occuper des patients. J’avais une conscience aiguë du bien-être des gens et je trouvais qu’on ne travaillait pas bien. Mai 68 m’a aidée à assumer et à défendre ce en quoi je croyais, ce qui était d’ailleurs ce qu’on m’avait appris : faire correctement son travail. Je me suis toujours battue pour la qualité et la sécurité des soins, pour le patient comme pour l’infirmière. Mai 68 m’a également emmenée aux études supérieures. En 1969, je suis allée à l’université de Vincennes, qui venait d’ouvrir pour accueillir les non-bacheliers. Je trouvais que j’étais très mal formée pour un métier très difficile. J’avais besoin de compléments de formation. Comment faire avec la misère, avec le malheur ? Comment assumer la mort ? L’université n’a pas apporté de réponse à ces questions, mais j’ai appris d’autres choses, qui m’ont aidée à construire une problématique de soignant. J’ai butiné du savoir, dans des matières très variées. Et après une pause d’une dizaine d’années, je me suis investie dans un projet de doctorat en sciences de l’éducation afin de répondre à un questionnement professionnel personnel : comment être à la fois praticien et chercheur ? »
En images
→ Milou en mai, de Louis Malle, 1990
Le film relate avec humour et fantaisie les péripéties d’une famille conservatrice, touchée malgré elle par Mai 68, dans une France marchant au ralenti.
→ La Chinoise, de Jean-Luc Godard, 1967
Les outrances d’un groupe de jeunes maoïstes vues par une caméra moqueuse.
→ « Génération », 1988
Série documentaire adaptée de l’ouvrage éponyme de Patrick Rotman et Hervé Hamon.
En chansons
→ The Times They are a-Changin’, Bob Dylan, 1964.
→ The Unknown Soldier, The Doors, 1968. Les enfants envoyés à la guerre et morts à peine nés.
En textes
→ Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, de Raoul Vaneigem, Éditions Gallimard, 1967. Ce livre inspirera beaucoup de graffitis de Mai 68.
→ 1968. De grands soirs en petits matins, de Ludivine Bantigny, UH Seuil, 2018.
→ Changer le monde, changer sa vie. Enquête sur les militantes et militants autour de 1968 en France, sous la direction d’Olivier Fillieule, Sophie Béroud, Camille Masclet, Isabelle Sommier, Actes Sud, 2018. L’ouvrage présente par exemple le témoignage d’une infirmière frappée, à Lyon, à la fin des années 1950, par les relations hiérarchiques entre professeurs de médecine, internes et infirmières (encore religieuses en majorité). Le métier de médecin, lui, était perçu comme « conservateur ». Ainsi, à Nantes ou à Rennes, la profession était « dominée, notamment à l’hôpital, par des médecins catholiques rétifs à l’avortement ».
→ Mai 2018. Dernier inventaire avant révolution. « On ne peut plus dormir tranquille une fois qu’on a ouvert les yeux. » C’était l’esprit de Mai 68, qu’en reste-t-il aujourd’hui ? C’est la question que pose cet élégant ouvrage, en textes, photos, dessins. Collectif, les Cahiers de l’asphalte, 2018.
« On m’appelait parfois pour revenir à l’hôpital, où je passais la nuit. On n’arrêtait pas de travailler, on ne comptait plus nos heures. Les étudiants et la police se tabassaient. Des bleus, des plaies : il fallait recoudre, ce n’était pas des choses très graves, mais il fallait être là, pour soigner les blessés. Dans notre service de chirurgie, personne ne s’est mis en grève, on avait tellement de travail. À l’hôpital, on pensait que ce qui se passait dehors était une révolution. Il y avait des côtés enthousiasmants, mais aussi des aspects tristes, voir qu’ils se bagarraient, on se demandait comment ça allait se terminer. Il n’y avait plus d’essence et les pompes funèbres étaient en grève, nous ne pouvions plus leur confier les patients qui mouraient à l’hôpital. Je me souviens d’être allée à la morgue et voir les copains qui sortaient les morts, tous les coffres étaient pleins. On ne savait plus où mettre les corps. Si la famille venait, on lui donnait le corps, mais comment allait-elle faire ensuite ? Devrait-elle creuser la tombe ? On est aussi allé plusieurs fois chercher des malades, à la Sorbonne, c’était la Cour des miracles… Tout le monde était là : les enfants, les parents, tous vivotaient, mangeaient, dormaient, partout dans l’université. Une espèce d’élan de fous… Pas habillés, pas coiffés, mais c’était la révolution… Il suffit qu’il y en ait eu un à commencer la révolution, et ils sont tous partis comme une flamme, les jeunes. Cela veut bien dire que quelque chose devait changer dans la société. Les parents ont été dépassés. Ils ne voyaient plus leurs enfants, qui dormaient dehors et les traitaient de “vieux schnocks”. S’il y avait eu une entente avec la jeunesse, si les adultes avaient mieux compris les jeunes, ou avaient su leur parler, les choses se seraient passées autrement… Je crois que maintenant, il y a une plus grande ouverture entre parents et enfants. »