Faut-il revoir l’organisation de la prise en charge des urgences et des soins non programmés en France ? Le décès d’une jeune patiente dont l’appel n’a pas été pris au sérieux par le centre 15 a lancé un vif débat. Au-delà du comportement de la régulatrice incriminée, n’est-ce pas une question collective, voire sociétale ?
Sylvie Morel : J’ai écouté la bande son de l’appel de Naomi Musenga au centre 15. Puis, en lisant les articles, ma première réaction a été de me dire que la régulatrice semblait servir de bouc émissaire. Son attitude au téléphone ne peut être analysée comme une faute individuelle car elle est représentative d’un discours collectif, d’une façon de parler qui se rencontre quotidiennement à l’hôpital vis-à-vis des patients et entre les soignants. Les patients aussi peuvent avoir ce discours vis-à-vis des soignants. La régulatrice du centre 15 n’a pas cru Naomi Musenga, mais elle n’était pas la seule. L’opératrice du 18, qui est la première à avoir reçu l’appel avant de le transmettre, s’est elle aussi montrée moqueuse vis-à-vis de Naomi Musenga. Depuis cette affaire, de nombreuses personnes témoignent de situations où on ne les a pas prises au sérieux
S. M. : Je ne peux pas le savoir, mais je n’y crois pas. Lorsqu’on analyse la variété des témoignages des personnes ou des familles non prises au sérieux par la régulation du centre 15, aller du côté de la pensée raciste, c’est selon moi simplifier la situation.
S. M. : Non, car la situation est plus globale. Et blâmer ne fait pas avancer la situation. Il y a aussi un vrai problème d’organisation. Les permanenciers aux urgences n’ont qu’une minute trente pour évaluer la situation. C’est comme l’aide-soignante qui a six minutes environ pour faire la toilette du patient. Avec ce type d’organisation pressurisant, ils n’ont d’autres choix que de se rattacher à des façons de penser stéréotypées pour faire du tri rapidement. Ce sont des raccourcis de la pensée car il ne leur est pas permis de penser autrement. La prise de conscience doit être plus générale. Tout le monde doit se poser la question de savoir comment on participe à ce discours collectif. C’est alors se donner une chance de s’en défaire.
S. M. : Dans le domaine de la santé, à partir du moment où l’on a voulu maîtriser les coûts, on a fait porter la charge du coût des soins sur la population. D’ailleurs, il n’est pas rare d’entendre : « si untel est au chômage, c’est parce qu’il le veut bien » ou « les gens qui ont des aides sociales abusent du système ». On fait porter le coût sur la société ou sur certains groupes.
S. M. : Il y a déjà un problème de langage. En utilisant le mot “usager”, tacitement, on laisse penser que les gens consomment des soins d’urgence. Ce n’est pas la population qui est responsable et qui abuse des urgences. Dans le cadre de ma thèse sur l’inégalité sociale d’accès aux urgences, j’ai mené une enquête dans deux services d’urgence, public et privé. L’objectif était de comprendre la trajectoire suivie par les patients en amont des services d’urgence. J’ai constaté que les personnes étaient, pour plus de 95 % d’entre elles, orientées par un médecin de garde, un médecin traitant, le centre 15 ou encore SOS Médecins. Il s’agit bien d’adressage médical. C’est donc aussi une question d’organisation des soins non programmés, de la médecine de ville et de l’hôpital. Non, les gens ne sont pas contents d’aller aux urgences. Le discours selon lequel les personnes viendraient “d’elles-mêmes”, “sur un mode direct” et feraient un usage inapproprié des urgences expliquant alors l’engorgement de ces services, est un leurre.
S. M. : De mon point de vue, la problématique est plus globale. Quand on voit ce qui se passe au niveau du personnel au sein des établissements d’hébergement des personnes âgées dépendantes et des grèves des hospitaliers, tout cela signe le même problème : les soignants sont mis à mal car la politique qui se met en place leur fait perdre le sens de leur travail. Il y a un grand décalage entre la définition de la “qualité des soins” telle qu’elle est promue par l’administration et les technocrates d’un côté, et celle des soignants sur le terrain. Si autant de personnes se plaignent d’être si mal au travail, c’est qu’il y a un problème plus général, plus structurel.
S. M. : Elle date d’il y a longtemps. La plupart des autres pays l’ont d’ailleurs adoptée. En France, l’existence du 15 et du 18 a toujours été source de discorde entre le ministère de la Santé [en charge du Samu] et le ministère de l’Intérieur [sous la tutelle duquel sont placés les pompiers]concernant le territoire d’intervention de chacun. Est-ce que la France va changer de posture prochainement ou faut-il changer de posture ?
(1) La ministre de la Santé, le 24 mai sur France Inter, a dit avoir connaissance « d’une dizaine d’affaires » comparables à celle de Naomi Musenga.
(2) Le gouvernement mène une réflexion sur l’articulation des numéros d’urgence. Présenté le 22 mai, le rapport du député Mesnier propose de faire du 15 le seul numéro de régulation, 24 heures sur 24.
Le 29 décembre, Naomi Musenga, 22 ans, appelle le 15 à Strasbourg (Bas-Rhin), pour des douleurs abdominales. Elle n’est pas prise au sérieux par l’opératrice, qui lui demande d’appeler SOS médecins. Ce qu’elle fait. À leur demande, le Samu se déplace. Mais Naomi Musenga décède quelques heures plus tard à l’hôpital. La famille a porté plainte. La ministre de la Santé a demandé une enquête de l’Inspection générale des affaires sociales « sur ces graves dysfonctionnements » - l’opératrice aurait dû transférer l’appel à un médecin régulateur et non décider par elle-même des suites à donner. La ministre a aussi reçu les médecins urgentistes pour réfléchir à la régulation des urgences non programmées en France. Quant aux Hôpitaux universitaires de Strasbourg, ils ont diligenté une enquête administrative pour « faire toute la lumière ».