Un accès aux soins inéquitable - L'Infirmière Libérale Magazine n° 350 du 01/09/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 350 du 01/09/2018

 

TRANSIDENTITÉ

Dossier

Sandrine Lana*   Julia Dasic**  

En juin dernier, l’Organisation mondiale de la santé a annoncé sa volonté de retirer l’identité transgenre de sa liste des maladies mentales. Un message fort qui fait écho aux nombreuses discriminations dont font l’objet les personnes transgenres, et au combat des associations qui se mobilisent pour garantir le droit d’être soigné dignement.

Cette année, l’Agence régionale de santé (ARS) Île-de-France a accordé un agrément à Acceptess-Transgenres, association d’entraide et de soutien destinée aux personnes transgenres, qui devient ainsi la première représentante régionale des usagers du système de santé. Dès lors, ses membres peuvent siéger dans différentes instances décisionnaires, et l’association a acquis une légitimité nouvelle auprès des professionnels de santé dans un système encore discriminant à l’égard des transgenres. « Le système de santé français développe une approche multidisciplinaire des soins qui se concentre sur l’aspect médico-chirurgical des transgenres ayant accepté une chirurgie génitale [pour changer de genre, NDLR], constate Giovanna Rincon, directrice de la structure. Il faut être suivi par un endocrinologue et un psychiatre. C’est l’unique modèle décidé par les professionnels pour répondre à tous les besoins des transgenres. Ce que nous voulons, c’est un soutien psychologique uniquement quand une personne le souhaite, et non que cela soit décidé pour elle. » Giovanna Rincon revendique donc une individualisation des soins.

Tout au long du processus de transition de genre - soit l’ensemble des démarches à entreprendre pour changer son genre social -, les personnes transgenres témoignent de discriminations dans les soins, qui se poursuivent d’ailleurs après cette période. Si le changement souhaité est physique, le parcours de soins pourra comporter plusieurs phases (diagnostic, expérience en vie réelle, hormonosubstitution, chirurgie de réassignation sexuelle)(1) au cours desquelles la personne sera confrontée à une équipe pluridisciplinaire. Cela peut avoir lieu dans le cadre d’un protocole d’évaluation suivi par de nombreuses équipes soignantes (lire l’encadré en haut de la p. 30). Cependant, de peur de se retrouver confrontés à l’avis négatif d’un psychiatre pour une transition de genre, certains ne franchissent même pas la porte des cabinets, s’excluant d’eux-mêmes d’un système de soins qui les meurtrit (lire l’encadré en bas de la p. 30). D’autres encore préfèrent se procurer des traitements hormonaux sur Internet, sans prescription ni suivi.

« Plutôt que de créer un “raccrochage” au système de santé, [cet état de fait] les en éloigne », estime Giovanna Rincon. L’ARS Île-de-France, qui compte, parmi ses habitants, de nombreux transgenres, reconnaît, pour sa part, un système imparfait mais qui évolue. « Grâce aux associations transgenres, le suivi du parcours de soins s’est humanisé, remarque Maryse Valléry, chargée de mission en prévention et promotion de la santé à la délégation départementale de Paris de l’ARS IDF. Je sais que beaucoup ne veulent pas entrer dans le protocole qu’ils trouvent stigmatisant, mais que pouvons-nous mettre à la place ? » Certaines personnes peuvent ainsi traverser le pays pour trouver un praticien à l’écoute et prêt à les suivre. Par exemple, 50 % des Français(es) souhaitant un changement de sexe se font opérer (2) au service d’urologie de Lyon-Sud (Rhône), considéré comme l’un des services spécialisés du parcours transgenre. Mais, au vu des difficultés pour obtenir un rendez-vous, certain(e)s vont jusqu’en Thaïlande pour procéder à l’opération.

Mégenrer, un affront

Selene Lacaze, pour sa part, a opté pour un parcours de transition (MtoF) (3) qu’elle a voulu hors protocole. Et ses nerfs ont été mis à rude épreuve. Il a d’abord fallu convaincre un psychiatre afin d’obtenir des certificats médicaux nécessaires à la transition. « J’ai envoyé une lettre au psychiatre qui me suivait pour lui expliquer ce que je ressentais et pourquoi je souhaitais entamer une transition. La réponse a été incroyable. Il m’a dit : “Je pense que vous vous trompez car vous avez un comportement masculin… Vous riez comme un homme, vous croisez les jambes comme un homme.” » La fin de l’entrave à l’auto-détermination du genre et de l’ingérence des médecins est l’une des plus grandes revendications des associations. Selene a donc dû chercher une oreille plus compréhensive… à 700 kilomètres de chez elle. Une fois un professionnel convaincu du bienfondé de sa demande, c’est un endocrinologue qu’il a fallu trouver. Seconde déconvenue : « J’ai dû expliquer ce qu’il fallait me prescrire pour mon hormonothérapie. J’ai aussi bataillé à chaque étape pour obtenir des certificats aux médicaments remboursés. » En effet, si certains psychiatres acceptent de rédiger des certificats pour l’hormonothérapie, d’autres refusent.

Des personnes transgenres ne souhaitant pas de chirurgie génitale, par exemple, sont souvent exclues du protocole de transition et, dès lors, du système de remboursement des soins.

Selon Giovanna Rincon, il y a tout d’abord des failles dans le système de prévention au sens large (au-delà de la prévention des maladies sexuellement transmissibles). Les effets secondaires liés aux traitements hormonaux sont, par exemple, très mal documentés. « À ce jour, il n’existe aucune étude sur ce sujet », regrette-telle. Une réalité reconnue par les acteurs du médico-social et soulignée dans la “Stratégie nationale de santé sexuelle 2017-2030” (4).

En dehors des soins de transition et même pour des petits maux, les personnes transgenres rencontrent également des difficultés à être reconnues dans leur nouveau genre et s’interdisent parfois de consulter un médecin. « Il est aujourd’hui compliqué d’aller chez le médecin pour se faire soigner un rhume par peur de tomber sur un soignant réactionnaire. Certains ont oublié qu’il existe des lois contre la discrimination », explique Giovanna Rincon, qui constate une forme d’auto-censure, d’adaptation au soignant. Selene Lacaze en a été victime : « Quand je prends un rendez-vous, je module parfois ma voix au téléphone. Mais quand on est de visu, on juge le ton de ma voix et m’appelle “monsieur”, alors que je viens d’expliquer que c’était “madame”… » Mégenrer - c’est le terme - est un affront qui peut laisser des traces à long terme, tout comme le fait d’“outer”, soit de révéler tout haut le sexe d’origine d’une personne transgenre. « Cela m’est aussi arrivé à l’hôpital, dans la salle d’attente. Se faire “outer” est un risque pour les transgenres d’être suivis ou tabassés par des gens mal intentionnés… », ajoute Selene Lacaze.

Écouter et comprendre

Pour éviter les quiproquos, il est plus simple de demander à la personne ce qu’elle préfère « en prenant des pincettes », précisent les militants d’Espace Santé Trans, et ne pas déduire le genre en fonction d’une voix au téléphone, par exemple. « Le plus important, ce serait de pouvoir inscrire son genre à soi et pas celui de l’administration. À l’hôpital, c’est celui qui sera ensuite imprimé sur les étiquettes et les traitements », poursuit Selene Lacaze.

L’association Espace Santé Trans, collectif mixte composé de professionnels de la santé (sage-femmes, généralistes et psychologues) et de militant(e)s, souhaite offrir des clés aux soignants pour contrer ces maladresses. Au-delà d’une présence auprès des patient(e)s via des consultations médicales et psychologiques à prix libre, des lieux d’échange, etc., le collectif mise sur la construction d’un réseau de professionnels de santé pour valoriser la parole des associations, l’écoute et la compréhension des diverses identités transgenres (MtoF, FtoM, réassignation physique ou non). « Nous pensons que ces éléments doivent être transmis aux soignants par le biais des patients, expliquent les membres de l’association. Les associations transgenres ont développé, faute de mieux, un gros savoir médical. » En ligne, les associations ont édité, en ce sens, des ressources pédagogiques qui sont parfois le fruit d’une collaboration avec des professionnels de santé (5).

Pour Giovanna Rincon d’Acceptess-Transgenres, l’approche libérale peut permettre de limiter la stigmatisation. « Se rendre chez le patient, c’est aussi une opportunité pour humaniser la relation, alors que les soins à l’hôpital ne sont pas toujours adaptés », explique-t-elle en précisant que les soignants peuvent s’adresser à la fédération Trans et Intersexes (6) pour s’informer sur un “accompagnement et l’autodétermination”. Catherine Diamantidis est infirmière libérale à Lyon et il lui arrive de suivre des patients transgenres : « Dans une relation soignant-soigné, toute personne a besoin de se confier et, pour cela, de se sentir en confiance. Si quelqu’un s’annonce en tant que monsieur ou madame, je continue le soin en le nommant selon sa volonté. Il arrive que l’on soit surpris quand on demande la carte vitale et qu’un 1 apparaît alors qu’on s’attendait à un 2… J’ai vu beaucoup de solitude chez mes patients transgenres, surtout à la sortie des opérations chirurgicales de transition. J’essaie de ne pas en rajouter à leurs difficultés administratives. »

Traiter les patients transgenres comme tout autre patient, en tenant compte des spécificités mais sans avoir besoin d’être expert pour prendre en charge, c’est ce qu’Espace Santé Trans veut transmettre aux soignants. « L’important est de trouver un juste équilibre entre, d’une part, la prise en compte de spécificités qui peuvent être communes à de nombreuses personnes transgenres (médicales, mais aussi en termes de vécus sociaux, de discriminations, de précarité, de rapports souvent compliqués au système de soins, etc.) et, d’autre part, le fait que chaque patient(e), qu’il/elle soit transgenre ou non, a, de toute façon, son propre parcours et ses propres spécificités. » À l’automne prochain, une charte d’engagement mutuel sera diffusée auprès des professionnels de santé pour favoriser l’écoute et la compréhension (7).

(1) Rapport de la Haute Autorité de santé (HAS) pour améliorer la prise en charge médicale du transsexualisme, publié en 2010 et disponible en ligne via bit.ly/2LfJTtL

(2) Lire à ce sujet l’article de 20minutes.fr : “Lyon, la ville où l’on opère le plus de patients qui veulent changer de sexe” : bit.ly/2o0rurW

(3) Abréviation de l’anglais male to female, sens de la transition masculin vers féminin. “FtoM” signifie female to male, féminin vers masculin.

(4) Consulter le rapport via le lien bit.ly/2OSxSN4

(5) Voir sur le site d’Espace Santé Trans, rubrique Ressources, Brochures, guides et études sur espacesantetrans.fr

(6) Regroupement d’associations et de collectifs œuvrant en direction des personnes transgenres et intersexes afin de les informer, de les aider et de défendre leurs droits : fedetransinter.org

(7) Les soignants intéressés par cette charte peuvent contacter Espace Santé trans : contact@espacesantetrans.fr

UNE QUESTION D’IDENTITÉ

Une personne transgenre vit ou souhaite vivre dans une identité de genre différente de celle qui lui a été assignée à la naissance. Aujourd’hui, on parle de personnes “transgenres” ; le terme “transsexuel” est petit à petit laissé de côté, notamment par les premiers concernés, car il fait l’amalgame entre les questions de sexualité et celles d’identité/de genre. Être transgenre est une identité, plus que la transformation physique. Certains transgenres ne ressentent pas le besoin de passer par une opération chirurgicale pour assumer leur nouveau genre.

Source : outrans.org

CE N’EST PAS UN TROUBLE MENTAL

L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a décidé, en juin dernier, de retirer la transidentité de la liste des maladies mentales*, reconnaissant qu’il existe des preuves attestant qu’il ne s’agit pas d’une maladie et que cette classification peut causer une « énorme stigmatisation » des personnes. Ce changement de point de vue arrivant tardivement, cela suffira-t-il à mettre fin aux discriminations ? Cette décision n’empêche pas qu’aujourd’hui de nombreux endocrinologues et médecins attendent un aval psychiatrique pour délivrer des ordonnances nécessaires à la transition. Un avis tiers très contesté. Les associations de défense des droits des transgenres dénoncent cette demande d’un avis psychiatrique pour l’entrée dans le protocole de transition de genre. Pour Giovanna Rincon, « il s’agit d’une ségrégation dans le système de santé, alors que nous souhaitons l’inclusion ». La lutte contre la discrimination est également retenue comme étant une priorité dans la “Stratégie nationale de santé sexuelle”, document élaboré par les différents acteurs publics et associatifs du champ médico-social dans une démarche globale d’amélioration de la santé sexuelle et reproductive.

* Classification internationale des maladies de l’OMS : bit.ly/2OWTw2F

Maryse Valléry, chargée de mission en prévention et promotion de la santé à la Délégation départementale de Paris de l’ARS IDF

« Il faut une coordination soignants/associations »

« Les personnes transgenres sont très discriminées dans les différents secteurs de la vie sociale, dont celui de l’accès aux soins. De nombreux professionnels (hors spécialisation IST et endocrino) avaient autrefois du mal à aborder ce public par incompréhension, appréhendant le soin davantage dans le cadre de la santé mentale que somatique. Les choses ont changé et c’est aussi grâce au travail des associations de défense des droits des transgenres. Entre 2005 et 2008, la DDASS Île-de-France (ancêtre de l’ARS, NDLR) a financé des formations invitant les travailleurs associatifs transgenres à se former à la médiation de santé pour ensuite aller au devant des professionnels de santé. Ces médiatrices travaillent toujours auprès des hôpitaux, médecins et infirmiers. Il faut absolument une coordination entre les soignants et les associations pour progresser sur la question de l’accès aux soins. »

Roxane Gervais de Mordelle (Ille-et-Vilaine)

« J’ai laissé s’aggraver une infection urinaire car j’ai hésité à aller à l’hôpital »

« Il y a trois ans, je suis allée aux urgences du CHU de Rennes pour un malaise qui n’avait rien à voir avec ma transition. J’ai dû voir le psychiatre qui voulait écrire à mon médecin traitant pour m’orienter vers un confrère. Il a menacé de me garder plus longtemps en observation si je refusais. Alors, cette année, lorsque j’ai eu une infection urinaire et pulmonaire, j’ai hésité à me représenter au CHU. J’y suis finalement allée. Une fois que l’interne des urgences a eu connaissance de ma transidentité, son comportement a radicalement changé. Il est devenu très froid. Il a même insisté pour pratiquer un toucher rectal, ce qui n’avait aucune raison d’être ! J’ai refusé. Ensuite, j’ai été interrogée sur mon statut sérologique, longuement. Je subissais le cliché de la femme transgenre qui a une sexualité débridée… À 39 °C de fièvre, j’étais en situation de faiblesse. Le lendemain, on a refusé de passer mon dossier médical en “F” pour femme. Une amie a découvert ainsi ma transidentité à l’accueil, lorsqu’on lui a dit : “En revanche, c’est monsieur Gervais, pas madame.” Je me suis fait “outer”… Une médecin m’a expliqué qu’elle a dû sermonner l’équipe des urgences qui se moquait de mon identité. Tout ceci s’est déroulé en deux jours. J’ai écrit à l’hôpital pour dénoncer ce qui s’était passé mais je n’irai pas en justice car je sais que cela sera long et que je ne serai pas entendue. »

UN PROTOCOLE POUR LA TRANSITION

Avant la transition hormonale et chirurgicale, un protocole d’évaluation pluridisciplinaire peut être adopté par les professionnels de santé. Celui-ci comprend une évaluation psychiatrique, une aide médico-sociale et des bilans psychologique, endocrinologique et chirurgical. Il s’agit d’une série de recommandations élaborées par des soignants pour établir le bien-fondé de la décision d’un changement de sexe. Le collectif Espace Santé Trans rappelle, comme d’ailleurs les soignants signataires du document, que « ce protocole n’est pas une obligation. Cependant, l’obligation est parfois implicite et, pour accéder au remboursement de soins, de l’hormonothérapie ou de la chirurgie, c’est parfois le seul moyen ». Si le protocole n’est pas reconnu par la Haute Autorité de santé, il « semble reconnu par la Sécurité sociale, le Conseil de l’Ordre des médecins et des tribunaux », notent ses auteurs. Un flou qui a déjà posé des problèmes de remboursements de frais médicaux par certaines CPAM.

3 questions à… Céline Bouënnec, infirmière en psychiatrie à l’Hôpital de jour psychogériatrique “L’Olivier” à Clichy (Hauts-de-Seine)

« Certains anticipent la discrimination en n’allant pas consulter »

1 Vous connaissez les deux côtés de l’accès aux soins des personnes transgenres, en tant qu’infirmière et en tant que patiente. Les personnes transgenres sont-elles des patient(e)s comme les autres ? Oui, elles devraient en tout cas être soignées comme n’importe quel patient. Il se pose la question du respect par rapport au patient. Souvent, les personnes transgenres interrogent les présupposés sociaux que l’on a intégrés, par leur vécu, leurs expressions, ce que renvoient leurs corps, et obligent le soignant à une remise en question qui n’est pas toujours évidente quand on est dans le feu de l’action. Lorsque je consulte, on occulte souvent le fait que mégenrer est totalement irrespectueux. Certains anticipent alors la discrimination en n’allant pas consulter pour éviter ces situations : cela devient alors un problème pour l’accès aux soins.

2 Comment éviter les maladresses dans le soin ? On doit prendre le temps de l’écoute et de la compréhension de la situation, souvent atypique. Sinon, il y a un risque de plaquer des modèles que l’on a appris et qui ne correspondent pas à la personne. Il faut comprendre la relation de la personne à elle-même, à son corps, et quels sont ses objectifs dans le soin.

3 Certaines personnes peuvent avoir des difficultés d’accès aux remboursements… Que proposer ? Il faut comprendre pourquoi les droits sont bloqués. Une personne peut être épuisée de s’être battue pour un changement de prénom devant une administration et a abandonné le combat à la CPAM. Il y a aussi beaucoup de personnes transgenres en situation de grande précarité.