Opaques, incontrôlables… Les dépenses liées au transport sanitaire sont souvent pointées du doigt. Mais qui est le véritable responsable de leur augmentation rapide ? Taxis et ambulanciers insistent sur le fait qu’ils ne font qu’exécuter des prescriptions médicales, tandis que les médecins disent faire face à la pression des patients. Quant à ces derniers, ils soulignent qu’il ne peut y avoir de virage ambulatoire sans… ambulances.
Les dépenses de transport sanitaire augmentent deux fois plus vite que les autres dépenses de santé. Voilà qui fait des ambulances, Véhicules sanitaires légers (VSL) et autres taxis des cibles privilégiées en ces temps de disette budgétaire. Mais dénicher les responsables de cette augmentation n’a rien de simple dans un secteur caractérisé par des entreprises de petite taille, une régulation complexe et des habitudes bien ancrées.
Les premiers suspects, les transporteurs eux-mêmes, sont d’ailleurs prompts à se dédouaner. En témoigne la réaction de Thierry Schifano, président de la Fédération nationale des transports sanitaires (FNTS), quand on lui parle de faire des économies sur le dos des transporteurs : « Dans notre secteur, la marge nette des entreprises qui ont une offre globale comprenant à la fois des ambulances et des VSL est de 3 % », affirme-t-il, disant se fonder sur l’analyse des bilans de plus de 4 000 sociétés. « Et avec 3 %, on ne va pas bien loin. »
Y aurait-il davantage de marge de manœuvre avec les taxis ? Pas si l’on en croit Rachid Boudjema, président de l’Union nationale de taxis (UNT) : « Les possibilités sont très restreintes, indique le militant. Dans certains départements, nous consentons déjà 15 % de remise à l’Assurance maladie sur chaque transport. Les taxis se paient très mal là-dessus, et avec les différentes charges, notamment le carburant, certains sont en train d’étouffer. »
En dépit de ces arguments, la réputation du transport sanitaire reste sulfureuse, et les rapports de la Délégation nationale à la lutte contre la fraude ont longtemps pointé du doigt le secteur : 18 millions d’euros de fraude détectés et stoppés selon le rapport 2014, 22 millions selon l’édition 2015… « Il y a eu des corrections depuis, se défend Rachid Boudjema. Comme partout, il y a des gens qui travaillent comme des malfrats, mais nous sommes intransigeants et la profession les sanctionne. » Même son de cloche du côté des ambulanciers. « Nous souffrons tous de ce cliché de l’ambulancier qui interprète les règles, explique Thierry Schifano. Nous travaillons justement au sein de la profession pour que ces brebis galeuses ne puissent pas continuer à travailler. »
Si l’augmentation des dépenses n’est pas (ou du moins pas entièrement) imputable aux transporteurs, peut-être faut-il chercher du côté des patients ? Il est fréquent de voir les médecins se plaindre des exigences de certains malades en la matière. La phrase « mais docteur, j’y ai droit » est même devenue une sorte de refrain que s’échangent les praticiens sur les réseaux sociaux quand il s’agit de se plaindre du comportement de quelques malades. Mais, à en croire les représentants des patients, ces derniers contribuent déjà fortement à l’effort de réduction des dépenses.
« Le transport est un sujet sur lequel nous sommes assez sollicités, notamment sur notre ligne Santé info droits, indique Féreuze Aziza, chargée de mission Assurance maladie chez France Assos Santé, la fédération qui regroupe les associations de patients du pays. Les gens ont des difficultés à obtenir une prise en charge, ou à comprendre ce qui est pris en charge et ce qui ne l’est pas. C’est d’ailleurs un poste qui a déjà fait l’objet de mesures de déremboursement » (lire l’encadré p.27).
Féreuze Aziza souligne par ailleurs que la hausse des dépenses de transport est en quelque sorte inscrite dans les gènes des réformes que vit actuellement le système de santé, et n’est donc pas prête de s’arrêter. « Avec le développement de l’ambulatoire et la diminution des durées d’hospitalisation, les gens doivent se déplacer davantage pour les soins en ville », estime-t-elle. La représentante des patients met également en avant les regroupements d’établissements. « Avec la concentration hospitalière et la réforme des Groupements hospitaliers de territoire, la prescription de transports ne peut qu’augmenter », argumente-t-elle.
Transporteurs et patients s’étant disculpés de l’augmentation des dépenses de transport, il faut bien orienter la recherche vers un troisième larron : le médecin. C’est en effet lui qui, signant l’ordonnance, décide in fine de ce qui est remboursable ou non. Et l’Assurance maladie ne s’y est pas trompée. « La priorité est de remettre en question pour chaque prescription la nécessité médicale de transport », sermonnait-elle en juillet dernier dans son traditionnel rapport “Charges et produits”. Les principaux prescripteurs étant les médecins hospitaliers, c’est au sein des établissements qu’il faut porter le fer. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, diverses initiatives ont déjà vu le jour dans les hôpitaux. C’est par exemple le cas du CHU de Rennes (Ille-et-Vilaine), qui s’est lancé dans une politique ambitieuse de maîtrise des dépenses de transport dès 2015.
« La prescription médicale de transport n’était généralement pas appréhendée par les praticiens de la même façon que les autres prescriptions », se souvient le Pr Gilles Brassier, président de la Commission médicale d’établissement, cité dans un communiqué diffusé par le CHU. « Le terme “bon de transport” était encore très courant, alors même que le formulaire complété par le prescripteur est une ordonnance qui engage sa responsabilité, au même titre que l’acte qu’il réalise lorsqu’il établit une prescription médicamenteuse. » Il faut dire que certaines pratiques étaient véritablement difficiles à admettre. « Un grand nombre de patients étaient quotidiennement amenés par des sociétés privées au CHU, sans prescription médicale de transport », déplore le PU-PH.
L’hôpital s’est alors engagé, en partenariat avec l’Agence régionale de santé (ARS) et la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), dans une politique de sensibilisation tous azimuts. Il dénombre plus de 150 réunions d’information sur le sujet entre 2016 et 2017, avec deux objectifs : d’une part, l’orientation du patient vers le mode de transport le plus adapté à son état et, d’autre part, l’arrêt des régularisations de prescriptions de transport sanitaire a posteriori pour les patients arrivés sans prescription. Résultat : le CHU annonce une baisse de 1,3 % des transports sanitaires remboursés en 2016, alors que l’évolution attendue était une augmentation de 3,6 %.
Mais l’appel à davantage de rigueur du côté des prescriptions n’est pas le seul levier que les autorités tentent d’utiliser pour réduire les dépenses de transports. Celles-ci ont également tenté de jouer sur les incitations financières. C’est ainsi qu’à compter du 1er octobre, les transports inter-établissements ne doivent plus être directement pris en charge par l’Assurance maladie. Ces dépenses seront désormais transférées aux établissements, charge à eux de se faire rembourser par la suite. L’idée est de responsabiliser les acteurs grâce à « la réunion, au sein d’une même “main”, du payeur et du prescripteur », ainsi que le préconisait dès 2016 une mission des Inspections générales de l’administration, des finances et des affaires sociales.
Sauf que les établissements ne l’entendent pas de cette oreille. « En l’état actuel des travaux préparatoires avec les services du ministère, les conditions requises pour la mise en œuvre de cette mesure ne sont toujours pas réunies », écrivaient mi-septembre, dans un rare moment d’unité, les quatre fédérations représentant l’hospitalisation : la Fédération hospitalière de France (FHF, hôpital public), la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP, cliniques privées), Unicancer (centres de lutte contre le cancer) et la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne (Fehap, privé à but non lucratif).
À l’heure où nous mettons sous presse, nous ne savons pas encore si les remontrances des fédérations hospitalières trouveront une oreille attentive du côté des autorités sanitaires. Il serait de toute façon injuste de faire peser sur elles seules l’ensemble des efforts pour limiter les dépenses. Ce n’est d’ailleurs pas l’intention de l’Assurance maladie, actuellement engagée dans d’âpres négociations avec les syndicats de taxi. Et le moins que l’on puisse dire est que celles-ci sont tendues. « Nos marges de manœuvre sont restreintes, confie le syndicaliste Rachid Boudjema. L’Assurance maladie voudrait que nous consentions davantage de rabais, mais, pour nous, ce n’est pas possible. La seule chose que nous pouvons proposer, c’est de geler nos tarifs pour encore deux ans. »
Quant aux ambulanciers, qui doivent eux aussi entrer en négociations prochainement, ils devront sans doute également faire face aux ciseaux d’une Assurance maladie en quête de coupes budgétaires. Et Thierry Schifano, de la FNTS, de prévenir : « Peut-être que demain, on assistera à une baisse des dépenses de transport, mais ce sera parce qu’il n’y aura plus de transporteurs. »
Reste que, malgré ce discours alarmiste, les transporteurs se veulent vecteurs de solutions novatrices. « Nous devons déployer le transport partagé, plaide par exemple Thierry Schifano. Si trois personnes vont dans le même centre de rééducation, aujourd’hui, on paie trois fois le transport. Si nous parvenons à nous organiser en amont pour mutualiser ces trajets, nous pouvons faire économiser 650 millions d’euros à l’Assurance maladie. »
Autre voie de modernisation souvent citée : le recours aux Véhicules de transport avec chauffeur (VTC) et à leur leader Uber. Une solution que les professionnels rejettent pourtant en bloc. « Je ne pense pas que la solution puisse venir de multinationales “fiscalisées” au Delaware qui ne prétendent entrer dans le secteur de la santé que pour gagner de l’argent », tranche Rachid Boudjema. « Ces gens-là n’ont pas de salariés, ils sont auto-entrepreneurs, renchérit son concurrent Thierry Schifano. Pensez-vous vraiment que la solution aux problèmes de l’Assurance maladie viendra des auto-entrepreneurs ? »
Cependant, si la solution ne vient pas d’Uber, elle pourrait provenir d’autres grandes entreprises. C’est ainsi que Keolis, filiale de la SNCF, multiplie depuis 2016 les achats et autres alliances avec les entreprises du secteur. Son ambition est limpide : grossir et faire des économies d’échelle.
Si le transport sanitaire n’est pas encore uberisé, il ne relève déjà plus tout à fait, comme voudraient le croire taxis et ambulanciers, de l’artisanat.
En fonction de l’état du patient, le médecin peut prescrire plusieurs types de transport :
→ l’ambulance, si le patient ne peut pas se déplacer seul et que son état nécessite un brancardage, un transport en position allongée ou semi-assise, une surveillancepar une personne qualifiée, l’administration d’oxygène, des conditions d’asepsie… ;
→ le transport assis professionnalisé, qu’il s’agisse d’un taxi conventionné ou d’un VSL, si le patient ne peut pas se déplacer seul et que son état nécessite une aide technique (béquille, déambulateur…), l’aide d’une tierce personne, le respect de règles particulières relatives à l’hygiène, ou encore s’il y a des risques d’effets secondaires pendant le transport ;
→ un moyen de transport individuel (véhicule personnel) ou un transport en commun (bus, métro, train, etc.) si le patient peut se déplacer par ses propres moyens, sans assistance particulière, seul ou en étant accompagné par une personne de son entourage. Depuis 2011, cette prescription n’est plus remboursée si le patient ne présente ni déficiences ni incapacités (décret n° 2011-258 du 10 mars 2011).
Source : Assurance maladie.
D’après les dernières données de l’Assurance maladie, le transport sanitaire représente pour elle :
→ 4 milliards d’euros de dépenses par an ;
→ 5,3 % du poste des soins de ville ;
→ une distribution inégale : 39 % pour les taxis, 39 % pour les ambulances, 18 % pour les VSL, et 3 % pour les autres modes de transport (transport en commun, véhicule personnel, Service mobile d’urgence et de réanimation…) ;
→ une croissance de 4 %, elle aussi inégalement répartie : + 7,7 % par an pour les taxis, contre + 2,7 % par an pour les ambulances et VSL ;
→ un objectif de réduction des dépenses de 175 millions d’euros fixé par l’Assurance maladie.
Sources : Assurance maladie, Rapport “Charges et produits”, juillet 2018 (lien bit.ly/2Q0Ij1F) et Sécurité sociale, Rapport à la Commission des comptes de la Sécurité sociale, juin 2018 (bit.ly/2MZwsio).
Pas toujours facile d’y voir clair dans la réglementation sur le remboursement du transport sanitaire. Petit essai de clarification.
→ La première chose que le patient doit savoir, c’est que, pour être remboursé, il doit obligatoirement disposer d’une ordonnance prescrivant le transport. Le passage par la case médecin est donc obligatoire. Et pas question d’imaginer pouvoir régulariser la situation une fois le transport réalisé : la prescription doit être effectuée avant la prestation. Il faut même parfois largement anticiper le besoin, car certaines situations non urgentes nécessitent un accord préalable de la Sécurité sociale, et donc un passage du dossier entre les mains du médecin-conseil de l’Assurance maladie. Mieux vaut donc s’y prendre en avance.
→ Mais, attention, toutes les situations ne permettent pas au médecin de prescrire un transport. L’Assurance maladie définit même très précisément les cas de figure permettant une prise en charge. Parmi eux, on peut noter les transports liés à une hospitalisation (entrée ou sortie, et ce quelle que soit la durée du séjour), ceux qui sont liés à des traitements ou examens en rapport avec un accident du travail ou une maladie professionnelle, ou encore ceux qui sont liés aux soins ou traitements des enfants et adolescents dans les Centres d’action médico-sociale précoce et les Centres médico-psycho-pédagogiques.
→ Pour les affections de longue durée (ALD), la situation est complexe. Si le transport a lieu dans le cadre d’un soin en rapport avec l’ALD et si le patient présente l’une des incapacités ou déficiences définies par le référentiel de prescription des transports, il aura droit à une prise en charge. Sinon, il devra y aller de ses propres deniers. Le législateur a également prévu de rembourser les transports en ambulance quand ils sont médicalement justifiés, les transports de longue distance (plus de 150 kilomètres aller), et les transports en série (au moins quatre transports de plus de 50 kilomètres aller, sur une période de deux mois, au titre d’un même traitement).
→ Reste la question du choix du moyen de transport (ambulance, VSL, taxi, véhicule personnel ou transport en commun). Celui-ci est à l’appréciation du médecin, et répond lui aussi à des règles précises. Mais ceci est une autre histoire (lire l’encadré en haut de la p.26).
On pourrait croire les Idels éloignées de toute préoccupation liée au transport sanitaire. C’est le cas pour certaines… mais pas pour toutes.
Demandez à une Idel ce qu’elle pense du transport sanitaire, et vous obtiendrez deux types de réaction : le haussement d’épaules indifférent ou le soupir désespéré. Côté haussement d’épaules, il y a par exemple Sylvain *, installé dans les environs de Montpellier (Hérault). « Je n’ai pas de témoignage particulier à apporter sur le sujet », balaie-t-il quand on lui demande une anecdote, un cas emblématique, une expérience qu’il aurait vécue. Même réaction de la part de Matthieu *, un confrère qui travaille en région parisienne. « Nous ne sommes pas du tout en contact avec les transporteurs, les gens ont leur ambulancier et gèrent cela eux-mêmes, affirme-t-il. Je n’interfère pas dans leur choix. »
Mais tout le monde n’a pas la même vision des choses. Demander à Lucie, Idel toulousaine, comment elle s’en sort avec les ambulanciers, c’est s’exposer à un flot de récriminations assez caractéristique de la situation actuelle des Idels. « Nous sommes souvent obligées de nous en occuper », tempête-t-elle avant de se lancer dans un inventaire à la Prévert : « Commander les ambulances ou VSL, demander un bon de transport au médecin, rappeler au patient ses rendez-vous… » Sans parler des imbroglios administratifs. « On ne sait parfois plus qui doit faire le bon de transport, ou même si le patient y a droit… », soupire Lucie. Bien sûr, aucune rémunération à attendre pour ce travail. « C’est quelque chose que nous faisons pour aider certains patients, sinon personne ne va le faire, regrette la Toulousaine. Du temps et des actes non rémunérés qui se rajoutent à d’autres… »
De fortes attentes
Le problème, c’est que lorsqu’on interroge les professionnels eux-mêmes, on constate qu’ils comptent fortement sur les Idels, professionnelles de santé les plus proches des patients, pour orienter les usagers dans le maquis du transport sanitaire. « Nous avons affaire à la même population », remarque, pragmatique, Rachid Boudjema, de l’Union nationale des taxis (UNT). Celui-ci dit donc attendre des Idels un travail d’information et de sensibilisation auprès des patients.
Côté représentants des patients, les attentes sont également fortes. « Les infirmières libérales ont une relation privilégiée avec les patients, note Féreuze Aziza, chargée de mission Assurance maladie chez France Assos Santé. Elles connaissent les parcours de soins, les différents professionnels impliqués, les rendez-vous en cours… Si elles sont bien informées, elles peuvent faire le lien avec les patients qui, eux, manquent souvent d’information. » Lucie est donc prévenue : ce qu’on attend d’elle, c’est… davantage de temps et d’actes non rémunérés.
* Les prénoms ont été modifiés