En 2030, la France comptera 20 millions de personnes âgées de 60 ans et plus, et près de 24 millions en 2060, estime l’Insee. Alors que la Silver économie apparaît comme un eldorado, vantant à coups de publicité toutes les façons de “ester jeune”, la parole des personnes âgées dans la société n’est pas audible.
Régis Aubry : Le constat, c’est que notre société, y compris la médecine, n’a pas pris la mesure des conséquences du grand vieillissement. De plus en plus de personnes âgées peuvent vivre de plus en plus longtemps en bonne santé, et d’autres avec une qualité de vie altérée, notamment à cause d’un grand nombre de maladies synchrones. Et comme nous l’avons énoncé dans l’avis du CCNE (1), ces avancées conduisent un certain nombre de personnes âgées à se vivre comme une charge, à se penser comme un coût, à se sentir inutiles dans la société. Petit à petit, la société leur renvoie un sentiment d’indignité. Nous sommes dans une société où vivre, c’est être efficace et efficient. Cela peut générer un ostracisme envers les personnes âgées. Et d’une certaine manière, nous sommes dans une société de l’âgisme (2). C’est ainsi qu’au motif de la sécurité, nous nions l’autonomie de la décision des personnes âgées en choisissant, pour elles, une solution dont souvent elles ne veulent pas, à savoir entrer dans un Ehpad. Il faut repenser la place des personnes âgées dans la société, instaurer une dynamique intergénérationnelle et reconnaître les aidants. Il est nécessaire de se questionner sur ce sujet. Nous pourrions tout à fait avoir un Grenelle du vieillissement.
Pascal Champvert : La société est gangrénée par une discrimination que nous ne repérons pas. Nous sommes dans une société profondément âgiste. C’est quelque chose qui a explosé à la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec le développement économique et le renouvellement rapide des biens de consommation, qui impliquent de jeter tout ce qui est obsolète. Les vieilles personnes, on les jette tout simplement ! Une société équilibrée est une société qui donne la place à des valeurs de dynamisme, de changement, de progrès, de vitesse, et à d’autres valeurs que sont la continuité, la lenteur, l’approfondissement. Il est nécessaire d’assumer, dans nos vies et dans notre psychisme, la part de ce qui est jeune et la part de ce qui est vieux. Aujourd’hui, un vieux qui va bien, on lui dit qu’il est jeune, car le terme “vieux” est une insulte. Et les autres, les vieux qui ne vont pas bien, ils sont qualifiés de “personnes âgées dépendantes”. Dans les sociétés traditionnelles, la place de la personne âgée reste importante, même si cela tend à s’estomper. Aujourd’hui, en Occident mais aussi au Japon, en Nouvelle-Zélande et en Australie, nous pouvons avoir cinq générations qui vivent en même temps grâce au développement du niveau de vie et à l’allongement de la vie. Nous pouvons vivre jusqu’à 120 ans dans une société qui dévalorise les vieux… C’est incroyable !
R.A. : Tant que l’on ne parviendra pas au niveau politique, au sens noble du terme, à penser cela de manière translationnelle, dès la retraite, la situation ne pourra pas évoluer. Il faut une aide à la transformation du regard car la vieillesse est considérée comme un problème. Il est nécessaire d’initier et de mettre en place une réflexion sociologique et politique. Qu’est-ce que la retraite veut dire sur le plan philosophique ? Comment la mise à distance peut être une prise de hauteur, un moment de valorisation de la personne ? Une façon de combattre l’âgisme, c’est d’intégrer les personnes âgées dans toutes les instances : les activités socio-culturelles, la sphère scolaire, les administrations… Il faut repenser toute l’organisation de la société. Cela implique de revoir le temporel, car, sauf si elle a des troubles cognitifs forts, la personne âgée pense, mais juste plus lentement qu’une personne jeune. Les « vieux » doivent être intégrés dans le tissu social et l’Ehpad dans sa forme actuelle doit être modifié.
P.C. : La France doit comprendre et reconnaître qu’elle est âgiste ; cela s’adresse aussi aux professionnels de santé qui peuvent avoir des réflexes âgistes. Il faut notamment prendre conscience et entendre que la personne âgée a une parole, et que cette parole a une valeur. Le terme même de “personne dépendante” rappelle le sous-statut de la personne âgée. C’est une construction sociale, lente et profonde qu’il faut remettre en cause. Bien sûr, tout cela ne pourra se faire sans de réels moyens financiers.
R.A. : Cette tendance se retrouve dans les sociétés portées par le mouvement de la mondialisation qui prône comme valeurs de référence la force physique, la performance et la rentabilité. Ainsi, petit à petit, le rejet de la personne âgée s’instille, et la société renvoie à la vieillesse son incapacité. Alors qu’elle pourrait être vue, perçue et vécue comme une richesse. Nous sommes réellement dans une période de crise, de fin de cycle, et il va falloir se poser la question de la visée de la vie en société. Car une société qui ne réfléchit pas où elle va est dans une impasse !
P.C. : Il faut changer de paradigme. La société doit prendre conscience qu’elle perd une partie de sa richesse. Voir ce que vieillir nous apporte est une des voies à suivre. Globalement, les citoyens ont une vision pessimiste de l’avenir, car ce dernier est associé au vieillissement, qui est lui-même jugé très négativement. L’avenir de chacun des membres de la société, c’est d’être vieux. Il faut donc apprendre à penser l’avenir du groupe de manière positive.
(1) L’avis du Comité consultatif national d’éthique : lien raccourci bit.ly/2x4I4LR
(2) L’âgisme regroupe toutes les formes de discrimination, de ségrégation et de mépris fondées sur l’âge.
Aujourd’hui, les personnes âgées de 75 ans et plus représentent 9 % de la population, et elles seront 16 % en 2050 (chiffres de l’avis du CCNE). L’Association des directeurs au service des personnes âgées milite pour une reconnaissance de la discrimination des personnes âgées dans la société. Elle a créé les rencontres du citoyennage (citoyennage.fr) afin que l’on arrête de décider “pour” les personnes âgées, mais “avec” elles, sur des questions qui les concernent au quotidien.