L'infirmière Libérale Magazine n° 352 du 01/11/2018

 

LA VIE DES AUTRES

AILLEURS

Fabrice Dimier  

En presque 45 ans de carrière, Veronica Dsouza, infirmière à Bombay, en Inde, a pu observer l’évolution de son métier ainsi que de l’ensemble du système de santé du deuxième pays le plus peuplé au monde.

Dans le Bombay des années 1960, Veronica Dsouza, âgée d’à peine sept ans, assiste, aussi dépourvue que son père et ses six frères et sœurs, à l’hospitalisation de sa mère qui doit subir une opération. Subjuguée par le soin et l’amour que ces « anges en uniforme blanc » dispensent à la patiente, la petite fille se promet, ce jour-là, de devenir infirmière. « Quand je serai grande, moi aussi, je donnerai cela à quelqu’un. Ce furent mes paroles », se souvient Veronica, aujourd’hui âgée de 61 ans, mariée et mère de deux grands enfants.

Une vocation précoce qui ne l’a jamais quittée. À 17 ans, elle intègre l’école d’infirmières de sa ville. Son premier stage, effectué en psychiatrie, débute par une expérience aussi traumatique que déterminante.

Être présente pour l’autre

Peu après ses premiers jours dans le service, un jeune patient dépressif avec lequel elle venait de se lier d’amitié se défenestre. « Je suis devenue ensuite moins amicale avec les patients et un peu plus distante, raconte-t-elle. J’ai alors compris qu’ils avaient besoin d’écoute et de temps. Quand ils ont cela à l’hôpital, ils vont mieux plus rapidement. » Ce souci d’être toujours disponible pour ses patients sera le leitmotiv de sa carrière. « À l’hôpital, personne n’a le temps mais il faut toutefois être toujours disponible », résume-t-elle. C’est ce qu’elle enseigne aujourd’hui aux nouvelles infirmières de l’hôpital Haryana Health qu’elle encadre en tant que nurse trainer. « En Inde, comme ailleurs j’imagine, on a perdu le toucher infirmier, déplore-t-elle. La température, la tension… Des outils technologiques se sont substitués au lien tactile. C’est bien dommage car cela fait partie de cette attention absolument nécessaire au bien-être du patient. Il faut donc compenser avec du temps de présence à l’autre. Une présence totale. »

Quand elle était jeune infirmière, elle ne comptait déjà pas son temps. « Après mon travail de huit heures à l’hôpital, je faisais souvent des nuits comme infirmière privée pour gagner plus d’argent », explique-t-elle. « Aujourd’hui, les private nurses [plus ou moins l’équivalent des infirmières libérales, NDLR] gagnent plus d’argent que les infirmières d’État », constate-t-elle. En effet, dans une Inde en pleine croissance économique, dans les grandes villes, les plus riches n’hésitent pas à employer une infirmière pour s’occuper de leurs parents vieillissants, de jour comme de nuit.

Dans le théâtre des opérations

Après quelques années dans un service général de l’hôpital de Bombay, Veronica décide de se rapprocher du “cœur” de l’établissement, d’abord les urgences puis le bloc opératoire. « Dans un service de médecine, on ne s’écoute pas, décrit-elle crûment. Tout le monde essaie de biaiser et de fuir ses responsabilités. En revanche, dans une salle d’opération, personne ne peut fuir. » Mais Veronica aime aussi égrener les souvenirs positifs : « Au bloc, vous êtes responsable à chaque minute, sur votre territoire. Sauver des vies, accompagner un décès, consoler une famille : ces expériences sont tellement riches, de joie comme de tristesse. J’aime cette intensité du métier, ce rôle d’acteur, sans filet, dans ces lieux que nous appelons d’ailleurs encore aujourd’hui le “théâtre d’opération”. »

Rapidement, Veronica Dsouza est promue responsable de service. Pour superviser les équipes et devenir le point de contact avec les familles des patients, son rôle-modèle est sa maître de stage. « Elle m’a faite. Elle prenait du temps pour tous les patients, elle était infatigable. » Mais en Inde comme en France, l’administratif prend de plus en plus de place dans le travail infirmier. « De nos jours, les gens remplissent des formulaires sans fin. Les patients sont devenus la dernière priorité et l’écriture des formulaires, la première », déplore-t-elle.

Une super intendante

Un constat qu’elle vérifie à nouveau dans son poste suivant de “super intendante” des infirmières, l’équivalent de la cadre de santé française. « Aider mes infirmières à devenir professionnelles, c’était aussi tenter de redonner de la noblesse au métier, car cette noblesse se perd un peu de nos jours, glisse-t-elle. Le besoin d’aider était au centre de la motivation de mon temps. Aujourd’hui, les jeunes filles embrassent cette profession surtout car elles savent que leur formation leur fournira un job assuré. » La formation des plus jeunes, c’est aussi ce qui lui a permis de revenir à ce qui lui a fait choisir ce métier : la relation avec le patient, une « priorité à transmettre ». Toujours active, on retrouve aussi désormais Veronica sur d’autres terrains. Cinq jours par mois, elle emprunte les routes de l’Inde rurale en travaillant pour la fondation Impact India, soutenue par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Unicef. « Aider les gens à comprendre comment prendre soin de leur santé, leur apprendre l’hygiène ou encore leur faire comprendre l’importance de consulter des médecins rapidement en fonction de certains signaux d’alarme : c’est aussi cela, le métier d’infirmière, en amont de l’hospitalisation », conclut l’infatigable infirmière, qui n’a jamais renié la promesse de ses sept ans.

Deux voies de formation

Le General Nursing & Midwifery (soins infirmiers et obstétricaux) est un diplôme reconnu par le Conseil indien des infirmiers. La formation, qui dure trois ans et demi, est composée davantage d’apprentissages pratiques que théoriques. L’autre voie d’accès au métier est le Bachelor of Science in Nursing qui, sur quatre ans, fait la part belle à la théorie. Mais, estime Veronica, « les infirmières qui sortent de cette formation ne savent pas faire grand-chose ». Toutefois, « ces deux cursus sont de bonne qualité, ajoute-t-elle. Il n’est plus nécessaire d’aller à l’étranger pour suivre une bonne formation ». Une fois diplômées, les infirmières doivent s’enregistrer à chaque fois qu’elles changent d’État - à travers l’Inde - pour valider leur autorisation de travail. Cependant, aujourd’hui encore, il n’est pas rare que deux ou trois ans après leur diplôme, les infirmières indiennes partent exercer à l’étranger. « Elles sont beaucoup mieux payées ailleurs, explique Veronica. En Inde, rien n’est très bien payé. Et la plupart du temps, elles ont emprunté pour financer leurs études. » Un véritable problème pour le système de santé local.