Faut-il craindre les ordinateurs ? - L'Infirmière Libérale Magazine n° 354 du 01/01/2019 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 354 du 01/01/2019

 

INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

DOSSIER

Adrien Renaud  

Il est devenu difficile de parler du futur de la santé sans prononcer les mots « intelligence artificielle » (IA). Omniprésente dans les discours, cette technologie est pourtant, à ce jour, à peine visible dans le quotidien des soignants. Ce qui nourrit chez eux autant d’espoirs que de craintes : l’IA va-t-elle faciliter la vie des blouses blanches ou bien va-t-elle les asservir ?

Deux cent trente-cinq pages : c’est la taille du rapport sur l’IA rédigé en mars dernier, à la demande du Premier ministre, par le député LREM et mathématicien star Cédric Villani. Sur ces deux cent trente-cinq pages, vingt concernent exclusivement « la santé à l’heure de l’IA », titre de l’un des chapitres de l’épais document. Mais on y chercherait en vain le mot « infirmière ». Il ne s’y trouve pas. Car il faut bien se rendre à l’évidence : si la révolution algorithmique est en cours, elle est pour l’instant l’apanage des médecins, des chercheurs et des informaticiens.

Est-ce parce que les professions paramédicales ne sont pas concernées par les changements en cours ? On pourrait le croire. « Les récentes avancées de l’IA laissent à penser que les professions médicales les plus impactées seront les spécialités fondées sur l’analyse de signaux et d’imagerie médicale (radiologie, dermatologie…) », indique le rapport Villani. « En revanche, les compétences d’orientation, de coordination, d’explication et d’accompagnement du patient se révéleront probablement plus résilientes », est-il ajouté. En d’autres termes, le manipulateur radio a aujourd’hui plus de raisons de s’inquiéter pour l’avenir de sa profession que l’infirmière libérale.

Vers l’infirmière augmentée

Ce qui ne veut pas dire que cette dernière ne va pas du tout voir son quotidien modifié par les machines. Au contraire, certaines voix lui prédisent un avenir radieux sous le signe des algorithmes. « L’IA va aider les infirmières à faire leur travail », prédit le Pr Bernard Nordlinger, chirurgien à l’hôpital Ambroise-Paré (AP-HP), qui a récemment coordonné avec Cédric Villani un ouvrage sur l’apport de l’IA à la santé(1). « Mais de la même manière qu’on ne va pas vers des médecins automatiques, on ne va pas vers des infirmières automatiques. On va vers des infirmières et des médecins éclairés, augmentés », poursuit-il.

Plus précisément, ce PU-PH estime que des programmes d’information pourraient être capables d’expliquer de manière automatique à un patient la prise en charge de son diabète et l’administration de son insuline, ce qui permettrait à l’infirmière de « gagner du temps ». Il cite également le cas des urgences, où des programmes peuvent permettre, selon lui, d’envisager de mieux gérer le flux des patients qui arrivent, d’améliorer leur évaluation mais aussi de trouver des lits d’aval. « L’idée est de gagner sur le temps passé à s’organiser, pour en passer davantage auprès du patient », résume-t-il.

Cette promesse de gain de temps est confirmée par Jean-Patrick Lajonchère, directeur de l’hôpital Paris-Saint-Joseph, qui aborde la question de l’impact de l’IA sur l’évolution des métiers dans le chapitre conclusif du livre coordonné par Bernard Nordlinger et Cédric Villani. « La numérisation va permettre d’éviter ce qui est parfois ressenti comme du travail administratif par les infirmières », assure-t-il. « L’IA pourra également permettre d’apporter une aide à la prise de décision en créant des alertes, en faisant des calculs qui mobilisent aujourd’hui le cerveau des infirmières alors qu’elles en ont besoin pour autre chose quand elles sont au lit du malade. »

Intelligence artificielle ou technologies intelligentes ?

Malheureusement, il reste difficile de se faire une idée précise des changements exacts que l’IA va entraîner dans le monde de la santé. « On en est encore au stade de la recherche, comme lorsqu’il y a quelques décennies on nous prédisait que les ordinateurs allaient tout changer », estime Jean-Patrick Lajonchère. Pour savoir à quelle sauce elles vont être mangées, les infirmières en sont donc réduites aux conjectures. Et ces dernières doivent ratisser large, car tous les aspects de la pratique soignante semblent concernés par l’IA… à commencer par l’évolution des traitements.

On constate, en effet, que les études scientifiques comparant la fiabilité de diagnostics effectués par un ordinateur à celle du jugement des médecins se multiplient, et se soldent bien souvent par la défaite de l’être humain. En mai dernier, la revue Annals of Oncology annonçait par exemple qu’une IA avait correctement identifié 95 % des mélanomes dans une collection de 100 images, quand un panel de 58 dermatologues n’en reconnaissait que 87 %. Aux États-Unis, la Food and Drugs Administration (FDA), gendarme de la santé outre-Atlantique, a d’ailleurs au mois d’avril dernier autorisé un dispositif médical reposant sur l’IA, baptisé IDx-DR, qui permet de diagnostiquer la rétinopathie diabétique. C’est la première fois qu’un logiciel est autorisé à poser un diagnostic, sans qu’un médecin interprète lui aussi l’image.

Reste que ces progrès sont à nuancer, car ils peuvent sembler un peu éloignés des préoccupations infirmières. C’est en tout cas l’opinion d’Isabelle Fromentin, infirmière spécialiste des plaies et docteure en sciences qui exerce à l’institut Curie et mène ses activités de recherche à l’université Paris-Est Créteil. « Nous autres, infirmières, sommes moins impliquées dans le diagnostic initial que les médecins, rappelle-t-elle. Ce qui m’intéresse davantage que l’IA, ce sont les technologies intelligentes. » Et l’infirmière chercheuse de se prendre à rêver d’un pansement intelligent qui lui permettrait de déterminer « s’il y a une infection, s’il y a du biofilm ou encore s’il y a certaines protéases en excès. »

Moins d’hôpital, plus de ville ?

Mais au-delà des techniques utilisées par les différentes catégories de soignants, l’IA fait également la promesse de progrès médicaux qui modifieront le type de malades que les infirmières auront à prendre en charge. On peut en effet anticiper que les diagnostics plus précoces et les traitements plus efficaces induits par l’IA diminueront le nombre de patients atteints de pathologies sévères ou avancées. Ce qui ne veut pas dire qu’il y aura moins de travail pour les IDE, du moins si l’on en croit le Dr Laurent Alexandre, urologue, qui s’est fait une spécialité de scruter l’avenir du monde de la santé au fil de ses livres(2) ou de ses tribunes dans la presse(3).

Celui-ci prévoit en effet que les progrès thérapeutiques vont davantage influer sur l’équilibre ville-hôpital que sur le nombre de malades pris en charge. « On ne doit pas imaginer une société sans maladie, ce n’est pas réaliste, notamment parce que la société vieillit, estime-t-il. Mais il est vrai qu’on se dirige vers de moins en moins d’hospitalisations, et de plus en plus de soins à domicile. On aura donc besoin de moins d’infirmières hospitalières et de davantage d’infirmières libérales. » Et si l’on en croit Bernard Nordlinger, l’exercice de ces dernières pourrait être grandement facilité par l’IA. « Elles pourront être aidées dans l’organisation de l’agenda et de leurs tournées, prédit le PU-PH. Elles utilisent d’ailleurs déjà leur smartphone et leur GPS. »

C’est donc au moins autant du côté de l’organisation que de celui de l’innovation technologique que l’IA pourrait changer le quotidien des infirmières. Et tous sont concernés, y compris les encadrants. « Le métier de cadre a été embolisé par la gestion du temps de travail », remarque Mathieu Girier, directeur des ressources humaines (DRH) du centre hospitalier intercommunal de Créteil (Chic) et vice-président de l’Association pour le développement des ressources humaines dans les établissements sanitaires et sociaux (Adrhess). « Demain, l’IA, c’est peut-être la promesse de supprimer ce poids énorme qui pèse sur les cadres pour qu’elles fassent des projets, se focalisent sur la qualité des soins et qu’elles puissent se concentrer sur la plus-value de la personne humaine. »

Remplacer les humains ?

L’IA, loin d’appeler à un remplacement du travail humain par les machines, serait-elle donc une occasion de revaloriser la relation humaine ? C’est ce que semblent penser les spécialistes du sujet. « Est-ce qu’on va avoir des infirmières au chômage ? La réponse est non, estime, catégorique, Bernard Nordlinger. Ce n’est pas un robot qui va aller voir un patient le matin pour l’aider à calmer ses angoisses. » Même analyse chez Jean-Patrick Lajonchère : « S’occuper des malades auprès du lit, avec toute l’empathie nécessaire, cela fait partie des choses qui ne vont pas changer, estime le directeur d’hôpital. La crainte des professionnels de santé qui pensent que l’IA va diminuer le côté humain de leur métier est donc à mon sens infondée. »

Mais que vaudra ce côté humain face aux impératifs budgétaires auxquels sont actuellement confrontés les hôpitaux et les soins de ville, impératifs qui ne sont pas près de s’évaporer du jour au lendemain ? Que se passera-t-il le jour où un chatbot sera capable d’expliquer parfaitement son traitement à un patient diabétique, de répondre à toutes ses questions ? Les tutelles préféreront-elles préserver le fameux « facteur humain », la célèbre « empathie infirmière » ou seront-elles tentées d’économiser les ressources qu’elles allouent au personnel pour les redistribuer vers d’autres priorités, qui ne manqueront pas d’être nombreuses, variées et urgentes ?

Quand on lui pose ces questions, Jean-Patrick Lajonchère se fait moins catégorique. « Si l’on veut avoir un minimum d’honnêteté intellectuelle, on doit reconnaître que nous n’avons pas de garanties », répond-il. C’est pourquoi le directeur d’hôpital conseille aux infirmières de prendre le sujet de l’IA en main. « On récolte toujours ce qu’on sème : chaque profession doit avoir des idées et les proposer aux créateurs d’IA », estime le patron de Saint-Joseph, qui ajoute que les créateurs en question peuvent tout à fait être issus des métiers de la santé. « Si une profession arrive à s’emparer d’un sujet, à le faire sien, elle en fera ce qu’elle veut », estime-t-il. Nouvelle illustration du principe qui veut que la meilleure défense soit… l’attaque.

(1) Bernard Nordlinger et Cédric Villani, Santé et intelligence artificielle, Paris, CNRS Éditions, 2018.

(2) Dernier ouvrage paru : La Guerre des intelligences, Paris, JC Lattès, 2017.

(3) Le Monde, L’Express

ALGORITHME, IA… DE QUOI PARLE-T-ON ?

« Définir l’intelligence artificielle n’est pas chose facile. » Tels sont les premiers mots du rapport sur l’IA remis au Premier ministre par le député mathématicien Cédric Villani au mois de mars dernier. Ce qui n’empêche pas le rapport en question de faire une tentative de définition.

« L’intelligence artificielle désigne (…) moins un champ de recherches bien défini qu’un programme, fondé autour d’un objectif ambitieux : comprendre comment fonctionne la cognition humaine et la reproduire ; créer des processus cognitifs comparables à ceux de l’être humain. »

Si l’IA est donc un vaste domaine mettant en œuvre aussi bien les mathématiques et l’informatique que les sciences cognitives, elle peut aussi être vue plus simplement comme une manière différente de réaliser des logiciels pour répondre aux besoins humains. À deux grandes différences près au moins. D’une part, elle se fonde sur des algorithmes (c’est-à-dire des règles de fonctionnement) d’une plus grande complexité que ceux mis en œuvre dans les programmes informatiques traditionnels. Ces algorithmes possèdent notamment la propriété de pouvoir s’améliorer avec le temps. Et d’autre part, l’IA ingurgite des quantités de données plus importantes, ce qui pose des questions éthiques inédites (lire l’encadré p. 20).

ET L’ETHIQUE DANS TOUT ÇA ?

Le développement de l’IA dans le domaine de la santé ne saurait se faire sans une réflexion éthique adaptée, et sans les modifications juridiques qui en découlent. C’est du moins la thèse défendue par David Gruson dans La Machine, le Médecin et Moi, son dernier ouvrage paru aux éditions de L’Observatoire en novembre dernier.

Ancien directeur de CHU, récent copilote d’un rapport pour le Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) sur les enjeux éthiques du numérique, l’auteur met en effet dans ce livre l’accent sur le « risque de marginalisation du corps humain » que l’IA fait peser sur nos sociétés : une part croissante de nos vies se déroulant dans la sphère numérique, notre rapport à notre enveloppe charnelle se modifie, ce qui a des conséquences aussi bien sanitaires que juridiques.

Autre évolution pointée par David Gruson : l’IA se nourrissant de quantités astronomiques de données, elle doit en matière de santé ingurgiter l’ensemble des parcours de soins des patients. Cela lui permet de proposer des solutions inédites, mais concentre aussi des informations personnelles ultrasensibles dans les serveurs de quelques machines.

David Gruson attire donc l’attention sur un double danger. Il estime d’une part qu’un excès de réglementation aurait pour conséquence de « bloquer l’innovation dans notre pays » et d’inciter les patients à « utiliser des solutions efficaces d’IA en santé conçues et autorisées ailleurs ». Mais il met d’autre part en garde contre l’attitude qui consisterait à « passer sous silence les risques éthiques intrinsèques associés au déploiement de l’IA en santé ». Entre les deux, il trace un chemin étroit pour bénéficier des apports de l’IA sans tomber dans ses excès.

TEMOIGNAGE

« J’ai travaillé avec une IA »

Il s’appelle Paro. C’est un adorable bébé phoque au pelage blanc, et son regard est si attendrissant qu’il ferait fondre en quelques secondes le plus endurci des cœurs de pierre. Il tourne la tête quand on l’appelle, peut manifester de la joie, de l’affection, du mécontentement, en fonction du comportement de ceux qui l’entourent. Mais c’est une simple peluche. Enfin, pas si simple que ça : Paro est un robot doté d’IA, et il est utilisé dans les Ehpad pour venir en aide aux soignants.

« On utilise Paro pour des personnes qui ont des angoisses ou des problèmes d’endormissement, ou encore pour faciliter des pansements, des prises de sang, des soins d’hygiène et de confort… », raconte Pauline Chermette, infirmière à l’Ehpad mutualiste « L’Adret » dans la Loire, établissement qui possède un exemplaire de la peluche depuis plus de deux ans. L’IDE explique par exemple que présenter Paro peut permettre à un résident de se détendre et le conduire à accepter un soin qu’il refusait quelques instants plus tôt.

Évaluation scientifique

L’apport de Paro dans les diverses situations de soins a d’ailleurs été évalué scientifiquement. De septembre 2016 à février 2018, dans les Ehpad de la Mutualité française de Loire et de Haute-Loire, des scientifiques (sociologues, psychologues, etc.) ont observé la manière dont les résidents atteints de troubles cognitifs réagissaient à l’introduction de cet outil. Et les résultats ont été paradoxaux.

D’un côté, les chercheurs ont noté que l’appareil s’est révélé un bon allié des soignants, permettant dans certaines situations de « canaliser la crise », de « consoler, déclencher la parole », de faire en sorte que « des souvenirs resurgissent »…

De l’autre, ils ont remarqué que certains professionnels se sont parfois sentis « dépossédés d’une part centrale de leur activité : la relation au soigné ».

Un (simple ?) outil

Pauline Chermette ne se reconnaît toutefois pas dans ce dernier constat. « Le robot ne prend pas du tout notre place, et le soignant est toujours présent, affirme-t-elle. Paro est un outil, un plus qu’on apporte. » Pour elle, le bébé phoque est « une médiation, au même titre que les thérapeutiques non médicamenteuses, par exemple ».

Les blouses blanches oscillent donc entre espoir, inquiétude et réalisme face à Paro. Et l’ascenseur émotionnel n’est pas près de s’arrêter. Bien qu’il fasse figure de bijou technologique, le bébé phoque n’est en effet qu’un objet rudimentaire en comparaison des appareils qui peupleront le quotidien des soignants dans les prochaines années. Ses prouesses pourraient bien dans peu de temps nous sembler un jeu d’enfant.

LA DONNÉE, PRINCIPALE NOURRITURE DE L’IA

Certains mangent des céréales au petit déjeuner. L’IA, elle, consomme des données. Beaucoup de données. C’est ce qui fait tout son pouvoir. En analysant des multitudes et des multitudes de clichés de fond d’œil, par exemple, la machine peut détecter des similitudes chez ceux qui correspondent à des patients souffrant de rétinopathie diabétique. Une fois suffisamment entraîné avec des résultats d’examens pour lesquels il connaît le diagnostic, l’algorithme devient capable d’établir si un fond d’œil appartient à une personne saine ou malade.

On le voit, la clé se trouve dans la quantité de données que la machine aura été capable d’ingurgiter afin d’affiner sa prise de décision. Et c’est là que l’infirmière entre en jeu. Car le fond d’œil n’est qu’un exemple. L’IA travaille aussi à partir de prises de constantes (tension artérielle, température…), de données biographiques (âge, sexe, etc.) et, même, grâce à des technologies de traitement automatique du langage (TAL), de textes libres tels que les observations, les transmissions… Autant de données qui sont bien souvent enregistrées par les IDE, en ville comme à l’hôpital.

La qualité des décisions prises par les IA pourrait donc bien dépendre de celle des données saisies par les soignants au cours de la prise en charge de leurs patients. Voilà une responsabilité de plus qui pèse sur leurs épaules…