L’œil poétique de l’Idel sur la banlieue - L'Infirmière Libérale Magazine n° 354 du 01/01/2019 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 354 du 01/01/2019

 

PHOTOGRAPHIE

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

Géraldine Langlois  

Aurélia Boucher, 35 ans, travaille au Val Fourré, quartier prioritaire de Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines. Un quartier où elle se sent bien mais où elle déplore une sorte d’abandon politique et social. Au fil de sa tournée, elle prend des photos, entre béton et verdure, pour changer le regard et, au-delà, les mentalités, sur ce quartier de « banlieue » avant tout populaire auquel elle est attachée.

Un rayon de soleil qui joue dans les graminées en avant-plan du collège, la brume à l’aube au-dessus d’un terrain de basket, un chat caché dans les herbes folles devant une série de poubelles collectives, les lignes graphiques d’une tour dans un contre-jour cru… les photos qu’Aurélia Boucher, infirmière libérale, prend dans le quartier où elle travaille associent généralement des éléments urbains et naturels. Deux dimensions qui ne se conjuguent pas forcément dans un quartier prioritaire mais dont le rapprochement saute pourtant aux yeux d’Aurélia quand elle effectue sa tournée au Val Fourré, quartier dit « sensible » de Mantes-la-Jolie (Yvelines). « Je ne connais aucune autre cité qui réunisse à la fois des tours, des barres d’immeuble, des zones pavillonnaires mais aussi des étangs et des forêts… », souligne-t-elle, sensible à la moindre parcelle de nature.

Nature urbaine

Après avoir travaillé sept ans - dont six de nuit - à l’hôpital à Paris, elle exerce en libéral dans ce quartier depuis 2012. Un quartier qu’elle connaît bien : « J’ai grandi tout près d’ici, raconte-t-elle. Ado, j’ai fréquenté un nouveau collège qui privilégiait la mixité sociale et où allaient une partie des enfants du Val Fourré. J’étais amie avec certains d’entre eux, j’allais chez eux… » Elle croise désormais d’anciens camarades dans le quartier, en soigne ou soigne les parents de certains d’entre eux. Quand sa mère, infirmière libérale, lui a proposé de rejoindre son cabinet du Val Fourré alors qu’elle voulait quitter le monde hospitalier, elle n’a pas hésité. Ni la « réputation » du quartier ni le fait qu’il concentre des personnes aux situations sociales difficiles n’ont pesé face à sa connaissance de l’endroit. La suite n’a pas démenti cet élan puisqu’elle relève peu de spécificités liées à son exercice dans un quartier « prioritaire » et ne ressent « aucune appréhension ». Si la tension monte parfois d’un cran, c’est essentiellement la nuit. « Identifiée et identifiable », l’infirmière se rend « partout dans ce quartier, à n’importe quel moment entre 6 h du matin et 20 h, indique-t-elle. Il n’y a pas d’éclairage public partout mais ma plus grande crainte c’est de ne pas voir quelqu’un traverser devant ma voiture. » Dans les immeubles non plus, « la lumière ne fonctionne pas toujours dans les cages d’escalier ». Elle croise souvent des cafards et parfois des rats lui passent entre les jambes… Mais elle s’en accommode parce qu’elle aime ce quartier et surtout ses patients qui y vivent : « J’ai été acceptée sans souci », observe-t-elle.

Luxe d’autrefois

Ce n’est pas pour leur beauté intrinsèque qu’elle photographie les immeubles hauts ou longs du Val Fourré. Les constructions peu qualitatives des années 1960-1970 font désormais peu rêver. Même si la rénovation urbaine est passée par là, certains immeubles n’ont jamais été rénovés. Mais Aurélia Boucher est sensible à ce que toutes ces constructions et cet assemblage urbain représentent et ont représenté en matière de modernité et de mixité sociale. « Mon grand-père m’a raconté quand j’étais ado que lorsque le quartier a commencé à être construit, avec des appartements qui avaient tous des toilettes et une salle de bain, c’était considéré comme un luxe » se souvient-elle. Une partie importante des habitants qui y ont emménagé alors étaient des familles immigrées « de la première génération », venues pour reconstruire la France, après la guerre d’Algérie. « Ce sont majoritairement les personnes que je soigne actuellement. Elles me racontent énormément l’histoire du quartier… » Un quartier où très peu de professionnels, hormis les infirmières libérales, se rendent encore. « J’ai pris peu à peu conscience de ce contraste, ajoute-t-elle. Que s’est-il passé en trente ans, pour qu’on passe du luxe et de la mixité sociale à cette forme d’abandon ? La réponse est politique. » La sienne passe par le fait de photographier ces espaces habités où le végétal se mêle au minéral.

« J’ai commencé à photographier le quartier en 2016, raconte-t-elle. Des amis m’ont offert un cours d’initiation à la photo et j’ai réalisé qu’on pouvait voir les choses autrement. » Au début, elle a pris des photos pour elle. Pour capturer des instants, des images, des lieux de son quotidien professionnel sous un angle ou des lumières particuliers. Puis elle a eu envie de s’en servir pour montrer le quartier à ses amis qui ne le connaissaient que par ce qu’en disent les médias et qui ne correspond pas à ce qu’elle y vit. « C’est un des derniers quartiers populaires, apprécie-t-elle, où les gens maintiennent une solidarité que je ne retrouve nulle part ailleurs, malgré la misère, le chômage. Et pourtant il se désertifie. Les jeunes ne veulent pas y habiter. Et ceux qui restent trouvent qu’il n’y a plus autant de liens entre les habitants. »

Solidarité populaire

Photographe amateur du quotidien dans un quartier délaissé et mal-aimé, Aurélia Boucher prend ses photos, modestement, sur son iPhone 5S. « Je ne m’impose pas de rythme, remarque-t-elle aussi. Parfois je cours tellement que je n’ai pas le temps de m’arrêter prendre une photo. Les autres jours, si je vois quelque chose qui me plaît, je m’arrête. » Une toile d’araignée dessinée par la rosée et la lumière d’un réverbère, un cactus géant devant une porte rouge vif, des cuvettes de toilettes abandonnées sous la pluie au bas d’un immeuble, la rive du lac recouverte de fleurs ou de neige, une file indienne de canards traversant la route ou des coquelicots sur une friche… Et quand l’inspiration lui permet d’y associer un titre évocateur, lié à un film, un fait de société ou un morceau de rap, elle publie ses images sur les réseaux sociaux. Instagram pour le fun et l’aspect graphique, Facebook pour la proximité avec les habitants. La goutte suspendue d’une montgolfière dans le ciel entre une tour aux couleurs saturées et un lampadaire s’intitule « Las Vega parano » en référence à la tour Vega. Le coucher de soleil rose au-dessus de la mosquée et de son palmier incongru en Île-de-France est baptisé « Mille et une nuits ». Deux pigeons observant la rue figurent « Les RG du Val Fourré ». Le reflet d’une barre de logements et des arbres sur la carrosserie briquée d’une Mercedes est titré « Benz benz benz ». Le stade de foot éclairé dans la nuit vu du quinzième étage devient « Gotham city ». « J’ai pris cette photo un soir, de chez un patient. Quand cela m’arrive, cela fait sourire les patients, on parle d’autre chose que de la maladie. »

En 2017, elle a exposé une trentaine de ses photos au centre culturel Georges Brassens de Mantes, aujourd’hui fermé, dans le cadre d’un festival. « Comme ce lieu était à mi-chemin entre le Val Fourré et le centre-ville, des gens des deux côtés de la ville sont venus », les uns venant voir leur espace de vie sous un autre angle, les autres découvrant un endroit qu’ils connaissaient mal. Pour l’occasion, elle s’est documentée sur l’histoire du quartier, a recueilli des témoignages d’habitants mais aussi de sa famille, qui a vu le quartier se construire. Elle a approfondi sa connaissance de l’histoire du quartier.

Habitants et témoins

Pour le moment, elle n’a pas photographié d’habitants. Par respect, explique-t-elle, pour ne pas « voler » leur image, et aussi parce qu’elle n’avait jusque-là pas de « bonne raison » de le faire. Mais depuis qu’elle fait partie de l’association de valorisation du patrimoine Label Histoire Mantes-Val Fourré, elle peaufine justement un nouveau projet photographique. Il serait axé cette fois sur la première génération d’habitants du quartier, « ce qu’elle est aujourd’hui, ce que son histoire raconte de l’histoire de la France et, de ce fait, de la nôtre, aussi. Ce sont des gens qui sont tellement fiers de ce qu’ils ont apporté à ce pays ! »

Avec le temps, les images d’Aurélia Boucher prennent la forme d’un témoignage sur un espace urbain en constante évolution et expriment sa volonté, politique, de montrer le Val Fourré tel qu’il est, aujourd’hui, loin des… clichés sur les « cités ». Aurélia Boucher saisit en les photographiant les subtilités de la vie qui anime celle de Mantes où elle effectue ses tournées, au-delà des murs de béton et au milieu des arbres. Pour combien de temps encore et dans quelles conditions ? Pour l’infirmière, le projet Grand Paris Seine Ouest (GPSO) risque en effet de modifier considérablement le quartier du Val Fourré, voire de le faire disparaître. L’arrivée du RER à Mantes prévu à l’horizon 2022-2024 risque fort, selon elle, d’accroître la fracture sociale entre le centre-ville, qui pourra se gentrifier, et les quartiers périphériques populaires comme celui-ci, auquel elle est viscéralement attachée.