L'infirmière Libérale Magazine n° 356 du 01/03/2019

 

AUTONOMIE

DOSSIER

Géraldine Langlois  

La fin de la toute-puissance des « sachants » sur les patients « objets de soins » semble approcher. Jean-Marc Aubert, auteur d’un rapport sur le système de santé*, préconise de tenir compte de leur satisfaction dans les modes de financement des établissements. Comme le résume Marianick Lambert, de France Assos Santé, « on soigne mieux le patient quand on le soigne avec lui ».

« La révolution du XXIe siècle, ce n’est pas le numérique, c’est la “découverte” du patient, martèle Gérard Raymond, président de la Fédération française des diabétiques (FFD). Jusqu’à maintenant, ils se taisaient, mais à présent, ils parlent, ils réclament… » Et demandent - voire exigent - d’être écoutés et pris en compte. Ce n’est pas un raz de marée, plutôt une lame de fond. Internet a indéniablement favorisé ce mouvement, en facilitant l’accès des usagers du système de santé à l’information sur les pathologies, les traitements et les structures de soins. « Cela peut sembler désagréable, car les patients en tirent parfois des interprétations erronées, mais les professionnels de santé peuvent se saisir de cette occasion, non pas pour rejeter cette pratique, mais pour faire comprendre », souligne Marianick Lambert, membre du bureau de France Assos Santé (ex-CISS), la fédération des associations de patients, très active pour la reconnaissance du patient comme acteur de santé. Les patients téléchargent aussi nombre d’applis santé : carnet de santé intelligent, recueil de données en préparation de consultations médicales de plus en plus courtes… Mais outre le référentiel de 101 bonnes pratiques publié en 2016 par la Haute Autorité de santé (HAS), destiné aux éditeurs d’applications, il n’existe pas vraiment de label permettant de séparer le bon grain de l’ivraie en la matière.

Plaidoyers

Internet permet aussi aux malades atteints d’une pathologie de se rapprocher et d’échanger autrement que via les associations locales et nationales. L’exemple de Renaloo, une association de personnes souffrant d’insuffisance rénale née de manière informelle à partir d’un blog il y a une quinzaine d’années, illustre ce mouvement. « Nos membres forment une communauté active avant tout sur le Web et les réseaux sociaux », explique Magali Léo, responsable du plaidoyer à Renaloo. Le ton de son plaidoyer s’en ressent : Renaloo monte au front sans hésiter « sur des thèmes forts, parfois polémiques », ajoute-t-elle. Par exemple sur les modes de financement qui favorisent la dialyse en centre lourd, même pour des personnes éligibles à la dialyse autonome à domicile… Comme le remarque Marianick Lambert, « les revendications des associations semblent parfois excessives, mais, sur certains sujets, on constate qu’il faut parler fort pour se faire entendre ». C’est ce qu’ont fait des personnes sous Levothyrox pour que la formule non modifiée de leur médicament reste commercialisée.

Quelques étapes antérieures ont jalonné cette tendance. Le début de l’épidémie de sida est souvent fixé comme point de départ. « Malades et médecins ont découvert cette maladie en même temps », rappelle Catherine Tourette-Turgis, psychopédagogue, fondatrice et directrice de l’Université des patients-Sorbonne. « Ils ont suivi de très près les progrès de la connaissance sur cette maladie, y ont contribué activement et fait le maximum pour l’accélérer. Ils ont construit une expertise et se sont rendu incontournables pour tout ce qui concerne la prévention, les traitements, la recherche et les droits des malades, malgré les fortes résistances du monde médical et des pouvoirs publics de l’époque », ajoute-t-elle. Sur leurs pas, les personnes concernées par d’autres pathologies, surtout chroniques, ont voulu et continuent de vouloir faire entendre leur voix : les diabétiques, les insuffisants rénaux, les malades du cancer…

Partager la décision

La loi du 4 mars 2002 sur les droits des patients constitue un autre jalon de cet « empowerment » (« empouvoirisation » ou « capacitation ») des patients. On parle depuis de « droit à l’information », de « décision partagée », de « consentement éclairé ». Un vrai bouleversement… théorique, car dans les esprits, « on est encore loin de la décision médicale partagée », souligne Marianick Lambert. Les professionnels de santé les plus jeunes en ont tout de même entendu parler, et les associations ou groupes de patients organisent des états généraux et développent leur plaidoyer. Certains réclament ouvertement le passage à l’étape suivante de la démocratie sanitaire. « Il faut cesser de penser pour les patients, c’est insupportable, insiste Marianick Lambert. Tout est construit officiellement avec “le patient au cœur du système”, mais on parle pour le patient, sans le consulter en amont, alors qu’il faut le consulter pour tout ce qui le concerne ! » Le plaidoyer de Renaloo, comme la FFD et d’autres, milite en faveur de la décision médicale. « Individuellement, il faut former chaque patient à sa maladie et former les professionnels de santé à mieux écouter et comprendre ce qu’est la vie des patients, ce qui dépasse largement la prescription, estime Gérard Raymond. Le patient en sait parfois presque autant qu’eux. Cela transforme la relation soignant-soigné, et nous pensons qu’il faut en faire une relation gagnant-gagnant, en regagnant la confiance », par une posture plus empathique des soignants notamment et la prise en compte effective de la vie quotidienne des patients. Et le président de la FFD d’espérer que la prochaine loi santé modifiera les études en santé dans ce sens.

La clé de l’éducation thérapeutique

L’éducation thérapeutique (ETP) constitue, selon la représentante de France Assos Santé, une « grande voie d’avancement de la place des patients ». Pour les diabétiques, « elle est encore très hospitalo-centrée », souligne Gérard Raymond. Comme la FFD, des associations de malades chroniques demandent que les programmes d’ETP soient beaucoup plus en phase avec la « vraie vie » des patients et donc co-conçus avec eux. Le but : qu’ils puissent réellement mettre en œuvre les préconisations au quotidien et améliorent leur santé et leur qualité de vie… « Les malades chroniques le savent : l’observance du traitement est bien meilleure quand on associe le patient, rappelle Marianick Lambert. Mais la co-construction dans ce domaine, si elle s’améliore, n’est pas encore naturelle. » Le président de la FFD souligne d’ailleurs que les patients diabétiques auraient besoin d’un accompagnement dans la durée, qui s’adapte à leurs changements de vie, plutôt que d’un simple « stage » d’ETP de quelques jours. Vivre avec le diabète, « ce n’est pas comme le vélo, qui s’apprend une fois pour toute », résume-t-il. Cet accompagnement pourrait d’ailleurs être réalisé, en totalité ou en partie, par des personnes concernées, les « patients experts », sur le modèle des « pairs aidants » en psychiatrie. Une voie d’avenir pour de nombreux acteurs associatifs. Concernés par la maladie, « ce ne sont pas des professionnels de santé ni des auxiliaires de soins, mais des personnes formées », explique le président de la FFD, pour qui « être diabétique est un métier ». La FFD en forme une trentaine par an, qui animent des sessions de six à huit séances organisées par l’association sur la vie quotidienne avec le diabète. « L’enjeu, selon Gérard Raymond, est que ce type d’initiative s’inscrive dans un véritable parcours de santé, validé par les professionnels de santé, et que ces patients experts fassent partie d’équipes pluridisciplinaires. »

Former des patients experts

Des universités ont intégré des patients dans certaines formations universitaires (DU) en ETP. Mais l’Université des patients-Sorbonne, créée à Paris en 2009 par Catherine Tourette-Turgis, va plus loin. Elle propose des cursus de formation aux patients et ex-patients qui souhaitent s’engager dans l’accompagnement des malades : des DU en ETP, en accompagnement de parcours du patient en cancérologie et en démocratie sanitaire pour les représentants des usagers, un master 2 d’ETP et une masterclass sur le plaidoyer de la démocratie en santé. Des formations dont la cinquantaine de places est occupée en totalité ou en partie par des patients, et qui attirent le double de candidats. Pour les patients qui les suivent, ces cursus visent à « transformer leur expérience en expertise », explique Catherine Tourette-Turgis. La formation ouvre pour certains diplômés des perspectives professionnelles dans l’ETP, l’accompagnement des patients en cancérologie ou l’enseignement en institut de soins infirmiers ou en faculté de médecine. Mais la question de leur statut reste en suspens : l’Université des patients et l’Institut Montaigne exercent un lobbying en ce sens auprès du ministère du Travail et de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), indique Catherine Tourette-Turgis. Autre point sensible : la légitimité des patients à représenter leurs pairs. Pour France Assos Santé ou la FFD, les patients experts devraient être affiliés à des associations agréées pour éviter les « électrons libres qui ne représentent qu’eux-mêmes ».

Précieuse expérience personnelle

La prise en compte de l’expérience des patients passe aussi par le recueil beaucoup plus systématique des données issues de leurs observations. Dans une tribune publiée le 7 janvier 2019 dans Libération (1), deux chercheurs et un médecin ont appelé à une collaboration plus intense entre patients et monde médical, comme cela a été le cas pour le sida. Ils plaident pour le développement des « résultats rapportés par les patients » (patient recorded outcomes). Cette pratique consiste à transmettre aux professionnels de santé les données relevées par les patients sur leur état de santé afin qu’ils ajustent leur traitement ou enrichissent la recherche. Selon les auteurs, associer de cette façon les patients à leur prise en charge aurait pour effet de les apaiser, mais aussi de prolonger leur survie de 20 %. « La France est très en retard dans ce domaine, constatent-ils, alors qu’aux États-Unis, il existe depuis dix ans une grille d’évaluation des toxicités, adaptée à l’autoremplissage par les patients. » Ils réclament que des outils de ce type soient mis en place et que les experts scientifiques sortent de « la tour d’ivoire qui convenait à certains ». Une vraie révolution qu’ils estiment inéluctable.

Des associations y sont tout à fait favorables (des entreprises entrevoient d’ailleurs dans ces données un nouveau et profitable marché). Renaloo monte ainsi un projet de plateforme baptisé « Moi patient » qui « vise à favoriser l’intégration des malades à la recherche participative sur les maladies rénales, mais aussi d’autres pathologies », souligne Magali Léo. Cette plateforme proposera aux patients de partager leur expérience via des questionnaires conçus « selon une méthodologie rigoureuse » et de manière tout à fait sécurisée. « Un projet très bien accueilli par les membres de Renaloo », indique la responsable du plaidoyer de l’association.

Patients moins patients

Derrière cette démarche réside l’espoir des patients de voir leur expérience de la maladie, quotidienne ou exceptionnelle, intégrée aux pratiques de soins et aux traitements. La route est longue dans ce domaine. « L’amélioration de la qualité de vie des patients est un critère mineur dans les évaluations de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé », souligne Magali Léo.

En aval, les Idels que nous avons sollicitées ressentent peu ce désir d’autonomisation des patients. Parce que ce désir émane surtout des patients atteints de maladies chroniques d’une part, et d’une génération plus jeune qui représente une faible part de leur patientèle d’autre part. Certaines Idels trouvent même leurs patients globalement trop passifs. Mais « les gens se prennent en charge de plus en plus », remarque toutefois Yseult Arlen, Idel membre de l’Association catalane d’infirmières cliniciennes et de consultation (Acicc), qui a élaboré un projet de prise en charge de la douleur à domicile avec un accompagnement thérapeutique.

Un rééquilibrage

Des patients jeunes et des familles de personnes âgées auprès desquels intervient Julien Grizzetti, Idel lui aussi, « se renseignent plus et sont plus au courant, observe-t-il. Des patients diabétiques de 30 ans en savent presque plus que nous ». De plus en plus, certains de ses patients les plus autonomes réalisent eux-mêmes certains gestes (injection d’anticoagulant ou pansement), en lien avec lui, qui reste disponible en cas de doute. Marie-Christine Gourdré, Idel clinicienne et coordinatrice du réseau Astéria à Toulouse, observe aussi que « des patients ont envie de s’impliquer mais ont besoin d’être stimulés et de connaître les tenants et aboutissants » de la prise en charge. « Il leur faut souvent un déclic », ajoute-t-elle : les sessions d’ETP qu’organise ce réseau pour les personnes obèses jouent parfois ce rôle. Plusieurs Idels notent aussi une tendance à une autonomisation un peu « radicale » qui s’exprime par des exigences de « clients » ou de « consommateurs ». Un retour de balancier avant un éventuel rééquilibrage, alors que le patient a longtemps été perçu comme un objet de soin ? Auparavant, « le soignant était maître à bord », se rappelle Natacha Jardin, Idel en Normandie. Ce n’est plus tout à fait le cas. L’infirmière observe en tout cas, chez ses patients, « plus de questionnements. Ils s’intéressent, demandent pourquoi ils ont ceci ou cela, quel est le but des soins, dans combien de temps le traitement va agir… ». Certes, beaucoup s’informent aussi sur Internet… et peinent, faute de connaissances suffisantes, à se construire une opinion bien étayée, constate Natacha Jardin. Comme ses collègues, elle les aide à « faire le tri ». Julien Grizzetti le confirme : « On continue de nous faire confiance. »

* Le rapport “Réforme des modes de financement et de régulation” s’inscrit dans le cadre de la stratégie de transformation du système de santé (consulter le lien bit.ly/2SiwTXQ).

(1) Alain Trautmann, Raouf Ghozzi et Lydie Trautmann, « Du sida à la maladie de Lyme, patients et médecins peuvent travailler ensemble », Libération du 7 janvier 2019 (consulter le lien bit.ly/donneespatients)

Marianick Lambert, membre du bureau de France Assos Santé

« Les infirmières libérales sont le rouage essentiel »

« Les Idels sont le rouage essentiel pour aider le patient à devenir acteur de sa santé. Elles sont au quotidien en contact avec de nombreux malades chroniques et des personnes âgées qui n’ont pas, avec elles, les mêmes réticences qu’avec le médecin. Ils osent leur parler, leur faire part de leurs difficultés. Les Idels ont naturellement un contact humain avec les patients, plus que leurs interlocuteurs multiples à l’hôpital ou le médecin, qui impressionne encore beaucoup. C’est d’autant plus vrai dans les réseaux de soins, en cancérologie par exemple. Avec le développement de la télémédecine, l’infirmière devient le pivot central. Il faut lui donner les outils nécessaires et valoriser son rôle dans la surveillance des patients et la proximité, qui n’est pas reconnu. »

UNE PRIORITÉ POUR LA HAUTE AUTORITÉ DE SANTÉ

La Haute Autorité de santé (HAS) a élevé le fait d’encourager et de mieux tenir compte de l’engagement des patients « au rang de priorité pour les cinq prochaines années dans son projet stratégique 2019-2024 », souligne Christian Saout, membre du collège de la HAS. Une démarche qui signe selon lui le passage de la HAS au deuxième niveau de la démocratie sanitaire, en favorisant le « passage du face-à-face à la participation [des usagers, NDLR] et au partenariat » entre eux et les professionnels. Cela passe notamment par la création, au premier semestre 2019, d’un conseil de quatorze personnes pour l’engagement des usagers, composé pour moitié de professionnels et pour moitié d’usagers. Plus de quatre-vingts personnes - certaines affiliées à des associations, d’autres pas - ont répondu à l’appel à candidatures. Ce conseil, qui se réunira environ quatre fois par an, ne donnera pas son avis sur les recommandations de la HAS. « Il aura une fonction de conseil et de ressource sur les sujets qu’il soulèvera ou à propos desquels il sera sollicité », explique Christian Saout. Sa mission sera d’« aiguiller », voire d’« alerter » le collège. La HAS travaillera également cette année sur un projet de recommandations pour favoriser l’engagement des usagers, créera un pôle de compétence interne destiné à aider ses services à « travailler avec les associations et les usagers »et illustrera davantage ses recommandations par les observations des patients.

3 questions à… Anne-Sophie Cases, professeur des universités en sciences de gestion à l’université de Montpellier et membre de sa chaire e-santé

Applis santé : « Le numérique peut enrichir la relation soignant-soigné »

1 Les applications numériques en santé constituent-elles selon vous un outil d’empowerment des patients ? Elles peuvent l’être, mais les travaux ne sont pas clairs aujourd’hui sur les effets positifs ou négatifs de leur utilisation pour la santé. Il faut aussi définir ce que l’on entend par « empowerment » et comprendre comment le patient s’approprie les outils numériques. Donner à un patient un outil pour agir le rend plus autonome, mais cela l’engage-t-il à long terme dans un processus vertueux ? Ce n’est pas évident. Aujourd’hui, on sait si des applis sont téléchargées, mais pas quel usage en est fait. Et les patients zappent entre les applis… Enregistrer seul ses données de santé peut être source d’angoisse, par exemple quand elles montrent quelque chose d’anormal.

2 Quelle place peuvent donc occuper ces applis dans la prise en charge des patients ? Ce ne sont que des outils. La clé de leur réussite, c’est de les intégrer dans le parcours des patients. Si une appli vise à améliorer le soin, il faut que le patient soit accompagné par un acteur de confiance pour s’approprier l’outil et en tirer bénéficie sur le long terme. Sinon, il ne l’utilise pas. Il faut donc aussi travailler sur les « prescripteurs » de ces applications, comme les médecins, les infirmières, les pharmaciens… Or, leur formation initiale n’intègre pas la e-santé. La chaire e-santé de l’université de Montpellier veut y remédier. Le numérique change la relation soignant-soigné. Je fais même l’hypothèse que cela peut l’enrichir.

3 Faut-il un label pour aider les patients à se repérer parmi l’offre pléthorique d’applis santé ? Cela pourrait rassurer de savoir par exemple où et comment sont hébergées les données de santé [que l’on confie à ces applis, NDLR] ou de rendre les données transférables d’une appli à une autre. Encore faut-il que le label soit connuet qu’il n’y en ait pas trop pour ne pas créer de confusion. Mais a priori le patient fera confiance à son médecin. La reconnaissance des applis santé et des objets connectés comme dispositifs médicaux, avec un service médical rendu, constitue un gros enjeu pour les fabricants. Issus plus souvent du monde du numérique que de la santé, ils vont très vite. Or, montrer les bénéfices ou les défauts d’une appli prend du temps. Cette différence de temporalité constitue un frein important.