L'infirmière Libérale Magazine n° 356 du 01/03/2019

 

PHARMACOLOGIE

ACTUALITÉ

Caroline Coq-Chodorge  

Les ruptures de médicaments sont de plus en plus fréquentes. En cause : les tensions sur le marché mondial du médicament, mais aussi la concentration de la production dans les pays d’Asie.

« Les ruptures de médicaments sont un phénomène mondial, qui prend de l’ampleur. C’est un sujet d’interrogations légitime. C’est aussi un domaine où fourmillent beaucoup d’idées reçues et de fausses bonnes solutions », a expliqué Philippe Lamoureux, le directeur général du Leem (les entreprises du médicament), en préambule d’une conférence de presse organisée mardi 19 février. Le syndicat des laboratoires pharmaceutiques a présenté à cette occasion son « plan d’action », qui est aussi une réponse à un récent rapport sénatorial (1) sévère envers les industriels.

Boom des ruptures

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2008, on comptait 44 ruptures ou tensions d’approvisionnement. Leur nombre a bondi à 538 en 2017, selon le Leem qui exploite les chiffres de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Selon un sondage réalisé à la demande du syndicat en 2018, 31 % des Français ont été confrontés à l’indisponibilité d’un médicament au cours des six derniers mois. La durée moyenne des ruptures était en 2017 de quatorze semaines. 21 % de ces ruptures touchent des anti-infectieux généraux (vaccins, antibactériens, antiviraux), 19 % des médicaments du système nerveux (antiépileptiques, antiparkinsoniens, anesthésiques), 14 % des anticancéreux et immunomodulateurs. Beaucoup de ces médicaments sont donc des « médicaments d’intérêt thérapeutique majeur ». À l’Institut Gustave-Roussy de Créteil (Val-de-Marne), le plus grand centre de lutte contre le cancer en Europe, « 69 lignes de médicaments sont quotidiennement en rupture », et « à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, 80 à 90 médicaments sont en “pénurie”, en moyenne », révèle le rapport du Sénat.

Les vaccins sont aussi particulièrement touchés, en raison de la durée des ruptures, en moyenne de 179 jours. Pour le Sénat, ces pénuries viennent « remettre en cause la fragile adhésion de certaines populations à la stratégie vaccinale » et entretiennent « la perte de confiance dans notre système de santé ». Sans compter que ces pénuries peuvent aussi avoir un effet grave sur les patients immunodéprimés : la seule manière de les protéger est de vacciner l’ensemble de leur entourage.

Pour le Sénat, ces ruptures s’expliquent par « la fragilité croissante des chaînes de production pharmaceutiques ». Et cette fragilité tient surtout à « la forte concentration des sites de production, notamment en Asie ». « Dans ce contexte, le décrochage de l’industrie pharmaceutique française et européenne est à l’origine d’une inquiétante perte d’indépendance sanitaire », insiste le Sénat. Qui en appelle d’ailleurs à « l’éthique et à la responsabilité des entreprises pharmaceutiques ».

La mondialisation en cause ?

Le Leem a livré un état des lieux plus nuancé des causes de ruptures, à partir d’une enquête sur 400 signalements. Elles tiennent en premier lieu, selon le syndicat, à la « tension mondiale entre la demande et la capacité de production ». Car la demande explose, rappelle le syndicat, en particulier en Asie : la Chine est devenue le deuxième marché mondial du médicament, en croissance de 6 à 10 % par an. L’empire du Milieu a lancé de grandes campagnes de vaccination qui ont pu occasionner des pénuries : en 2010, 100 millions d’enfants chinois ont été vaccinés contre la rougeole. Autres causes de ruptures : « Les entreprises pharmaceutiques n’échappent pas à la mondialisation et aux phénomènes de concentration qui en découlent », admet le Leem. Autrement dit, certains médicaments ou molécules ne sont fabriqués, au niveau mondial, que dans quelques sites industriels. En ce qui concerne les principes actifs, 80 % sont fabriqués hors de l’Union européenne, principalement en Chine et en Inde. Il y a trente ans, 70 % de ces principes actifs étaient fabriqués en Europe. Le Leem explique ces délocalisations par les « normes environnementales », beaucoup plus élevées en Europe, qui renchérissent les coûts de production. Ce phénomène de délocalisation se poursuit : « Nous sommes inquiets pour les entreprises françaises et européennes de fabrication des principes actifs, elles sont fragiles », reconnaît le directeur général Philippe Lamoureux. Autre argument avancé par le Leem : les prix bas pratiqués en France sur les médicaments exposeraient plus notre pays aux pénuries.

Le Sénat a avancé quelques propositions chocs pour contrer ces pénuries : rendre publiques les ruptures de stock, leur gestion par les industriels et les sanctions qui leur sont infligés ; ou encore créer un programme public de production et distribution de quelques médicaments essentiels concernés par des arrêts de commercialisation. Le Leem balaie ces suggestions et en avance d’autres : « Définir les médicaments d’intérêt sanitaire et stratégique (MISS) pour lesquels des obligations de sécurisation sont renforcées », mais aussi « favoriser la localisation en Europe des sites de production des matières premières actives et des MISS ». Pour Philippe Lamoureux, des « incitations fiscales » sont nécessaires, un point sur lequel il rejoint le Sénat qui évoque de son côté des « exonérations fiscales ».

(1) Rapport d’information de M. Jean-Pierre Decool, fait au nom de la mission d’information sur la pénurie de médicaments et de vaccins, n° 737 (2017-2018), 27 septembre 2018 (consulter le lien bit.ly/2GW9cma).

RUPTURE D’AMOXICILLINE POUR CAUSE DE POLLUTION EN CHINE

L’histoire, surprenante, est racontée par l’Académie de pharmacie dans son rapport sur l’« Indisponibilité des médicaments », paru l’année dernière. En 2018, le monde a traversé une pénurie mondiale d’amoxicilline, conséquence des mesures prises par le gouvernement chinois pour lutter conte la pollution de l’air. Ce dernier a, courant 2017, coupé l’approvisionnement en électricité de grandes zones industrielles, et notamment de l’usine qui fabrique le principe actif de cet antibiotique essentiel. L’académie invite à une prise de conscience « des risques que fait peser la grande dépendance de l’Europe » pour « des pans entiers de notre pharmacopée de base ».

ONCOLOGIE : PERTES DE CHANCES ET DÉCÈS

En oncologie, les tensions ou les ruptures de médicaments peuvent aboutir à « des pertes de chances, des progressions, des effets indésirables, voire des décès », a déclaré sans détour l’Institut national du cancer (Inca) devant le Sénat. Par exemple, pour le lymphome de Hodgkin, un cancer qui touche les sujets jeunes, le médicament de référence, la méchloréthamine, assure un taux de survie de 90 %. En rupture, il est remplacé par un traitement n’affichant lui qu’un taux de survie de 75 %. Le collectif d’associations de patients France Assos Santé a également insisté sur les conséquences en pédiatrie : il existe peu de médicaments adaptés aux enfants, « il arrive alors que l’on cherche en urgence à traiter une maladie au moyen d’un produit dont les effets secondaires chez l’enfant, dont la physiologie est différente de l’adulte, n’ont pas été étudiés ».