L’anorexie mentale fait partie des troubles du comportement alimentaire. Fréquente, elle témoigne d’une grande souffrance et est associée à unemorbi-mortalité importante et à des conséquences sociales graves (isolement, déscolarisation, perte d’emploi). Les soignants libéraux peuvent intervenir dans le repérage, l’orientation et l’accompagnement des malades et de leur famille.
L’anorexie mentale (AM) est un trouble du comportement alimentaire (TCA) qui se caractérise par un refus de s’alimenter, la peur de prendre du poids, une distorsion de l’image du corps (le malade se voit « gros ») et une hyperactivité physique souvent associée à un hyperinvestissement intellectuel. Elle est sous-tendue par une insécurité intérieure. « C’est une maladie psychosomatique qui s’exprime à la fois sur un versant psychique (pathologie psychiatrique), médical (complications somatiques) et social (risque de désinsertion sociale), et dont les complications peuvent, dans les cas les plus sévères, engager le pronostic vital », explique le Pr Vincent Dodin, psychiatre, chef de service de la clinique médico-psychologique de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Lille. À partir de ce socle commun, l’AM peut s’exprimer par des comportements soit strictement restrictifs, soit mixtes, associant à la restriction alimentaire des crises de boulimie accompagnées de comportements purgatifs (vomissements, usage excessif de laxatifs).
« Contrairement à ce qui se passe pour le commun des individus, le patient anorexique est dans l’incapacité de mettre en harmonie son corps (ses exigences et ses appétits), sa tête (siège de la pensée raisonnée) et son cœur (siège de la vie affective et des émotions) », explique le Dr Xavier Pommereau, psychiatre, chef du pôle aquitain de l’adolescent au CHU de Bordeaux. Il en résulte une insécurité intérieure qui va trouver sa résolution dans un comportement adaptatif de contrôle et de restriction alimentaire, calorique et pondérale.
« Par ce comportement, le sujet anorexique se met à l’abri des émotions qu’il est dans l’incapacité de gérer et des frustrations angoissantes qui ajoutent à l’inquiétude de se projeter dans l’avenir en tant qu’adulte sexué contraint de faire face à ses responsabilités d’homme ou de femme, de mère ou de père, dans une société où il faut satisfaire aux injonctions de réussir sa carrière, de concilier sa vie de famille et sa vie professionnelle et d’être, en résumé, une femme ou un homme accompli, “à la hauteur” des attentes de ses parents », précise le Pr Dodin. D’emblée, cette attitude consistant à affamer son corps pour chasser ses émotions produit un réel soulagement.
« Cette dimension addictive de l’anorexie s’explique par l’action du jeûne prolongé sur le cerveau, poursuit le Pr Dodin. Comme la cocaïne ou les amphétamines, le jeûne agit comme un puissant stimulant et va avoir un impact sur le fonctionnement du cerveau en procurant des sensations d’euphorie et l’impression d’être intellectuellement plus percutant, physiquement plus endurant et d’avoir des perceptions sensorielles exacerbées. » C’est ce qui explique qu’au début de l’AM, les patients ont, comme les toxicomanes, un sentiment de bien-être, de puissance et de maîtrise totale de la situation. « Plus je maigrissais, plus j’étais contente et plus je me sentais puissante », explique Barbara Leblanc, ancienne anorexique, auteure de l’ouvrage Anorexie, 10 ans de chaos (voir la partie « Savoir plus » p. 47). Cette « lune de miel » est à l’origine du déni de la maladie, car les patient(e)s comme les parents sont aveuglés par ces signes trompeurs d’équilibre, de gaieté, d’assurance, d’intégration et de bien-être général. Mais très vite, cette stratégie adaptative est dépassée, et le malaise revient, en même temps que s’installent une dépendance au contrôle, au manque, et un véritable cycle infernal(1).
En l’absence de cause déterminante, l’hypothèse consensuelle fonde que l’origine de l’AM est multifactorielle et qu’elle associe de manière variable des facteurs personnels de vulnérabilité psychologique (psychotraumatismes, maltraitance, difficultés périnatales…), des facteurs biologiques (hyperfonctionnement du système sérotoninergique), des facteurs génétiques et des facteurs environnementaux (interaction précoce de l’enfant à son environnement), familiaux (secrets de famille) et socioculturels (importance de l’image du corps). Des études de cohorte ont permis d’identifier des gènes associés à des comportements compulsifs ou à des troubles psychiatriques souvent observés chez les patients anorexiques, mais aucun prédisposant spécifiquement à cette maladie(2). « En revanche, il se pourrait qu’en présence de certains facteurs environnementaux, des séquences du génome s’inhibent tandis que d’autres s’expriment, qui précipitent, déclenchent ou entretiennent l’AM, explique le Pr Dodin. Cette dimension épigénétique prend une place de plus en plus importante dans la compréhension de l’anorexie et fait actuellement l’objet de nombreuses recherches. »
Sur les 600 000 personnes atteintes de TCA, 40 000 présentent une AM, dont 90 % sont des jeunes filles ou des femmes. L’AM se révèle généralement pendant la puberté, période clé de l’autonomisation sociale et de la sexualisation, durant laquelle les individus sont focalisés sur l’image du corps et l’image de soi(2). L’adolescence (12/14 ans) et le début de l’âge adulte (18/20 ans) constituent des pics historiques d’apparition des troubles(3). Toutefois, les formes prépubertaires (9-11 ans) et les formes tardives (post-partum, post-ménopause, autour de 40-50 ans chez les hommes) ont tendance à augmenter(4). Il s’agit de la maladie psychiatrique qui entraîne le taux de mortalité le plus élevé : jusqu’à 10 % par an dans les études comportant un suivi de plus de dix ans(5). La mortalité est imputable à des complications somatiques (le plus souvent cardiaques) dans plus de la moitié des cas, à un suicide dans 27 % des cas et à d’autres causes dans 19 % des cas(2). L’AM masculine est globalement plus grave et souvent en lien avec une problématique liée à l’orientation sexuelle(4). Elle est plus complexe à traiter, avec un risque de décès plus important.
À l’adolescence, l’AM peut durer de six mois à deux ans et prendre fin sans séquelles, mais le plus souvent, la maladie dure entre trois et cinq ans (AM de bon pronostic)(4). Certaines patientes, à l’instar de Barbara Leblanc, n’en guérissent qu’après dix ans de combat, tandis que d’autres conservent des troubles a minima qui vont persister toute leur vie. Il existe également des formes chroniques très handicapantes sur le plan social, affectif et professionnel. Sur l’ensemble des malades, 30 à 50 % guérissent, 20 à 30 % évoluent vers une rémission partielle avec des symptômes (contrôle pondéral et calorique) limités qui ne les empêchent pas de vivre, de fonder une famille et d’avoir une vie professionnelle, entre 20 et 30 % restent très handicapés et 5 à 10 % décèdent(2, 4). L’AM évolue fréquemment vers des comportements boulimiques. On estime qu’entre un tiers et la moitié des patientes passent d’une phase restrictive au moment de l’adolescence à une phase d’alternance avec des crises de boulimie suivies de vomissements aux alentours de 18 ans(2). Si les raisons de cette évolution ne sont pas connues, la bascule dans la boulimie constitue un facteur de mauvais pronostic de l’AM(4). Un diagnostic précoce et une prise en charge adaptée des troubles semblent favoriser le pronostic en diminuant le risque de chronicité et de complications somatiques.
En présence de comportements évocateurs (régimes injustifiés par exemple) et de signes d’alerte (perte de poids spectaculaire…) (voir la partie « Savoir faire », p. 42), la confirmation du diagnostic d’AM repose sur l’observation clinique, l’interrogatoire et la concordance des informations recueillies avec les critères de la classification DSM-V(6), qui constitue aujourd’hui la référence internationale pour diagnostiquer l’AM (lire l’encadré, p. 36).
Elle révèle d’emblée une sarcopénie (fonte de la masse musculaire consécutive à l’amaigrissement), un indice de masse corporelle (IMC) significativement bas et, dans les formes sévères, des acrocyanoses (extrémités et articulations bleuies en raison du déficit circulatoire), un lanugo (fin duvet traduisant des carences importantes), des cheveux très fins et cassants, des plaques d’alopécie, des ongles abîmés(4).
Il permet de préciser la rapidité de la perte de poids et met en évidence des préoccupations alimentaires omniprésentes, voire obsessionnelles, une peur intense de prendre du poids, des troubles du schéma corporel, des difficultés ou une incapacité à prendre des repas en compagnie sans jeûne anticipatoire ou sélection alimentaire, une pratique sportive excessive au vu de l’état somatique, des comportements pathologiques ou encore un surinvestissement scolaire ou professionnel.
Une fois le diagnostic confirmé, le calcul de l’IMC (poids en kg divisé par la taille en m2) permet d’établir la sévérité de l’anorexie telle que définie par le DSM-V :
→ AM légère = IMC ≥ 17 kg/m2 ;
→ AM modérée = IMC compris entre 16 et 17 kg/m2 ;
→ AM sévère = IMC compris entre 15 et 16 kg/m2 ;
→ AM extrême = IMC ≤ 15 kg/m2.
Plus l’IMC est bas, plus le niveau de dénutrition (lire l’encadré, p. 37), les retentissements somatiques et la gravité de la maladie sont importants (les décès hors suicide surviennent principalement chez des patientes dont l’IMC est < 10, voire < 11).
Au-dela de l’IMC, le somaticien tient également compte d’autres critères, identifiés au cours du bilan somatique : rapidité d’installation de la perte de poids, présence d’une bradycardie à 35/40 potentiellement associée à une maladie cardiaque préexistante, prise de médicaments antidépresseurs.
« Compte tenu du retentissement systémique de l’AM, la consultation somatique constitue souvent la porte d’entrée des patientes dans le système de santé, explique le Dr Jean-Jacques Leduc, chef de pôle et coresponsable de l’hôpital de jour des TCA de la clinique Saint-Vincent-de-Paul à Lille. Un bilan clinique, biologique et paraclinique (lire l’encadré, p. 38) doit permettre d’établir un état des lieux somatique afin d’orienter les patientes vers les modalités de prise en charge les mieux adaptées. »
L’auscultation cardiaque est prépondérante et révèle fréquemment une bradycardie (ralentissement du rythme cardiaque entre 35 et 40 battements par minute), confirmée par l’électrocardiogramme (ECG), et généralement associée à une hypotension et une hypothermie (36 °C). La bradycardie est un facteur de gravité d’autant plus préoccupant qu’elle est associée à une anémie, une hypotension artérielle, une insuffisance ventilatoire, des anomalies métaboliques (hypokaliémie, hypoglycémie), une maladie cardiaque préexistante(7), voire la consommation de tabac, d’alcool ou de drogue et de certains médicaments(8).
Sur le plan musculosquelettique, la sarcopénie et l’ostéopénie peuvent être à l’origine de fractures par chute mais aussi de fractures de fatigue secondaires à l’hyperactivité physique. Consécutive à la dénutrition, aux carences en protéines, en vitamine D et en œstrogènes, la baisse de la densité osseuse chez l’adolescente est préoccupante, car c’est entre 15 et 25 ans que se constitue le capital osseux(9). Dans les formes d’AM chronique, elle peut être à l’origine d’une ostéoporose à l’âge adulte, justifiant la réalisation d’une ostéodensitométrie. Par ailleurs, en cas de sarcopénie sévère, le mauvais fonctionnement du diaphragme peut être responsable d’une insuffisance ventilatoire(8). L’impotence fonctionnelle qui en résulte peut, au même titre que les fractures, aggraver l’anxiété des patientes.
Les patientes rapportent des brûlures œsophagiennes et des difficultés à digérer liées à l’atonie digestive causée par la mise au repos forcée de l’estomac. En cas d’amaigrissement rapide, il est important de rechercher un syndrome de la pince mésentérique. « Cette complication intervient au niveau de la pince aorto-mésentérique dans laquelle passe le troisième duodénum, précise le Dr Leduc. Suite à l’amaigrissement brutal, la graisse contenue dans la pince diminue, ce qui entraîne une compression au niveau du troisième duodénum et une occlusion haute. Cette compression génère des douleurs abdominales, des ballonnements, des reflux gastro-œsophagiens, une constipation. Ces symptômes, somme toute banals, sont le signe d’une occlusion au niveau du troisième duodénum, objectivée par l’imagerie (scanner abdominopelvien). » L’expression clinique est souvent subaiguë, mais il faut la connaître et la chercher car elle est fréquente dans cette maladie. La fibroscopie montre la présence d’aliments dans l’estomac alors que la personne est à jeun ; une gastroparésie est également fréquente. Par ailleurs, l’examen buccodentaire, souvent négligé, révèle des retentissements stomatologiques (douleurs dentaires, atteinte de l’émail, érosion et déchaussement des dents), une xérostomie (sécheresse de la bouche), une hypertrophie douloureuse des glandes salivaires (mâchoires carrées), liés à l’amaigrissement et au bruxisme et majorés par les conduites de purge(8, 10).
Il peut révéler une pancytopénie (anémie, thrombopénie, leucopénie) due à une dégénérescence graisseuse de la moelle (réversible avec la prise de poids), ainsi que des troubles hydroélectrolytiques (hypokaliémie, hypocalcémie, hyponatrémie, hypophosphorémie). Fréquente, la carence en potassium (hypokaliémie) constitue l’une des complications les plus redoutées de l’AM. Elle est favorisée par l’usage important de laxatifs et les conduites de purge répétées et peut entraîner des crampes, une paralysie musculaire et des anomalies du rythme cardiaque graves, allant jusqu’à la mort par arrêt cardiaque. Cette cause de décès est plus fréquente chez les patientes anorexiques qu’en population générale. Elle s’ajoute au besoin d’expertise cardiologique, et ce d’autant plus que la patiente présente une anémie et/ou est sous traitement antidépresseur, ce qui majore le risque cardiologique(8). L’hyponatrémie est induite par la potomanie (absorption d’eau en grande quantité) et les conduites purgatives. La biologie peut également révéler des carences importantes en minéraux et en oligoéléments (phosphate, zinc…) et une hypoglycémie généralement asymptomatique pouvant atteindre 0,40 g/L(8).
Il est indispensable chez les jeunes filles/femmes pour prendre en charge l’aménorrhée primaire ou secondaire à une atteinte de l’axe hypothalamo-hypophysaire gonadique. Il est également essentiel dans la prévention de l’ostéoporose par la prescription de pilules œstrogéniques permettant de recréer artificiellement des cycles et d’améliorer la captation des minéraux pour les os(4). L’aménorrhée concerne 93 % des patientes à un moment ou à un autre de l’AM(9). Elle est directement corrélée à un IMC bas et disparaît quatre à six mois après le retour à un IMC normal.
« En abordant la maladie sur le plan médical, le somaticien déconnecte les troubles du champ psychiatrique, ce qui facilite l’écoute et l’adhésion des patientes en première intention », explique le Dr Leduc. Pour autant, il va également prendre en compte la présence ou non de comorbidités psychiatriques et le contexte environnemental pour déterminer l’orientation et proposer une prise en charge adaptée.
La proposition de soins se heurte souvent au déni des troubles (lire l’encadré, p. 40), très fréquent dans l’AM, notamment au début de la maladie. Il faut parfois plusieurs consultations pour convaincre les patientes qu’elles doivent se faire soigner. Ces consultations donnent l’occasion de parler de la maladie, d’expliquer qu’elle est un mode d’adaptation comportementale à un mal-être préexistant, de préciser qu’elle peut devenir chronique et entraîner des conséquences potentiellement graves à court et long termes, et de rappeler qu’elle nécessite des soins médicaux et psychiques, voire une hospitalisation si les critères de gravité sont réunis(5). « Ce temps médical permet aux malades de prendre progressivement conscience de leur état et de la légitimité de l’inquiétude qu’il suscite. À terme, il contribue à renforcer l’alliance thérapeutique indispensable au succès du traitement et facilite ensuite la prise en charge psychologique », commente le Dr Leduc.
L’AM peut bénéficier d’une prise en charge dans un service de médecine en hospitalisation complète, dans une unité médico-psychologique des TCA en hospitalisation complète ou en hôpital de jour, voire en ambulatoire dans le cadre d’une prise en charge coordonnée ville-hôpital ou libérale. Le choix du mode de prise en charge est directement corrélé à l’état somatique, au contexte et à l’urgence. « Dans notre établissement, précise le Pr Dodin, une patiente qui présente un IMC inférieur à 13, un ionogramme perturbé associé à une bradycardie (< 40 au repos), une hypoglycémie (< 0,60 g/L) et une hypothermie (< 36 °C) relève d’une hospitalisation en médecine afin d’instaurer une surveillance par télémétrie et de mettre en place la renutrition et les complémentations nécessaires par voie intraveineuse (potassium notamment). En dessous de 11-12 d’IMC, la renutrition est administrée par sonde nasogastrique. Dès que l’IMC remonte entre 13 et 15, la patiente rejoint l’unité médico-psychologique des TCA à temps complet, et à partir d’un IMC à 15, l’hôpital de jour prend le relais. » En cas d’urgence psychiatrique associée à une AM, l’hospitalisation peut d’emblée être réalisée en service de psychiatrie ou de pédo-psychiatrie qui, une fois les soins adéquats mis en place, évaluera la nécessité d’un projet de soins plus centré sur l’AM dans un service approprié, l’unité de prise en charge des TCA restant le lieu d’hospitalisation prioritaire dans ce contexte(5).
Qu’elle soit hospitalière ou ambulatoire, la prise en charge de l’AM est plurielle car elle doit appréhender les trois dimensions, somatique, affective et corporelle, de la maladie. Elle doit être spécialisée, pluridisciplinaire, personnalisée, prolongée (un an au minimum après la rémission) et coordonnée par un acteur de santé référent qui aura pour rôle, entre autres, de mettre en place et d’entretenir l’alliance thérapeutique avec le patient(5). Ne pas rester seul face à ce trouble constitue donc un prérequis, indiquent unanimement les spécialistes. Idéalement, le trio de base doit être constitué du médecin généraliste, du psychologue ou du psychiatre et de la diététicienne, autour desquels vont intervenir ponctuellement ou plus longuement de nombreux acteurs de santé. « La place donnée à l’ambulatoire et aux familles (voir la partie « Savoir faire », p. 44) a également significativement modifié la manière de prendre en charge ces malades, autrefois “mis dans des cocons” et coupés du monde », ajoute le Dr Leduc. Mais ce qui fait plus encore la différence aujourd’hui par rapport à hier, « c’est la conception du traitement qui met en synergie le travail médical, psychique et corporel et propose une offre de soins beaucoup plus large et plus ouverte (fasciathérapie, ergothérapie, danse-thérapie, psychomotricité…) », précise le Pr Dodin.
La prise en charge globale a pour objectif d’atteindre la correction des critères de gravité somatiques, pondéraux, nutritionnels, psychologiques et sociaux. Lorsque la dénutrition met en jeu le pronostic vital, la priorité est donnée au traitement des désordres somatiques (voir la partie « Bilan somatique et investigations complémentaires », p. 36). Pour la plupart des patients, la renutrition constitue le premier objectif et vise l’arrêt de la perte de poids avant d’envisager un gain de poids(5). Dans la phase de reprise, une bonification du poids de 1 kg par mois en ambulatoire semble un objectif mesuré et acceptable. Les objectifs de la prise en charge psychologique sont également adaptés à l’état somatique. En cas de pronostic vital engagé, l’approche psychothérapeutique se limite à du soutien. Dans les autres cas, l’accompagnement psychologique a pour but d’aider le patient à coopérer à sa réhabilitation physique et nutritionnelle, à modifier ses attitudes dysfonctionnelles, à améliorer ses relations sociales et interpersonnelles et à se sentir plus en confiance pour avancer dans la vie(5).
La renutrition peut s’effectuer par voie orale et entérale. Dans les cas particulièrement graves, certains services utilisent la voie parentérale. Par principe, la voie orale est privilégiée même si elle est parfois extrêmement restrictive et nécessite un appoint par voie entérale discontinue ou la prise de compléments alimentaires(4). « Le fait de maintenir l’alimentation orale permet au patient d’être acteur du soin nutritionnel et d’inscrire ce soin dans une dynamique personnelle », explique Flore Danchin, diététicienne dans le service de psychiatrie de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Lille.
La renutrition par voie entérale (NE) par sonde nasogastrique permet de réenclencher le métabolisme énergétique et de rétablir l’ensemble des mécanismes physiologiques. Elle doit être progressive pour éviter le syndrome de renutrition inappropriée (lire l’encadré, p. 41) et assurer une reprise pondérale stable. Elle est associée à la présentation d’un plateau-repas personnalisé par la diététicienne et dont la prise est accompagnée par l’IDE. « L’équipe médicale et la diététicienne font évoluer la NE en fonction de la progression des apports énergétiques journaliers per os et de la reprise pondérale, poursuit Flore Danchin. Au-delà de la réintroduction progressive de l’alimentation orale, l’accompagnement diététique a également pour objectif de restaurer un comportement alimentaire spontané et adapté, ainsi qu’une attitude détendue et souple face à l’alimentation. La diététicienne amène alors le patient à comprendre et analyser ses comportements et ses choix. » L’instauration d’un plateau-repas est essentiel, car il représente un cadre thérapeutique pour ces patients terrorisés par l’idée de se retrouver à table et de devoir se servir dans un plat(11). En début de soin, le plateau-repas est adapté en fonction des réticences, des angoisses et des peurs qu’inspirent les aliments proposés. Progressivement, la relation de confiance aidant, le patient est de plus en plus impliqué dans la constitution du plateau, l’alimentation sur le plateau se diversifie, la sonde est retirée, et le repas thérapeutique peut être pris en compagnie d’autres patients, sur plateau d’abord, puis en se servant soi-même dans des plats, et même au self ou au restaurant.
Afin de couvrir les apports en protéines chez ces patientes dénutries et par ailleurs souvent adeptes d’une alimentation végétarienne ou végan, des compléments alimentaires accompagnent la prise en charge nutritionnelle. « Ils sont particulièrement utiles pour reconstituer la masse musculaire, explique le Pr Dodin. Nous insistons donc sur le fait que l’activité physique requiert des muscles solides et toniques qu’il faut impérativement nourrir en protéines pour les entretenir, car c’est leur seul carburant. Ces compléments leur apportent 400 calories et 20 g de protéines pour 200 mL, soit l’équivalent d’un complément alimentaire par jour au début de la renutrition. » Globalement, les apports énergétiques journaliers atteignent entre 400 et 600 calories dans les premiers temps, ce qui représente pour ces patientes un effort important eu égard aux difficultés liées aux changements de leurs pratiques alimentaires et aux désordres intestinaux (maux de ventre, ballonnements, lourdeur d’estomac…) qu’ils entraînent(4). À raison d’un gain de poids de 200 à 300 g par semaine, la renutrition peut prendre plusieurs mois et doit être accompagnée d’un travail d’éducation et de restructuration cognitive afin d’ancrer le changement de comportement nutritionnel dans la durée.
Ce travail consiste à mettre à plat les connaissances nutritionnelles, les croyances et les rituels mis en place au niveau de la nourriture par la patiente afin de l’amener progressivement à réhabiliter l’alimentation, tant au niveau de son utilité nutritionnelle et vitale que du plaisir (gustatif et social) qu’elle peut procurer. Il nécessite une approche purement diététique conduite parallèlement à la prise en charge psychocorporelle. « La rééducation nutritionnelle est réalisée dans le cadre de consultations individuelles ou à l’occasion des différents ateliers animés par la diététicienne et les IDE autour de thématiques telles que la composition des plateaux, le goût (atelier sensoriel), les repères de portion ou la fabrication du repas (atelier cuisine en cuisine thérapeutique), commente Flore Danchin. Nous travaillons sur certaines notions comme les apports énergétiques et les besoins nutritionnels tout en évitant certains termes (calories, apports caloriques, notamment) inscrits très péjorativement dans leurs repères nutritionnels. Nous leur donnons des moyens pratiques de mesurer les portions (cuillère à soupe, bol, tasse…) en rapport avec leurs besoins nutritionnels. Elles progressent ainsi vers la composition d’une assiette de plus en plus satisfaisante sur le plan nutritionnel (diversifiée et complète) et gustatif. » Une politique des petits pas qui, marche après marche, conduit à restaurer la capacité du patient à se nourrir de manière régulière et régulée en fonction de ses besoins et en réponse adaptée à ses sensations alimentaires.
« Lorsqu’elles sont en mesure d’être suivies en ambulatoire, nous suggérons à nos patientes de prendre en photo ce qu’elles préparent et mangent à la maison, ou encore d’indiquer sur un carnet les contraintes et difficultés rencontrées, la manière dont elles ont réussi ou non à les surmonter et les conditions dans lesquelles elles ont pu se nourrir (seules ou en présence de leurs proches) », indique le Dr Pommereau. Les soignants leur donnent des conseils pour composer elles-mêmes leurs repas, faire leurs courses, adapter leurs apports alimentaires en fonction de leur dépense physique, réintroduire progressivement les aliments exclus de leur alimentation et mettre en place un environnement adapté à la prise des repas. Elles contribuent, conjointement à la prise en charge psychocorporelle, à consolider l’adhésion et la motivation au traitement.
Selon les recommandations de la HAS, « la psychothérapie seule ne peut pas traiter une AM sévère mais doit être associée à la renutrition »(5). « Il n’existe pas à l’heure actuelle un mode psychothérapeutique qui prévaut sur les autres, précise le Dr Pommereau. Ce qui compte, ce n’est pas le choix de la méthode (thérapie brève, psychothérapie dynamique ou d’inspiration analytique, thérapie cognitivo-comportementale, EMDR(12), thérapies systémiques et stratégiques, thérapie familiale…), c’est l’adhésion du patient à la méthode, sa croyance dans le fait qu’elle peut l’aider et l’alliance thérapeutique qui va se construire autour de ce travail. » Il est recommandé que la psychothérapie choisie soit maintenue au moins un an après une amélioration clinique significative(10). « Telle que je la pratique, poursuit le psychiatre, la psychothérapie va travailler à éclaircir le rapport qu’il y a entre le contrôle et les privations alimentaires et les origines, l’histoire et la sexualité de la patiente. » Elle repose sur des entretiens médico-psychologiques individuels et des groupes de parole psychodynamiques qui permettent aux patientes d’évoquer leurs difficultés en groupe et de constater que d’autres partagent exactement les mêmes problèmes, les mêmes obsessions, les mêmes angoisses et qu’elles ne sont pas seules. « Dans ce contexte, tout ce qui fait métaphore est utile. Leur proposer d’investir un corps groupal alors qu’elles sont en difficulté avec leur propre corps va leur permettre d’établir des correspondances qui vont résonner avec ce qu’elles ressentent au niveau des entrées et des sorties dans leur propre corps. Ces correspondances vont ensuite pouvoir être travaillées en psychothérapie individuelle pour élaborer un travail sur le plan psychique, qui va leur permettre d’avancer », conclut le Dr Pommereau.
En l’absence de traitement pharmacologique spécifique, la pharmacopée de l’AM se limite aux traitements (anxiolytiques, antidépresseurs, neuroleptiques) prescrits par les psychiatres pour gérer au cas par cas les comorbidités psychiatriques telles que les troubles anxieux et/ou dépressifs. Il appartient alors au somaticien de surveiller les effets indésirables que ces traitements peuvent avoir sur le plan cardiovasculaire, respiratoire ou métabolique et d’évaluer la pertinence de les maintenir, d’en changer ou de les arrêter, en concertation avec le prescripteur(8).
Élément novateur dans le traitement de l’AM, la prise en charge psychothérapeutique associe désormais les approches à médiation corporelle telles que l’ergothérapie, la sophrologie, la relaxation, la réflexologie, les massages, la psychomotricité, la fasciathérapie (technique d’ostéopathie), la danse-thérapie, et toute forme de contribution susceptible de modifier la relation du patient avec lui-même en s’adressant à son corps. À titre d’exemple, l’ergothérapie va utiliser le reflet de soi dans le miroir pour permettre au patient de reprendre conscience de son enveloppe et de sa surface corporelle, tandis que la danse-thérapie, par l’expression corporelle et la musique, va amener le patient à relier son corps à ses émotions. Progressivement, ces approches corporelles vont renforcer l’estime, l’image et l’affirmation de soi, contribuer à diminuer les distorsions de l’image du corps et restaurer la confiance en soi indispensable à la guérison.
(1) HAS, « Anorexie mentale : prise en charge », document d’information destiné aux familles et aux patients, juin 2010 (consulter le lien bit.ly/2GRgIzE).
(2) Inserm, « Anorexie mentale : un trouble essentiellement féminin, parfois mortel », dossier réalisé en collaboration avecle Dr Nathalie Godart, service de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte, Institut mutualiste Montsouris, unité Inserm 669, juin 2014 (consulter le lien bit.ly/2CAkcA1).
(3) Clinique Saint-Vincent-de-Paul, « Anorexie », extraitdu rapport « Diagnostic et traitement des troubles de conduites alimentaires des adolescents : anorexie mentale et boulimie nerveuse » adopté par l’Académie de médecine lors de sa séance du 19 mars 2002 (consulter le lien bit.ly/2GQnK7H).
(4) Source : entretien avec le Pr Vincent Dodin.
(5) HAS, « Anorexie mentale : prise en charge », recommandations de bonne pratique, juin 2010 (consulterle lien bit.ly/2H9uRYf).
(6) Version 5 du “Diagnostic and Statistical Manualof Mental Disorders” (« Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ») de l’American Psychiatric Association.
(7) Prolapsusvasculaire mitral, syndrome de préexcitation ventriculaire, syndrome de repolarisation précoce…
(8) Source : entretien avec le Dr Jean-Jacques Leduc.
(9) Pr Daniel Rigaud, « Anorexie mentale : généralités », Association Autrement, pour un autre regard sur son poids, 2013 (consulter le lien bit.ly/2tNzrmR).
(10) Collège national universitaire des enseignants d’addictologie (Cunea), « Item 69 - Troubles des conduites alimentaires chez l’adolescent et l’adulte » (consulter le lien bit.ly/2tHTqU7).
(11) Source : entretien avec le Dr Xavier Pommereau.
(12) Eye Movement Desensitization and Reprocessing. Cette modalité thérapeutique prend en compte les mouvements oculaires provoqués par des évocations, et un travail sur les sensationset émotions que provoquent ces évocations. Cela permet de recaler sensationset évocations.
→ IMC < 10 : dénutrition grade 5.
→ IMC entre 10 et 12,9 : dénutrition grade 4.
→ IMC entre 13 et 14,9 : dénutrition grade 3.
→ IMC entre 15 et 16,9 : dénutrition grade 2.
→ IMC entre 17 et 18,4 : dénutrition grade 1.
→ IMC entre 18,5 et 24,9 : état nutritionnel normal.
Source : HAS, définition de l’état nutritionnel d’après l’OMS.
→ Bilan clinique
- Poids, taille, IMC, percentile d’IMC pour l’âge et courbe de croissance pour les enfants et les adolescents.
- Évaluation du stade pubertaire de Tanner chez l’adolescent (recherche d’un retard pubertaire) et recherche d’une aménorrhée (filles) ou d’une dysfonction érectile (garçons) chez les pubères.
- Fréquence cardiaque, tension artérielle, température.
- Signes de déshydratation.
- État cutané et des phanères (dont automutilations), œdèmes, acrosyndrome (trouble vasomoteur des extrémités).
- Examen général à la recherche de complications musculaires, neurologiques et endocriniennes.
- Examen clinique psychiatrique (état thymique, risque suicidaire, comorbidités…).
→ Bilan biologique
- NFS, plaquettes, TP, TCA.
- Ionogramme complet, urée, créatinine, clairance de la créatinine.
- Calcémie, phosphorémie, 25OH-D3.
- Bilan hépatique : ALAT, ASAT, PAL et TP.
- Protidémie, albumine, préalbumine.
- CRP.
- TSH, à discuter si doute sur une hyperthyroïdie.
- Recherche de toxiques dans le sang et urines au moindre doute.
→ Bilan paraclinique
- Électrocardiogramme (trouble du rythme, signe d’hypokaliémie sévère, QT long).
- Ostéodensitométrie osseuse (consensus).
- Impédancemétrie (% de masse grasse).
Source : Collège national universitaire des enseignants d’addictologie (Cunea), « Item 69 - Troubles des conduites alimentaires chez l’adolescent et l’adulte » (consulter le lien bit.ly/2tHTqU7).
Dr Xavier Pommereau, psychiatre, chef du pôle aquitain de l’adolescent au CHU de Bordeaux.
« Le déni fait partie de la maladie et concerne les parents et l’enfant malade. Les parents sont souvent aveuglés par la réussite scolaire de leur enfant, le contrôle qu’il a sur sa vie, sa force de caractère et sa détermination. Ils ne s’aperçoivent que plus tardivement que leur enfant va mal. Celui-ci refuse de se considérer malade, et ce déni persiste après la période de lune de miel jusque tard dans l’évolution de la maladie. Face à cette attitude, il faut dire, nommer et expliquer ce qui se passe, sans alarmer. Le soignant peut tenir le discours suivant à l’adolescente : “C’est mon métier et mon rôle de t’informer avant que les choses deviennent plus compliquées. Je sais que tu n’es pas d’accord avec moi, mais en tant que professionnel (le) de santé, voilà ce que je constate, ce que je sais et ce que je tiens à te dire, sans aucun jugement, dans le cadre du rôle d’assistance à personne en danger qui est le mien.” L’écueil, c’est de se focaliser sur le déni, car on risque de bloquer le dialogue. Mieux vaut dire les choses comme elles sont et ne pas hésiter à demander à parler aux parents : “En tant que professionnel (le) de santé, j’ai besoin de faire part de mon inquiétude te concernant à tes parents, et j’ai besoin que tu me donnes leurs coordonnées pour les en informer…” En général, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces jeunes filles, souvent très “sages” et “obéissantes”, acceptent le “deal”. Dans le cas contraire, ou si le contexte le justifie (dialogue impossible, parents dans le déni par exemple), j’encourage les soignants à contacter le médecin traitant par courrier afin de signaler la situation : “J’ai vu ce jour mademoiselle X qui présente selon moi un TCA de type AM (pour telles et telles raisons, les lister). Je suis très inquiet (ète), car aussi bien elle que son entourage refusent les soins. Je me permets donc de vous en informer et vous remercie par avance de ce que vous pourrez faire pour elle.” S’il le juge nécessaire, le médecin a la possibilité, comme la loi l’y autorise, d’évoquer l’hospitalisation sous contrainte. Il s’agit davantage de faire pression pour déclencher une prise de conscience et une décision partagée, qui peut nécessiter plusieurs rendez-vous afin d’expliquer, de rassurer et de convaincre la patiente de se faire aider. »
Dr Jean-Jacques Leduc, coresponsable de l’hôpital de jour des TCAde la clinique Saint-Vincent-de-Paul à Lille
Cette complication survient lors de l’introduction rapide d’apports énergétiques et glucidiques trop importants. Les patientes anorexiques n’absorbent en moyenne que 400 à 500 calories par jour. Si, brutalement, la renutrition passe à 1 000 calories par jour, elle va entraîner une hypersécrétion d’insuline qui va favoriser le transfert ionique du secteur extracellulaire vers le secteur intracellulaire et provoquer de nombreuses complications métaboliques qui vont retentir sur les fonctions cardiaque, neurologique, respiratoire et musculaire. Ce risque est plus élevé chez les patientes qui ont un IMC très bas ou qui ont eu une très forte diminution de leurs apports énergétiques dans les dix jours précédant leur hospitalisation. Cela est fréquent lorsque l’hospitalisation est programmée, car les patientes anticipent la reprise de poids par une augmentation de leur restriction calorique. Il faut donc limiter les apports à 10 kcal par kilo de poids et par jour au début, et les augmenter progressivement à 20, puis 30 kcal en phase de stabilisation, en assurant une surveillance rapprochée sur le plan ionique (phosphore, potassium, magnésium, calcium, oligoéléments, vitamines et surtout la vitamine B1).