L’envie de s’engager - L'Infirmière Libérale Magazine n° 357 du 01/04/2019 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 357 du 01/04/2019

 

POLITIQUE

DOSSIER

Caroline Coq-Chodorge*   Véronique Hunsinger**   Laure Martin***  

Il n’y a jamais eu autant d’infirmiers et d’infirmières à l’Assemblée nationale. Appartenant tous à la majorité présidentielle, ils sont neuf, dont quatre Idels, dans cette législature. Députés, mais aussi maire ou présidente de conseil départemental : les Idels qui font de la politique disent ne pas avoir été surpris par le mouvement des « Gilets jaunes ».

Dans le film de Lucas Belvaux sorti en 2017, Chez nous, les dirigeants d’un parti extrémiste proposent à une infirmière libérale de devenir candidate aux élections municipales, espérant ainsi tirer profit du capital de sympathie de la profession chez les électeurs. Dans la réalité, les infirmières s’engagent de plus en plus en politique, souvent au niveau local. Et depuis les dernières élections législatives, elles sont neuf (quatre Idels, quatre IDE et une cadre de santé) à avoir été élues dans le sillage de la victoire à la présidentielle d’Emmanuel Macron. Emmanuelle Fontaine-Domeizel est députée La République en marche (LREM) des Alpes-de-Haute-Provence, après avoir été suppléante de Christophe Castaner, devenu ministre de l’Intérieur. « Ma famille a toujours été engagée humainement et politiquement, explique-t-elle. Quand arrive l’âge de raison et qu’on a le temps pour se consacrer à la politique, c’est un devoir de s’engager. J’ai cru pouvoir être uniquement infirmière et satisfaire à cette obligation familiale du prendre soin de l’autre, mais mon ADN m’a rattrapée. » L’engagement de Caroline Fiat, députée de la France insoumise (Meurthe-et-Moselle) et, pour sa part, aide-soignante, relève aussi d’une question d’éducation. « Mes parents étaient syndicalistes, raconte-t-elle. Même avec quarante de fièvre, je devais aller à l’école, mais je ne me suis jamais fait disputer lorsque je faisais de fausses autorisations d’absence pour aller manifester ! » C’est justement au cours d’une manifestation qu’elle découvre, à 16 ans, les Jeunesses communistes. « Je suis entrée en politique de cette manière et j’ai pris ma carte à l’âge de 20 ans, pensant être plus utile dans un parti politique que dans un syndicat où les problématiques ne concernent que le travail. »

Le féminisme

C’est en 2007 qu’Anissa Khedher, infirmière, cadre de santé et députée LREM (Rhône), ressent l’envie de s’engager en politique. « La porte d’entrée a peut-être été le féminisme, explique-t-elle. À cette période, les élections présidentielles opposaient Nicolas Sarkozy à Ségolène Royal. Le programme de cette dernière et le fait qu’elle soit une femme m’ont encouragée à me lancer. » La maire de Bron, sa commune d’origine, est également une femme, ce qui la pousse à devenir conseillère municipale. « La profession de soignant nous permet de développer une capacité d’écoute, d’empathie, de relationnel, et je cherchais cela pour ma ville également », confie-t-elle. C’est lorsqu’Emmanuel Macron présente son projet pour le pays et « sa volonté de rupture avec l’ancienne politique, que je me suis reconnue dans ses valeurs », explique la députée.

De son côté, Anne Blanc, Idel et députée LREM (Aveyron), s’est tournée vers la politique dès 2001. Installée avec sa famille dans une commune rurale, elle n’est pas satisfaite du travail des élus locaux. « Je me suis retrouvée sur une liste électorale avec d’autres citoyens de ma commune, pour contester », explique-t-elle. Du jour au lendemain, elle est élue maire, sans étiquette. « Je ne pensais même pas tenir six ans puis, en 2008, j’ai été élue présidente de la communauté de communes, souligne-t-elle. Je n’ai donc pas repris mon métier d’Idel. » En 2015, elle est sollicitée pour devenir conseillère départementale, avant de rejoindre en 2017 le mouvement d’Emmanuel Macron, considérant que « c’était un moyen de faire changer le monde politique », et devient députée.

Jean-Michel Jacques, député LREM (Morbihan), ancien infirmier militaire, formateur en Ifsi et Idel, n’était rattaché à aucun parti politique. Ce qui ne l’a pas empêché d’être élu maire de Brandérion en 2014.

Approche globale

« En tant que maire, ce qui me plaît, c’est l’approche globale, comme pour les soins infirmiers d’ailleurs ! On peut faire du lien entre les thématiques, mettre en place des synergies, chercher des solutions, cela mobilise les mêmes compétences que les soins infirmiers », explique-t-il. Pendant deux ans, Jean-Michel Jacques ne fait qu’exercer sa fonction de maire, avant de reprendre le métier d’Idel, qu’il ne pratiquera qu’un an avant de devenir le responsable départemental du mouvement En Marche !.

« Notre formation initiale et notre pratique nous permettent d’aborder toutes les réalités car, dans notre métier, nous sommes confrontées aux situations et aux expériences très diverses de nos malades. Ces réalités nous accompagnent aujourd’hui dans notre travail de député », estime aussi Sereine Mauborgne, Idel et députée LREM (Var). Ce lien est tout aussi évident pour Caroline Fiat. C’est d’ailleurs son métier d’aide-soignante qui lui a permis de parvenir au second tour des législatives : « Pendant la campagne, lorsque j’expliquais être aide-soignante et maman de quatre enfants, les passants prenaient mon tract. Leurs difficultés, je les ai connues, donc lorsqu’ils m’en parlent, je ne les regarde pas de haut. Je suis avec les élus et les personnes de ma circonscription comme je suis avec mes patients, dans l’écoute et l’empathie, je cherche à entendre et comprendre la demande. » Une question d’empathie, mais aussi de démarche intellectuelle.

Un apprentissage

« Dans la pratique infirmière, nous devons analyser chaque situation, ses causes, poser des objectifs, mettre en place des moyens pour traiter et ensuite évaluer les résultats, résume Sereine Mauborgne. Nous assumons aussi plus facilement que nos collègues politiques issus d’autres métiers le fait de pouvoir nous tromper, car dans les soins on apprend à se réajuster en permanence. » Être Idel, c’est « entrer pudiquement dans le quotidien des personnes, sans filtre, avec sincérité et honnêteté, rappelle Emmanuelle Fontaine-Domeizel. On ne triche pas quand on est malade, on ne triche pas quand on prend soin ». Être députée, c’est « rester dans cette réalité du quotidien des citoyens et comprendre pour ajuster nos décisions, au plus près des préoccupations des Français, ajoute-t-elle. De plus, je suis membre de la commission des affaires sociales et référente sur la question du Handicap. Ma profession me donne un œil expert et les codes du monde sanitaire et social. Mon métier est un facilitateur pour ma fonction ».

Ce n’est pas pour autant que leur arrivée au sein du Parlement a été de tout repos. « Je suis toujours en apprentissage, reconnaît Anissa Khedher. Mais chaque rencontre, même polémique, apporte une expérience à mobiliser pour l’avenir. » D’ailleurs, son expérience de soignante lui est utile, « surtout pour gérer des situations complexes, tendues ou violentes, indique-t-elle. Cela permet d’être plus à l’aise. Les gens n’attendent pas toujours qu’on leur apporte une solution, ils veulent surtout de l’écoute. Et en tant qu’infirmière et cadre de santé, c’est ce que nous faisons au quotidien avec les patients ». Et de poursuivre : « C’est la résilience. Cela me permet d’avoir du recul et de ne pas prendre les attaques de façon personnelle. Les techniques d’entretien sont similaires à celles des entretiens infirmier s. »

Savoir s’entourer

Comme tous les députés débutants, les infirmiers ont dû apprendre à bien s’entourer. « Les textes de loi sont illisibles au premier abord, note Sereine Mauborgne. Ils sont remplis de renvois à des textes précédents et aux différents codes de la santé publique ou de la Sécurité sociale. C’est une gymnastique à laquelle il faut s’habituer. Mais surtout, nous avons des assistants parlementaires qui ont été formés pour cela et qui savent traduire nos propositions en propositions d’amendements. » « Le travail législatif, je l’ai appris et je l’apprends encore sur le tas, renchérit Caroline Fiat. Mes collaborateurs ne sont pas fictifs. Ils me font des fiches type “pour les nuls”, car je n’ai pas le vocabulaire techno-politique, et je ne tiens pas à l’avoir afin de pouvoir expliquer les choses avec des mots simples. »

« Bac -2 »

Pendant une longue période, la députée s’est sentie illégitime, déjà parce « qu’il n’était pas prévu que je sois candidate et encore moins que je gagne, mais aussi parce que longtemps, dans l’hémicycle, j’ai eu le surnom de “bac -2”. Je ne pensais pas qu’il y aurait cette lutte des classes. Mais aujourd’hui, je remets les autres députés à leur place et je leur prouve qu’il ne faut pas nécessairement avoir fait de grandes études pour être député, mais plutôt avoir connu la vraie vie ».

Se donner du temps

Apprendre les codes, observer, se renseigner, c’est ce qu’a fait Anne Blanc en arrivant à l’Assemblée nationale. Elle évalue à environ un an le temps nécessaire pour appréhender la dimension du travail parlementaire. Idem pour Jean-Michel Jacques, qui reconnaît s’adapter en permanence. « Quand on prend le temps d’observer, d’analyser, on peut s’autoformer et progresser pour être efficace rapidement », estime-t-il.

Face au mouvement des « Gilets jaunes », Caroline Fiat considère être dans une position compliquée, car « si je n’avais pas été élue, j’aurais été “Gilet jaune”, je partage leurs revendications. Mais je n’aurais pas apprécié qu’un député se pointe sur un rond-point. La seule fois où j’y suis allée, cela s’est d’ailleurs mal passé, mais je leur ai expliqué qu’ils avaient mon soutien ». Anne Blanc s’est elle aussi rendue sur les ronds-points et reçoit les « Gilets jaunes » en circonscription. « Je les écoute, on discute, mais il y a une telle diversité dans les revendications qu’on ne peut pas avoir la même réponse pour tous. » Elle a voté la loi anticasseurs, car « [je] pense que la liberté des uns s’arrête quand elle atteint celle des autres ». Même argument pour Jean-Michel Jacques, qui a été « très touché par le fait que certains “Gilets jaunes” critiquent sans retenue les députés alors qu’on fait près de quatre-vingts heures par semaine au service des concitoyens. Je les ai reçus dans ma permanence, je leur ai expliqué mon parcours, je suis allé à leur rencontre et je me suis rendu compte que seule une minorité était aussi incisive, tandis que la majorité souhaitait juste exprimer ses revendications ».

La violence de l’accusation

De son côté, Anissa Khedher regrette que le mouvement et les revendications « aient été noyés dans l’expression d’une haine ayant conduit à des violences et à des dégradations. Il n’y a pas eu de manifestation ou de dégradation dans ma circonscription, mais j’ai quand même rencontré des personnes qui ne se disent pas vraiment “Gilets jaunes” mais qui voulaient être reçues pour faire part de revendications », dit-elle. Sereine Mauborgne a aussi participé à plusieurs grands débats dans sa circonscription, organisés par des maires ou des associations, où étaient présents des « Gilets jaunes » mais aussi des personnes qui ne se reconnaissaient pas dans cette révolte. « Le mouvement des “Gilets jaunes” ne m’a pas totalement étonnée, raconte-t-elle. En revanche, j’ai été surprise par la violence de l’accusation, par le terme “hors sol”, car c’est justement la prise en compte des situations sociales vécues et décrites par les “Gilets jaunes” qui m’a poussée à faire de la politique. » La politique, contrairement au métier de soignant, c’est aussi apprendre à faire face à la critique, juste ou injuste.

Olivier Lartigaud, Idel et maire adjoint de Montbeugny (Rhône-Alpes), non encarté, tendance droite

« J’aime réfléchir pour la collectivité »

« Il y a une dizaine d’années, le maire de la commune m’a demandé si je voulais faire partie de sa liste pour les prochaines élections municipales.

J’ai rapidement accepté, d’abord parce que j’ai trouvé cela flatteur, mais aussi parce que j’avais envie de découvrir un nouveau milieu. Pendant ce mandat, durant lequel j’ai été conseiller municipal, j’ai découvert les connexions existant entre les communes, les ascenseurs et renvois d’ascenseurs. Pour le mandat suivant, le maire m’a proposé de devenir son adjoint, principalement aux travaux, à la voirie et à l’urbanisme. Cet échelon m’a fait prendre conscience que le maire possède vraiment les pleins pouvoirs, et être à son contact m’a permis d’avoir beaucoup plus d’informations sur les dossiers. J’aime réfléchir pour la collectivité, avoir des projets, des idées, les mettre en œuvre pour améliorer la vie commune. Forcément, il y a des interactions avec mon métier d’Idel. Depuis que je suis élu, je sollicite davantage l’avis de mes confrères pour les prises de décision au cabinet, je trace moins ma route avec des œillères. Le rôle d’élu est d’être à l’écoute de la population, dans l’empathie, de faire en sorte que chaque décision prise le soit pour le bien de la population. Dans le soin, c’est la même chose. »

DES INFIRMIÈRES SOUDÉES S’APPRÊTENT À VOTER LA LOI SANTÉ

Ils ont déjà eu à examiner deux budgets de la Sécu. Mais ce projet de loi sur l’organisation et la transformation du système de santé présenté par Agnès Buzyn, c’est un peu leur vraie plongée dans le grand bain de la politique parlementaire. Une semaine avant l’examen du texte en commission des affaires sociales, les neuf infirmiers députés ont décidé de se réunir pour accorder leurs violons et passer le projet de loi en revue pendant presque quatre heures. Ainsi, tous les amendements portés par un des députés infirmiers ont été cosignés par tous les autres. Ces parlementaires se sont aussi partagés le travail pour auditionner des représentants de la profession infirmière, notamment ordinaux et syndicaux. Au total, une cinquantaine d’amendements ont été déposés. Sereine Mauborgne, députée Idel LREM (Var), a défendu en particulier la possibilité pour les Idels de rédiger des certificats de décès à domicile. Une proposition typique de sa connaissance du terrain. « C’est dur pour les familles endeuillées de devoir garder un corps à domicile, parfois jusqu’à quarante-huit heures dans les zones rurales, faute d’un médecin disponible », souligne-t-elle.

Autre amendement très concret : la possibilité, pour une Idel, de prescrire du sérum physiologique hors pansement, voire des antiseptiques. « Le rôle des infirmières est essentiel dans l’organisation des soins, et nos compétences professionnelles doivent être valorisées et reconnues », souligne Emmanuelle Fontaine-Domeizel, députée Idel LREM (Alpes-de-Haute-Provence). Ainsi, des amendement sont aussi été proposés sur la recertification des pratiques, la reconnaissance d’une consultation infirmière de premier recours pour les Idels, ainsi que d’une consultation spécifique pour les Idels titulaires du DU « plaies et cicatrisation », ou encore la possibilité, pour une Idel, de programmer les soins liés au traitement local des plaies chroniques jusqu’à guérison, sur prescription médicale annuelle et en coordination avec le médecin traitant. Certains de ces amendements sont des amendements « d’appel », reconnaissent les députées infirmières. Autrement dit, ils visent à lancer le débat. Pas question pour autant de devenir un « lobby infirmier », à l’instar du puissant lobby médical qui a régné pendant des décennies au Palais-Bourbon. « Une députée n’est pas corporatiste ou lobbyiste, c’est une représentante du peuple », réfute Emmanuelle Fontaine-Domeizel. « Ce serait totalement contre-productif de nous comporter en super-lobbyistes, abonde Sereine Mauborgne. En revanche, nous voulons porter les spécificités de notre métier pour peser dans ce projet de loi, dont le principal objectif est d’augmenter le temps médical pour les patients. »

Entretien avec… Valérie Simonet, présidente (Les Républicains) du conseil départemental de la Creuse depuis avril 2015 (lire son portrait dans L’Infirmière libérale magazine n° 318 d’octobre 2015)

« On a beaucoup éloigné ceux qui décident des citoyens »

Regrettez-vous votre ancien métier d’Idel ?

→ En réalité, je n’ai pas complètement arrêté mon exercice ! Mon dernier remplacement dans mon ancien cabinet date de la semaine avant le nouvel an. Quand j’ai décidé de cesser mon activité en 2015 pour me consacrer à la présidence du conseil départemental, la CPAM m’a expliqué que si jamais je voulais reprendre à la fin de mon mandat, en 2021, je risquais de devoir repartir de zéro et recommencer par deux ans d’exercice hospitalier. Pour pouvoir se réinstaller en libéral, il faut en effet avoir exercé pendant les six années précédentes au moins deux années, sans condition cependant de durée ou de nombre d’actes.

Qu’est-ce que vous apportent ces petits retours à la vie d’Idel ?

→ Cela me permet de retrouver des patients que je suivais depuis longtemps et que j’avais un peu l’impression d’avoir « abandonnés ».Et puis cela permet surtout de se confronter aux réalités et de vérifier que les politiques que l’on mène portent leurs fruits. Je pense par exemple aux actions du département pour l’amélioration de l’habitat des personnes âgées dépendantes.

Vos anciens patients vous parlent-ils encore franchement ?

→ Oui, bien sûr. Je suivais beaucoup de patients très âgés et j’étais installée dans une zone très rurale. Quand je reviens, ils me disent : « On est très content de retrouver notre petite Valérie, on vous voit souvent dans le journal mais on préfère vous voir en vrai. » Il y aune réelle bienveillance autour de notre profession, et les gens nous font facilement confiance en tant que politique, car ils nous faisaient confiance en tant qu’infirmière.

Avez-vous été surprise par le mouvement des « Gilets jaunes » ?

→ Non, pas du tout. Un des déclencheurs du mouvement a été l’abaissement de la vitesse à 80 km/h. C’est typiquement une décision qui a été prise par l’État sans concertation avec les collectivités territoriales. Dans notre département, nous avons beaucoup investi sur l’élargissement et la mise en sécurité de nos routes. En tant qu’Idel, je les ai beaucoup parcourues ! L’État n’a pas voulu nous entendre. Du coup, un peu irritée, j’ai dit que l’État n’avait qu’à changer les panneaux de signalisation lui-même. Les habitants m’ont soutenue, mais j’ai surtout compris qu’il se passait d’autres choses derrière. Dans nos territoires, les gens s’interrogent beaucoup sur l’attention qui est portée à la ruralité. Il y a eu les fusions de cantons, la création des grandes régions, l’interdiction du cumul des mandats. On a beaucoup éloigné ceux qui décident des citoyens.

Quel bilan à mi-parcours faites-vous de votre mandat ?

→ Je suis fière d’avoir réussi à redresser les finances du département. Ce qui fait qu’aujourd’hui, nous pouvons investir, en particulier pour apporter la fibre, qui est un facteur de modernité pour les entreprises et aussi pour les médecins, parce que cela va permettre d’améliorer l’accès à la télémédecine.

Dans le champ de la santé, qu’avez-vous réalisé, en particulier pour lutter contre les déserts médicaux ? Plusieurs conseils départementaux sont en train de créer des centres de santé départementaux…

→ Oui, je me suis d’ailleurs récemment fâchée avec mon collègue, président du conseil départemental de la Corrèze, qui crée des centres de santé pour salarier des médecins et qui s’adresse aux médecins libéraux de mon département, la Creuse. Si les départements commencent à se faire concurrence, on ne va pas s’en sortir. Nous, les collectivités, sommes acculées par la population à trouver des solutions pour faire venir des médecins, quand bien même nous n’avons pas toujours les moyens, notamment financiers, de répondre à ce problème.

Quelle est la solution ?

→ J’ai été reçue en février à l’Élysée avec les autres présidents de conseils départementaux, et j’ai vu Agnès Buzyn à cette occasion. Je lui ai rappelé que les infirmières libérales présentes sur tout le territoire constituent une partie cruciale de la réponse à la problématique de l’accès aux soins. Elles pourraient tout à fait être formées à la réalisation de préconsultations comme dans les pays anglo-saxons. Elle a écouté, mais n’a pas répondu.

Mobilisés sur les réseaux sociaux

En rupture avec les modes de représentation et de mobilisation traditionnels, de nombreuses infirmières et infirmiers trouvent une autre forme d’engagement sur les réseaux sociaux. La proximité est forte avec les « Gilets jaunes ».

Les manifestations nationales, les mouvements de grève locaux se succèdent, mais ne suffisent pas à éteindre la colère des infirmières et infirmiers puisque, sur le terrain, rien ne change ou presque. Sur les réseaux sociaux, la révolte gronde, comme sur la page Facebook « Infirmiers en colère », suivie par plus de 11 000 personnes. S’y succèdent les témoignages d’infirmières, indignées par leurs conditions de travail et la gouvernance du système de santé. Le ton est corrosif, et même agressif avec le monde politique. Depuis l’automne, les « Infirmiers en colère » relaient les mobilisations des « Gilets jaunes ». Ils affichent même sur leur compte Twitter le ruban jaune qui signe l’adhésion à ce mouvement social inédit. Pierre, infirmier à la Réunion, est l’un des administrateurs de cette page, aux côtés d’une dizaine d’infirmiers, dont deux libéraux. « Nous l’avons créée il y a sept ans, raconte-t-il. À l’origine, nous sommes une bande d’amis en colère contre la vente à la découpe du système de santé. Nous nous sommes immédiatement reconnus dans le mouvement des “Gilets jaunes”. » Ils partagent avec ces derniers une même révolte contre les modes de représentation traditionnels : « Il ne faut pas compter sur les syndicats, qui ont d’autres chats à fouetter, l’Ordre, toujours aussi décrié et illégitime, les associations infirmières, trop spécialisées. Les infirmiers sont divisés entre salariés et libéraux, chacun prêche pour sa paroisse. Il faut qu’ils se prennent enfin en charge, comme en 1988 [lors de la grève nationale des infirmières menée par une « coordination infirmière », ndlr] »

Mélanie Dejongh est une autre infirmière très active sur les réseaux sociaux, après un engagement syndical qui l’a déçue : « Je ne paie plus ma cotisation, la réponse n’est pas à la hauteur. Quand une grève est organisée, nous sommes réquisitionnés, nous nous contentons de porter un badge avec inscrit “en grève”.

Les jeunes infirmières, toutes en CDD, finissent par croire que les effectifs minimums sont des effectifs normaux. Nous, on alerte sur le danger pour les patients. Mais c’est vraiment difficile de se faire entendre. Les réseaux sociaux restent la meilleure manière d’alerter la population sur la dégradation des conditions de travail. »

C’est aussi le sentiment de Sylviane Reininger, infirmière à la retraite depuis peu, qui navigue aussi beaucoup sur les pages Facebook dédiées aux infirmières, car elle s’y « retrouve ».Au cours de sa carrière, elle s’est engagée à plusieurs reprises dans les mobilisations infirmières, en vain : « Avec le recours aux intérimaires et aux CDD, les équipes se sont défaites. À la fin de ma carrière, je me suis retrouvée à faire des gardes toute seule, à rentrer chez moi avec la boule au ventre en me demandant si je n’avais pas fait d’erreur. J’ai aussi travaillé comme libérale : la course aux actes pour gagner sa vie n’est pas satisfaisante. » Sylviane Reininger perçoit 1 600 euros nets de retraite : « Après quarante-deux ans et demi de carrière sans interruption, c’est une faible reconnaissance de mon travail. » Elle s’est reconnue dans les « Gilets jaunes »et a fréquenté les ronds-points : « J’y ai rencontré des personnes très intéressantes, et quelques soignants. Mais depuis peu, je vois arriver les quenelles de Dieudonné. Ces gens viennent de nulle part. »

Malgré les convergences évidentes, les infirmières n’ont pas massivement enfilé le gilet jaune. « On nous le reproche, admet Pierre, l’administrateur de la page des « Infirmiers en colère ». Mais nous travaillons un week-end sur deux. Et la brutalité du mouvement a freiné pas mal de monde. » L’action de ces infirmiers mobilisés sur les réseaux sociaux est ailleurs et cible le monde politique. Les « Infirmiers en colère »ont organisé de véritables campagnes sur les réseaux sociaux contre François Fillon à la dernière présidentielle ou Marisol Touraine aux législatives : « Nous avons un savoir-faire, raconte Pierre. Nous sommes capables de mobiliser 150 à 200 personnes très vite. Marisol Touraine nous a pourri la vie pendant cinq ans, nous lui avons pourri sa campagne sur les réseaux sociaux, en travaillant localement, dans sa circonscription. » Agnès Buzyn est d’ores et déjà prévenue : « Si elle se présente aux européennes, on lui fera la même chose. »

« Prenons les places qui nous sont offertes ! »

L’Ordre infirmier a lancé à Orléans le premier forum régional de la Grande Consultation infirmière. Les infirmières veulent s’affirmer dans le débat public.

« Faut-il jaunir nos blouses blanches ? » À Orléans, jeudi 21 mars, la présidente du conseil régional infirmier, Sonia Ferré, a ainsi introduit le premier forum régional de la Grande Consultation infirmière. Les bancs de l’hémicycle du conseil régional étaient remplis. Une centaine d’infirmières et d’infirmiers, de tous âges et de tous exercices, se sont exprimés sur leurs conditions d’exercice, avec passion, et colère parfois.

« Nous voulons décrire précisément ce que nous faisons, pour faire évoluer notre cadre d’exercice », a expliqué le président de l’Ordre national, Patrick Chamboredon. L’Ordre compte recueillir toute l’année, à travers quinze forums régionaux et une consultation en ligne, des témoignages et des revendications qui seront retranscrits dans un livre blanc à la fin de l’année. L’objectif de l’Ordre est d’obtenir « un élargissement du champ de compétences des infirmiers, un assouplissement de leur cadre d’exercice et plus de coordination avec les autres professionnels de santé ».

Les débatteurs n’ont pas été tendres avec eux-mêmes. Une infirmière à la retraite a ainsi lancé à ses confrères : « On ne peut pas se contenter de râler, de critiquer. Il faut se mettre en avant ! Les médecins obtiennent beaucoup de choses, pas parce qu’ils sont médecins, mais parce qu’ils sont combatifs. La reconnaissance de la profession passe par l’action, une réaction, de la passion. »

Patrick Chamboredon a rappelé la force de la profession infirmière : « Nous sommes 700 000, il faut enfin en prendre conscience ! À l’Assemblée nationale, il y a une cinquantaine de médecins, et seulement neuf infirmières. La profession est divisée. Nous n’avons que 275 000 inscrits à l’Ordre. Nous avons des difficultés à discuter avec les syndicats. Il n’y a pas beaucoup d’adhérents infirmiers dans les syndicats de salariés. La profession doit mieux s’organiser pour mieux se défendre. »« Il faut prendre les places qui nous sont offertes, il faut changer de logique », a encore plaidé une Idel qui a participé à la création d’une maison de santé pluriprofessionnelle et est devenue vice-présidente de sa communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS). Elle regrette que « beaucoup d’infirmières ne sachent toujours pas ce qu’est une CPTS ». Une autre Idel qui a longtemps exercé en milieu rural a reconnu qu’elle n’a longtemps été « au courant de rien. C’est difficile d’être combatif dans ces conditions ».

Une autre libérale a souligné que « l’exercice solitaire, chacune dans son coin, c’est terminé ».

La discussion a abordé cinq thèmes proposés par l’Ordre : consultation et examen clinique, prescription, soins, prévention et éducation pour la santé, statuts et reconnaissance de la profession. Le constat est largement partagé : les infirmières dépassent très souvent leur cadre d’exercice, qui doit évoluer. Plusieurs Idels ont souhaité la création d’une véritable consultation infirmière, par exemple pour un sevrage tabagique ou pour prendre en charge des soins non programmés, sous la supervision d’un médecin, dans une maison de santé. Elles ont souligné que toutes ces innovations et expérimentations se font « sans rémunération » et « sans cadre juridique ».

Patrick Chamboredon a expliqué que la création d’une consultation infirmière avait été longuement discutée dans le cadre du décret sur les pratiques avancées, mais que les médecins s’y étaient opposés : « C’est un tabou. » Les infirmières ont encore regretté de ne pas pouvoir prescrire un antalgique, du sérum physiologique, des bas de contention…

Preuve du gouffre qui sépare encore la pratique d’un cadre réglementaire « étouffant » : un Idel titulaire d’un diplôme universitaire « plaies et cicatrisation » a expliqué « qu’aucun médecin généraliste ne prescrit de pansements, de doppler ou d’analyse de sang sans demander [mon] avis. Cette autonomie n’est pas reconnue ».

Une infirmière québécoise exerçant à l’hôpital d’Orléans a fait part de son « choc » lorsqu’elle a découvert que les vaccins étaient une prescription médicale : « C’est un acte infirmier au Québec. » Les compétences socles des infirmières y sont plus étendues, les infirmières de pratiques avancées y existent depuis les années 1990, il y a des docteurs en sciences infirmières. « Plus nous aurons d’autonomie, plus nous serons combatifs, a-t-elle expliqué. Pour y arriver, nous avons besoin d’un Ordre fort. Au Québec, il est puissant, central. »

Caroline Coq-Chodorge