Jeux vidéo / Pathologie mentale
CAHIER DE FORMATION
Point sur
Marie Fuks* Dr Céline Bonnaire**
*docteur en psychologie spécialisée dans la prise en charge des troubles de l’usage des jeux vidéo au sein de la consultation jeunes consommateurs (CJC) du centre Pierre-Nicole (Croix-Rouge française, Paris)
Confrontées à des parents inquiets concernant la place occupée par les jeux vidéo dans la vie de leurs enfants, les Idels font partie des professionnels de santé de premier recours pour repérer les manifestations d’un usage problématique justifiant d’orienter la famille et le jeune vers une consultation spécialisée.
Récente (juin 2018), la reconnaissance du trouble de l’usage des jeux vidéo (gaming disorder) comme pathologie mentale par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) doit encourager les soignants à mieux connaître ce trouble et à savoir discerner l’usage problématique de l’usage récréatif sans dommages, voire bénéfique pour le développement de l’adolescent (lire l’encadré). « Il est important de faire la différence et de ne pas diaboliser une activité ludique, contemporaine et qui comporte des bienfaits, dès lors qu’elle est pratiquée avec modération et encadrée par les parents », précise le Dr Bonnaire, psychologue spécialisée dans la prise en charge des troubles de l’usage des jeux vidéo, au sein de la consultation jeunes consommateurs (CJC) du centre Pierre-Nicole (Croix-Rouge française, Paris).
Une revue de littérature récente des études épidémiologiques montre que la prévalence du trouble de l’usage des jeux vidéo varie de 0,7 % à 27,5 % et qu’elle est plus élevée chez les adolescents (1). Repérer ce trouble suppose de connaître les critères qui permettent de définir comme problématique la pratique du jeu vidéo. Validés dans la dernière version de la classification internationale des maladies (CIM-11) de l’OMS, ces critères sont très proches de ceux de l’addiction au sens large. Ils reposent principalement sur :
→ la perte du contrôle de l’usage ;
→ le fait de mettre à mal son existence au profit du jeu ;
→ le fait de continuer à jouer malgré les conséquences négatives de l’usage.
Ces critères se traduisent au quotidien par des comportements caractéristiques que l’Idel peut identifier et qui se manifestent notamment par :
→ un moindre investissement, voire un réel désinvestissement des activités que l’enfant ou l’adolescent avait coutume d’investir (scolarité, activité sportive, activité artistique, sortie entre amis…) ;
→ un état de frustration majeur, qui se traduit par une réaction émotionnelle et comportementale démesurée lorsqu’une contrainte extérieure impose d’arrêter le jeu ;
→ l’inversion du rythme veille-sommeil, entraînant des difficultés à se lever, des retards, voire des absences à l’origine d’une baisse des résultats scolaires.
Ces signes sont plus ou moins intenses et graves selon que l’on se trouve face à un trouble de l’usage débutant (« joueur hypothéquant son avenir »), modéré (« joueur problématique ») ou sévère (« joueur en repli »).
Ils sont généralement observés chez des jeunes timides, plutôt introvertis, parfois même anxieux sociaux, mal à l’aise dans les relations interpersonnelles et n’ayant pas beaucoup de copains, alors qu’à cette période de la vie, le besoin de relation est particulièrement prégnant. « En fait, le joueur satisfait son besoin de relation à travers le jeu vidéo et plus particulièrement grâce aux MMO (massively multiplayer online ou “jeux en ligne massivement multijoueurs”), qui constituent le type de jeux le plus souvent impliqué dans les usages problématiques, précise le Dr Bonnaire. Derrière l’écran, le joueur peut être en relation avec l’autre ou les autres, et ce de manière totalement protégée puisqu’il peut se faire passer pour ce qu’il n’est pas, montrer une forme de confiance en soi qu’il n’a pas nécessairement, s’affilier autour d’un élément commun et d’un plaisir commun, le jeu, et s’extraire avec facilité de la relation en un seul “clic”, ce qu’il ne peut pas faire dans la réalité. De plus, il bénéficie d’une reconnaissance par ses pairs pour ses performances de jeu. »
À partir de ces éléments de connaissance, lorsqu’elle suspecte un usage problématique, l’Idel peut utiliser l’échelle de Lemmens, ou Game Addiction Scale (GAS), pour évaluer de manière plus objective la saillance (envahissement de la vie par le jeu), la tolérance, la modification de l’humeur, le manque, la rechute, les conflits et les problèmes associés caractéristiques des troubles addictifs(2). Cet outil comporte sept questions appelant une réponse de « jamais » à « très souvent ». Un trouble de l’usage peut être repéré si le joueur répond « parfois », « souvent » ou « très souvent » à au moins quatre questions, ce qui implique d’orienter la famille vers une CJC spécialisée dans la prise en charge de ces troubles. Celle-ci relève pour les adolescents d’une prise en charge familiale qui dure en moyenne six mois. Au sein de la CJC du centre Pierre-Nicole, les équipes pratiquent la thérapie familiale multidimensionnelle, qui a montré son efficacité dans les conduites addictives. Dans les situations les plus extrêmes, une hospitalisation peut s’avérer nécessaire, dans une structure appelée « soins études » permettant de maintenir la scolarité durant le traitement.
(1) Satoko Mihara, Susumu Higuchi, « Cross-sectionaland longitudinal epidemiological studies of Internet gaming disorder: a systematic review of the literature », Psychiatry and Clinical Neurosciences 2017;71(7):425-444.
(2) Cet outil de repérage est décrit sur le site de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) (consulter le lien bit.ly/2ZvHMKH)
« Ainsi qu’en attestent des études scientifiques, les jeux vidéo sont bénéfiques au développement, notamment aux processus cognitifs des joueurs qui en ont un usage régulé. Ne serait-ce que parce que jouer participe au bon développement de l’enfant et de l’adolescent et que c’est plutôt le fait de ne pas jouer qui serait inquiétant et problématique. L’activité ludique et le fait d’éprouver du plaisir à la pratiquer est un signe de bonne santé psychique. Lorsqu’il joue à un jeu vidéo qui met en avant la compétition sportive par exemple, l’enfant ou l’adolescent se projette dans une situation qu’il pourrait vivre en tant qu’adulte et acquiert des habiletés quant à la manière de faire face aux enjeux, au succès et à l’échec.
À travers l’identification à son avatar, le joueur explore diverses identités possibles (être un garçon, être une fille), peut être un combattant, un soignant… Il peut jouer de multiples rôles, ce qui lui permet, de manière sécurisante, d’expérimenter différentes facettes de sa personnalité et de répondre un peu mieux à la question « qui je suis ? », fondamentale à l’adolescence. Beaucoup d’études dans le domaine de la psychologie cognitive montrent que les jeux vidéo d’action ont des bénéfices cognitifs, en particulier au niveau de la perception, la cognition spatiale et l’attention. Le joueur régulier de jeux vidéo d’action a ainsi des capacités d’attention plus rapides et plus précises, une résolution spatiale plus élevée dans le traitement visuel et de meilleures capacités de rotation mentale. Il répartit plus efficacement ses ressources attentionnelles et filtre plus efficacement les informations non pertinentes. Ces bénéfices sont réels tant que le joueur a un contrôle externe qui l’aide à avoir une activité de jeu contrôlée, ce qui implique une nécessaire éducation à l’usage des écrans, qui commence par le contrôle parental. Ce contrôle est indispensable tant que le cortex cérébral qui gouverne les fonctions exécutives, donc la capacité à mettre un frein aux comportements potentiellement dangereux, n’est pas arrivé à maturité, soit à l’âge de 25 ans. L’enfant ou l’adolescent a donc besoin d’un adulte qui va l’éduquer à un bon usage des écrans, l’accompagner dans sa découverte et son expérience des jeux vidéo et lui faire intégrer que cette occupation ne se pratique pas à n’importe quel âge, n’importe quand et n’importe comment. » Un message utile que les Idels peuvent relayer auprès des parents afin qu’ils prennent conscience du rôle qu’ils doivent remplir pour assurer un bon usage des jeux vidéo.
L’auteure déclare ne pas avoir de liens d’intérêt.