L'infirmière Libérale Magazine n° 360 du 01/07/2019

 

LA VIE DES AUTRES

AILLEURS

Héloïse Rambert  

Pendant sept mois, cette jeune infirmière italienne a travaillé dans un centre de premiers secours pour migrants. Au contact de destins humains fracassés dont elle ignorait tout auparavant, elle a appris l’écoute et le dialogue.

Rien ne prédestinait Mariagiovanna Piccolo, 27 ans, à prendre soin des victimes de la torture et du déracinement. Même si son pays, l’Italie, et à plus forte raison sa région, la Sicile, ont été en première ligne dans l’accueil de réfugiés. Pourtant, en janvier 2018, quand elle reçoit un appel du directeur du centre de premiers secours pour migrants de Messine, ville du nord-est de la Sicile dont elle est originaire, elle n’hésite pas une seconde. Il cherche des infirmières libérales pour prendre en charge les milliers de réfugiés qui affluent sur les côtes italiennes, secourus par les navires humanitaires européens. « Je n’avais jamais pensé travailler auprès des migrants, admet la jeune femme. Je ne connaissais pas bien la question ».

Des visages et des ventres tailladés

Les souvenirs de son premier jour de travail au centre sont gravés dans sa mémoire. « Je me suis présentée dans cette caserne militaire et, au milieu des douaniers, de la police spéciale et des agents de la préfecture, j’ai vu 600 migrants descendre de bus - des femmes et des hommes, jeunes pour la plupart, des enfants. » Le centre de Messine est conçu pour recevoir 400 personnes. « L’infirmière qui travaillait ce jour-là a fait entrer les migrants en masse dans une salle pour leur administrer un traitement contre la gale. Ils se sont déshabillés devant tout le monde, sans aucune intimité. Ça m’a fait penser à un camp de concentration. » Le lendemain, et les jours suivants, Mariagiovanna revient, persuadée qu’elle est à sa place. Très vite, elle insiste pour changer la façon dont sont reçus les migrants. « Avec le seul médecin qui travaillait avec moi, nous avons créé des compartiments dans la « salle anti-gale« et couvert les fenêtres pour que les patients ne puissent pas être observés de l’extérieur. » Au jour le jour, Mariagiovanna prend en charge des blessures « que l’on ne voit pas dans les hôpitaux [en Italie] ». « Des visages et des ventres tailladés. La gale qui creuse des lésions jusqu’à l’os. Des blessures par armes à feu, des objets contondants encore dans les chairs, des objets introduits dans le conduit auditif. » Pendant plusieurs semaines, elle est la seule infirmière à travailler dans le centre. Mobilisable 24 heures sur 24, suspendue à l’arrivée incessante des bateaux. « Quelquefois, nous n’avions même pas le temps d’évacuer les lieux que des centaines de nouvelles personnes affluaient, explique la jeune femme. Il m’arrivait de demeurer plus de 35 heures d’affilée au centre, où je pouvais me laver et me reposer. » Les migrants restent avec Mariagiovanna quelques jours, avant d’être envoyés dans des “hot spots” ou d’être expulsés.

Apprendre à gérer ses émotions

Après le tourbillon du jour du débarquement, dédié au soin, le calme se fait dans le centre. L’occasion, souvent, pour les migrants, de s’épancher auprès de la jeune infirmière, qui les y encourage. « Ils se rendaient fréquemment à l’infirmerie, avec de petites plaintes, comme une toux. Mais c’était des excuses. » Avec l’aide de l’interprète, Mariagiovanna prête son oreille bienveillante aux histoires individuelles, et à travers les mots et les silences, prend rapidement conscience de l’horreur de ce que ses patients ont eu à affronter, notamment dans les prisons libyennes. Parmi ces histoires poignantes qui disent une « autre réalité » dans laquelle la torture et le viol sont la norme, certaines l’ont particulièrement marquée. « Je me souviens de cet homme de 34 ans, venu du Nigeria, qui, séquestré en Libye pendant des mois, a réussi à fuir alors qu’il allait être exécuté. Ses bourreaux lui ont jeté de l’essence et ont mis le feu à son corps. Brûlé à 70%, il n’avait plus de traits du visage, il ne pouvait même plus fermer les paupières. » Au contact de ces douleurs extrêmes, Mariagiovanna apprend véritablement le dialogue. « Au début, écouter était très dur pour moi. Et quand les émotions devenaient trop fortes, les patients avaient tendance à arrêter de parler. J’ai dû apprendre à gérer toutes ces émotions. » Après quelques semaines, Mariagiovanna est rejointe au centre d’accueil par quatre autres infirmières, même si chacune travaille toujours seule. Recruter n’a pas été chose facile. « Beaucoup d’infirmières refusent de travailler avec cette population. Elles ont peur des maladies et surtout, elles pensent que ce n’est pas un travail digne. » Après sept mois au centre, Mariagiovanna quitte ses fonctions, pour défaut de paiement. Elle travaille depuis en psychiatrie, où elle met à profit ses compétences relationnelles. « J’ai d’ailleurs eu une patiente migrante dans le service », dit-elle. L’arrivée de réfugiés en Italie s’est considérablement réduite, mais la jeune femme continue de travailler comme volontaire auprès d’eux en s’occupant de leur acheminement à l’hôpital, quand c’est nécessaire.

La fin de l’accueil italien

Depuis la décision de Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur italien, de fermer les ports à tous les navires humanitaires, le nombre de migrants qui arrivent en Italie a considérablement diminué, et les centres d’accueil commencent à fermer. Dans un communiqué daté du 12 juin, Médecins sans frontières et SOS Méditerranée estimaient que 1 151 hommes, femmes et enfants avaient péri en mer depuis cette décision. Entre juin 2018, date de la fermeture des ports italiens, et décembre 2018, 904 migrants sont morts ou ont été portés disparus sur un total de 9 940 qui ont débarqué en Italie. Ce chiffre s’élevait à 1 072 sur la même période en 2017 sur un total d’arrivée de 59 151. D’après ces chiffres, le risque pour les migrants de succomber lors de leur traversée a donc fortement augmenté depuis l’année dernière. Matteo Salvini a publié le 13 juin un décret ordonnant aux forces de l’ordre italiennes de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher l’entrée ou le transit du navire Sea-Watch 3 dans les eaux territoriales italiennes.

Elle dit de vous !

Je n’ai jamais rencontré d’infirmière française. D’après ce que j’ai lu dans la presse italienne, elles travaillent énormément et ne sont pas assez payées. Quant au système de santé, je le connais mal. En Italie, nous appréhendons mieux les systèmes allemand et anglais. Pour une raison simple : de nombreuses infirmières italiennes émigrent dans ces pays pour y chercher un emploi. Je ne sais pas si l’Allemagne et l’Angleterre proposent de meilleures conditions de travail que la France, mais, en tout cas, ils font plus de “publicité”. Il y a même des agences qui aident les infirmières italiennes à s’y installer.