L'infirmière Libérale Magazine n° 360 du 01/07/2019

 

POINT(S) DE VUE

INTERVIEW

Adrien Renaud  

Le cannabis thérapeutique devrait pouvoir être utilisé en France à partir de la fin de l’année. Les polémiques sur le sujet semblent se dissiper peu à peu pour laisser place à l’expérimentation et à l’évaluation scientifiques. Le point avec le Pr Nicolas Authier, l’un des experts français les plus impliqués sur le sujet.

On parle de l’introduction du cannabis thérapeutique depuis des années en France. Quand auront lieu les premières expérimentations ?

Nicolas Authier : Le comité d’experts que je préside a rendu fin juin au directeur général de l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, ndlr) un plan d’expérimentation permettant l’instauration d’une phase transitoire : il ne s’agit pas d’une légalisation du cannabis thérapeutique, mais d’une expérimentation. Si ce plan est jugé faisable, et qu’il est financé, il pourra démarrer fin 2019 ou début 2020 avec la formation des professionnels de santé sur le sujet. On peut espérer inclure les premiers patients six mois plus tard.

Quelle forme prendront ces expérimentations ?

N. A. : Il s’agira d’expérimentations en soins courants qui concerneront des patients en échec thérapeutique avec les traitements conventionnels, par exemple dans le domaine de la douleur, mais aussi dans certaines situations de cancérologie, notamment les vomissements ou la perte d’appétit. Les médecins qui prescriront ces traitements se formeront sur la base du volontariat et proposeront à certains de leurs patients un suivi donnant accès à une préparation pharmaceutique à base de cannabis. Nous nous attendons à ce que l’expérimentation touche quelques milliers de patients. Si l’on parvient ensuite à une légalisation, plusieurs dizaines de milliers de patients seront concernés.

N’existe-t-il pas déjà des médicaments à base de cannabis ?

N. A. : Il y en a trois. L’un a une AMM (autorisation de mise sur le marché, ndlr) mais n’est pas commercialisé. Les deux autres ont une ATU (autorisation temporaire d’utilisation, ndlr) et concernent quelques centaines de patients dans les domaines des douleurs neuropathiques centrales et des syndromes épileptiques sévères de l’enfant. Dans ces trois cas, il s’agit de spécialités pharmaceutiques. Dans le cadre de l’expérimentation, nous parlons de “préparations” pharmaceutiques : non soumises à l’AMM mais conservant la même qualité, elles nous permettront d’aller plus vite.

Comment l’expérimentation sera-t-elle évaluée ?

N. A. : Le médecin devra obligatoirement renseigner un registre. C’est à partir de ce registre que l’on pourra savoir si les patients accèdent véritablement à ces traitements et si les professionnels de santé se les approprient. C’est également ce registre qui permettra de faire les premières études bénéfice-risque.

Justement, quels sont les bénéfices attendus pour les patients ?

N. A. : Il s’agit de traitements symptomatiques, et non curatifs. Mais les symptômes en question ont un fort impact sur la qualité de vie des patients : douleurs sévères, etc. L’enjeu est de trouver des solutions nouvelles pour des patients qui sont en souffrance majeure car on n’est plus en mesure de leur proposer des thérapeutiques efficaces.

Sous quelles formes les préparations seront-elles administrées ?

N. A. : Pas sous forme de fumée, même s’il y a possibilité de vaporiser avec des inhalateurs adaptés. On peut également recourir à d’autres formes d’administration à libération plus lente, notamment par voie transmuqueuse ou orale.

Y a-t-il un risque de dépendance ?

N. A. : Oui, forcément. Mais l’objectif n’est pas de rechercher un effet psychoactif marqué, ressenti par le patient. On recherche le soulagement d’un symptôme. Il faudra pour cela travailler pour obtenir une titration permettant d’atteindre une posologie minimale efficace avec un minimum d’effets indésirables. Il y aura des contre-indications. Mais il n’y a pas de raison qu’on ait un risque de dépendance supérieur à celui que présentent d’autres psychotropes comme les anxiolytiques ou des antalgiques comme les opioïdes. Rappelons que le cannabis n’est pas la substance psychoactive la plus addictogène : elle l’est par exemple moins que la nicotine.

Dans quels types de structures ces traitements pourront-ils être proposés ?

N. A. : Principalement dans des structures spécialisées dans la prise en charge des pathologies pour lesquelles il existe une indication : les centres experts sur la sclérose en plaque, les centres d’évaluation et de traitement de la douleur… Les médecins qui travaillent dans ces établissements, mais aussi les autres professionnels comme les infirmiers ou les pharmaciens, devront être formés. On peut notamment imaginer une implication du corps infirmier dans la réévaluation ou l’équilibrage du traitement.

Il s’agirait donc uniquement d’une prise en charge hospitalière ?

N. A. : Pour l’instauration des traitements, probablement. Mais comme il s’agit de prescription de produit stupéfiant, dont la durée ne peut excéder 28 jours, un relai en ville est impératif : la finalité n’est pas de rendre les patients dépendants aux structures hospitalières hyperspécialisées.

Comment les préparations seront-elles fabriquées, alors que la France n’a pas de filière de production du cannabis ?

N. A. : Elles sont déjà produites par des laboratoires étrangers. Nous en avons identifié sept ou huit pour l’expérimentation. Il n’est pas envisageable d’utiliser une production française qui n’aura pas eu le temps de se mettre en place : il faudrait 18 mois avant la mise à disposition des premiers lots.

Pourquoi la France est-elle en retard sur ce sujet, alors que de nombreux exemples étrangers apportent les preuves des bénéfices du cannabis thérapeutique ?

N. A. : Ces preuves existent, mais elles sont légères ou modérées. Par ailleurs, en France, l’approche est encore un peu trop idéologique : inconsciemment ou intentionnellement, certains mélangent les notions de drogue et de médicament. Rappelons que nous sommes l’un des pays où l’on consomme le plus de cannabis récréatif : le cannabis thérapeutique ne va pas amplifier ce marché, qui est déjà saturé. De plus, les produits utilisés dans le domaine médical ne sont pas très intéressants pour ceux qui utilisent le cannabis à des fins récréatives. Reste à convaincre les politiques, mais aussi le corps médical, qui manquent pour l’instant d’informations pour s’investir. Pourquoi le cannabis thérapeutique soulagerait-il les patients en Allemagne, mais n’aurait pas d’intérêt de l’autre côté de la frontière ?

le contexte

Alors que plusieurs pays (l’Allemagne, les Pays-Bas, le Canada…) ont commencé à introduire des préparations à base de cannabis dans leur arsenal thérapeutique, la France reste à la traîne. Les choses commencent néanmoins à bouger, notamment avec la mise en place en 2018 d’un comité scientifique spécialisé temporaire chargé d’évaluer « la pertinence et la faisabilité de la mise à disposition du cannabis thérapeutique en France ». Ce groupe de travail, présidé par le Pr Nicolas Authier, a rendu ses conclusions à l’ANSM fin juin.